L’Homme qui aimait les femmes : Le Sérail érotique et tragique de Brian De Palma


Sept femmes pour un très grand cinéaste (« féminin ») – et non plus six pour l’assassin, comme chez Mario Bava ! – injustement taxé de misogynie…


·         Margot Kidder dans Sœurs de sang (1973)


Le parcours de Margot Kidder pourrait servir d’illustration au précepte de Wilde : « La vie imite l’art ». Celle qui interpréta si brillamment la schizophrénie dans Sisters devait en effet connaître bien plus tard des « troubles bipolaires ». Compagne éphémère du réalisateur et d’un certain Philippe de Broca, la belle et talentueuse actrice canadienne connut aussi quelques tracas pour son opposition à la guerre du Golfe et à l'intervention américaine en Irak (« raccord » avec Redacted, donc). Pour les cinéphiles, elle demeure bien sûr la fiancée mutine et midinette, sous ses allures de garçonne à la mode des années 80, de Superman, nouvel Orphée inversant la rotation terrestre pour ressusciter son Eurydice journaliste. On croisa aussi Margot dans les plaisants Black Christmas et Amityville : La Maison du diable, avant que Rob Zombie ne la ressuscite à son tour en psychiatre de Laurie Strode pour son Halloween II. Dans Sœurs de sang, elle ne fait pas monologuer son vagin (rôle tenu sur scène) mais dialogue avec elle-même, comprendre avec le fantôme de sa moitié disparue : une incarnation au plus près du corps et de l’esprit qui se classe dans les meilleures « performances » de la folie féminine à l'écran, au côté, disons, d'une Catherine Deneuve chez Polanski (Répulsion), d’une Isabelle Adjani chez Żuławski (Possession) ou d'une Asia Argento chez son papa (Le Syndrome de Stendhal)…       

·         Jessica Harper dans Phantom of the Paradise (1974)


Dans ce vrai-faux musical, Jessica Harper ne se « contente » pas de jouer (la comédie) : elle chante aussi, et remarquablement. Formée au Sarah Lawrence College, comme De Palma, elle incarne pour lui un ange déchu, dans une satire de l’industrie du disque perçue à la façon d'une entreprise de prostitution, où le plagiat semble un moindre mal face au risque de perdre son âme (et sa voix/voie), à l’unisson du système hollywoodien, assurément, De Palma « sublimant » ici (pour parler tel un psy) son éviction « wellesienne » de Get to Know Your Rabbit. On la croisera plus tard chez Allen et même Spielberg (Minority Report), mais elle demeure pour l’éternité (cinéphile) liée au diptyque constitué par ce titre et Suspiria, films jumeaux et antagonistes qui racontent l’avènement d'une jeune femme, fille-enfant dont la transformation en adulte se déroule dans un univers chamarré, musical, symboliste. Old Souls, en effet, que ces deux héroïnes héritières des sirènes et des danseuses, qui n'en finissent pas de nous ravir grâce au charme évanescent, enfantin, à la voix rauque, immémoriale, de leur interprète, reconvertie depuis dans la littérature dite de jeunesse (à l’instar d’une certaine Marlène Jobert)...      

·         Sissy Spacek & Nancy Allen dans Carrie au bal du diable (1976)


Découverte par Malick avec La Balade sauvage – après Trash de Paul Morrissey puis un passage par la TV, quand même –, Sissy Spacek incarne à vingt-sept ans (désolé pour la courtoisie !) une lycéenne « à problèmes » ironiquement nommée Carrie White, un patronyme que sa rousseur naturelle et ses règles réelles ou métaphoriques (le fameux seau de sang de porc) vont vite venir contredire. Mais la pureté de ce blanc lui va bien, finalement, s’accorde à sa grâce, à sa beauté fragile : comment ne pas tomber amoureux de cette fille, qui nous emporte dans le cercle vertigineux de son premier (et dernier, hélas) amour, filmée dans sa danse (macabre) avec le trop beau Tommy par un De Palma à 360° ? Après Carrie au bal du diable, pour lequel on la récompensera au festival d’Avoriaz, Sissy nous toucha aussi chez Costa-Gavras ou Rydell, mais il faudra atteindre la « maturité », ainsi que David Lynch, partenaire de longue date de son époux Jack Fisk, pour qu’elle trouve un autre (court) rôle à la hauteur de son talent « à fleur de peau », qui cristallise sa différence et son charme singulier, dans le mélodrame apaisé de Une histoire vraie. Carrie brûle en enfer ? Depuis 1976, on se damne volontiers pour la  rejoindre...        


Nancy Allen partagea, on le sait, quelques années de la vie de Brian (clin d’œil aux Monty Python) et presque autant de ses films. Claustrophobe, à l’image de Jake Scully dans Body Double, elle se souviendra longtemps du tournage de sa noyade en automobile pour Blow Out. On la vit encore chez Spielberg (pin-up en 1941), Verhoeven (maternant le nouveau-né adulte ressuscité de RoboCop) et même Rochant (égarée parmi un nid d’espions déguisés en Patriotes), un peu à la TV, aussi (New York, unité spéciale), avant que la maladie – le cancer, pour employer sans peur ce mot anxiogène – ne l’éloigne des plateaux en lui assignant de nouvelles fonctions. Mais elle déploie évidemment, de façon inoubliable, l’éventail de son talent dans le quatuor Carrie au bal du diable, Home Movies, Pulsions, Blow Out. Sensuelle, sexuelle, sensible, sacrifiée, elle adapte le mythe de « l’éternel féminin », toujours retrouvé par-delà ses métamorphoses, à la modernité américaine de la transition des années 70/80. Femme sûre d'elle-même, de ses charmes, de son pouvoir symbolique, elle en use auprès de mâles (John Travolta, Michael Caine, Keith Gordon) qui s'abandonnent volontiers. Impitoyable harceleuse de la pauvre Carrie, elle prendra sa place dans le final grandiose de Blow Out, qui la voyait assassinée à Philadelphie, « la ville de l'amour fraternel », son cri à la Munch (et à la Janet Leigh) en vain poussé devant une gigantesque bannière étoilée. En fil rouge de ces beaux rôles, qu’elle incarna avec beaucoup de naturel et d’aisance, dans des registres et des tonalités pourtant opposés, une candeur particulière, une douceur, également, qui n’appartiennent qu’à elle et doivent sans doute, pour une large part, à ses traits tout droit sortis d'une toile (ou poème) de Dante Gabriel Rossetti. Les histoires d’amour finissent mal, dit-on, et celle de Nancy & Brian ne survécut pas à l’amertume de l’épilogue des aventures du preneur de son paranoïaque. De Palma, en grand pervers, parachève la cruauté de sa mise à mort par la profanation de son cri, utilisé dans une série Z d’horreur ; mais, en grand romantique obsédé par sa muse, il lui dresse, dans le même mouvement, un cercueil sonore pour hanter longtemps l’oreille – et l’esprit, et le cœur – de son protagoniste perdu, autant que les nôtres, sans l’ombre d’un doute (et dans un deuil hivernal en codicille à Sueurs froides)...   

·         Angie Dickinson dans Pulsions (1980)


Avant de rendre hommage à Hawks dans Scarface, De Palma va « débaucher » pour Pulsions son égérie de Rio Bravo, la superbe Angie Dickinson, afin de prêter ses traits – et seulement eux, puisque la douche inaugurale expose l’anatomie d'une « playmate » (notez le raccord entre son pubis roux et la chevelure naturelle de l'actrice) pour notre satisfaction de voyeurs cinéphiles – à une épouse frustrée, terre à terre (la liste de courses au MoMA, avec la dinde suivie d’un point d’exclamation !) et imprudente dans ses étreintes « de 5 à 7 », mais, pour toutes ces « mauvaises » raisons, très  attachante et terriblement humaine, dont le calvaire en ascenseur nous bouleverse encore trente-cinq ans après. Notons que Liv Ullmann refusa le rôle pour sa violence – que dire alors de celle irriguant les films de Bergman ! – mais Angie releva brillamment le gant (égaré au musée). Celle qui impressionna notamment chez Siegel & Penn, partagea les jours de Burt Bacharach (et quelques nuits de JFK), en composant pour la TV un inoubliable Sergent Anderson, demeure bel et bien, à jamais, l'émouvante et séduisante Kate Miller... 

·         Melanie Griffith & Deborah Shelton dans Body Double (1984)


De Palma choisit-il Melanie Griffith pour son Origine du monde à lui en tant que fille de Tippi Hedren ? Oui et non : l’actrice ne se limite pas à son ascendance (remarquons qu’elle adopta pour sien le nom très « connoté », en langue cinéphile, de son père) mais nous touche, ici et ailleurs, par sa fragilité, par la grâce dont elle nimbe un rôle a priori aussi « sordide » que le milieu auquel il renvoie (mais il faut bien différencier une activité problématique de ceux qui lexercent, souvent intéressants, voire attachants, comme Annette Haven, « figure » de cette industrie rencontrée par le réalisateur). En « réalité » –  et rien, ou presque, à part la mort et l'amour (naissant), ne s’avère réel dans ce jeu de miroirs méta –, l’actrice, justement primée, incarne, malgré ou à cause d'une fesse tatouée de houx et de sa blondeur oxygénée, un ange en enfer (banal et séculier), la promesse non plus d’une rédemption, d’un salut, mais d'un dépassement – du « trauma » de l’enfance, de l’adultère et de la culpabilité d’aujourd'hui. Héroïne fondamentalement bonne (sans jeu de mots salace), honnête, tendre, aussi, elle accompagne Jake vers sa résurrection, assiste à sa sortie littérale du cercueil, qu’elle encourage et fortifie par sa seule présence. De Palma, en pervers impénitent, transforme une (presque) prostituée en source de lumière, en seconde chance à saisir (ou à prendre, pour rester dans le contexte). Ni Marie-Madeleine, ni femme fatale, Holly – dont le « vrai » nom restera aussi inconnu que celui de Madame de Winter dans Rebecca – exorcise les démons de son camarade (de jeu) et tous deux, sans faire la révolution dans un cadre essentiellement prolétarien – industrie des corps, du X au gore, avec des profits faramineux hors de portée des simples exécutants –, parviennent à atteindre une fin « heureuse » qui n’appartient qu’à eux, formant in fine un couple adulte dont le romantisme surgit de l’obscène et de la violence (réelle ou symbolique). Melanie Griffith reviendra chez De Palma pour attiser le feu dévorant Tom Hanks, mais elle demeure, au-delà de sa filmographie à redécouvrir (Ferrara, Demme, Tamahori), cette Holly qui, en plus de se « faire » Hollywood, accoucha d’un homme et conquis le cœur de nombreux admirateurs (dont un certain Antonio Banderas, avant leur divorce)...         


Deborah Shelton interprète ici The Other Woman, pour citer le titre d'une superbe chanson de Nina Simone (reprise, récemment et brillamment, par Lana Del Rey), celle qui ne fait pas la vaisselle, ne file pas ses bas, n’érafle pas ses ongles vernis, toujours impeccable, irréprochable, même au bout d'une course après un voleur ou éventrée par une perceuse phallique traversant le plafond – une pure image, donc, un fantasme, une création de l'esprit (et du corps). De Palma, logiquement, s’en va chercher une Miss qui posa aussi pour Playboy, fusion parfaite de deux représentations féminines à faire hurler les féministes ! « Debbie » (Does Dallas, pour faire référence à un « étalon » des blue movies de cette période), aussi brune que Melanie Griffith paraît blonde, ne s’incarnera que lors d’une mémorable étreinte au bout du tunnel (utérin) dans une réalisation (au double sens du terme) fantasmatique filmée à 360°, qui fit beaucoup rire les cyniques d’Amérique ou d’ailleurs, alors que la scène s'avère poignante par la fugacité de son épiphanie, sa relecture éhontée d’un travelling fusionnel analogue dans Sueurs froides, et durant son terrible – et pourtant drolatique, car excessif, bigger than life – assassinat (source matricielle et ensanglantée d’inspiration pour le Patrick Bateman d’American Psycho) : dépasser les apparences de son corps pour mieux le perdre, leçon funèbre que toutes les autres victimes du cinéaste, celles d’Outrages, du Dahlia noir ou de Redacted, ne cesseront de nous rappeler par la suite...

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