Waterloo : Jusqu’à la garde


Nostalgie nationale ? Fratricide infernal…


Film funèbre, film pacifiste, Waterloo (Sergueï Bondartchouk, 1970) connut un échec économique, qui dut faire cogiter un certain Stanley Kubrick. Néanmoins il mérite d’être redécouvert, pas seulement grâce au tandem d’adversaires solidaires, solitaires, formé par les évocateurs Rod Steiger & Christopher Plummer. En le visionnant en VF, on se surprend presque à penser à Luchino Visconti, autre amateur de zooms émétiques, de bal symbolique, puisque cette superproduction de destruction évoque, dès le début, l’ambiance sinistre du dépressif Ludwig ou le Crépuscule des dieux (Visconti, 1973), dont le régulier Armando Nannuzzi dirigera idem la photographie. L’opus cosmopolite, mélancolique, s’inscrit aussi au sein du western classé révisionniste des années 70, il ne manie le manichéisme, il préfère la défaite à la conquête, il déploie le désespoir au lieu de la gloire. Reconstitution artistique, authentique, disons donc fidèlement infidèle, d’une période particulière, familière, il illustre en sus une phrase fameuse de Paul Valéry : « La guerre, un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas. » Si le Fabrice complice de La Chartreuse de Parme, écrit par un sarcastique Stendhal, himself ancien soldat des troupes napoléoniennes, observateur observé, amateur affamé, argenté, alcoolisé, cavalier volé, rempli d’une naïve « admiration enfantine » face à la figure démythifiée de Ney, passe fissa du romantisme à l’antihéroïsme, ressent tout, ne comprend rien, hormis la multiple horreur à proximité de l’imperceptible Empereur, le spectateur suit avec facilité l’ensemble conduit avec clarté.


Le cinéaste russe, lui-même général ingénieux, doté de sa propre longue-vue, de ses cinq caméras, de ses travellings en voie ferrée, de son gros hélico, de ses interprètes, double sens, de sa tour, de son talkie, de ses réussis ralentis, décrit une stratégie, la reproduit en plein air, muni d’innombrables militaires, des camarades de Mosfilm. Écrit par la principale plume épique de H.A.L. (9000 ?) Craig (Le Message, Moustapha Akkad, 1976), monté par le quinquagénaire Richard C. Meyer (Butch Cassidy et le Kid, George Roy Hill, 1969), musiqué par un Nino Rota en mode full metal, en dépit d’une valse jolie, co-produit par l’incontournable Dino De Laurentiis, sa fifille Veronica y voltige, Waterloo verse ainsi vers le cinéma méta, tandis que son jeu d’échecs entre mecs anticipait au passé, de façon déjà nette, son prévisible échec. Il s’agit d’un duel à distance, dont la picturalité d’évidence, de référence, ne succombe jamais au pompier ni ne dissimule la souffrance, assume sa sentimentalité, s’autorise à la trivialité, cf. l’épisode du porcelet. Au croisement du spectaculaire, du mortifère, le métrage d’un autre âge, placé sous le signe sidérant d’un réalisme désormais enterré, surtout par ce type de produits, cristallise une insanité, une absurdité, les verbalise en vain, via une victime vénère, démissionnaire. Pourquoi ce combat, à cet endroit, comme ceci, pas comme cela ? Les historiens possèdent leurs doctes réponses, le simple cinéphile aperçoit derrière la peinture de la politique européenne le portrait d’un père endeuillé, éloigné, d’un « moribond » encore doué de sa raison, qui monologue en regard caméra, qui ne souhaite pas que son fils assiste à tout ça. La beauté contradictoire de Waterloo provient de la vérité du simulacre, de la concorde à l’origine de sa discorde.



La guerre, « moderne », pérenne, représente en partie la « part maudite » de l’espèce humaine, batailles à la Bataille, toutefois le « film de guerre » lui oppose ses fresques inoffensives, ses hécatombes guère létales, sa paix partagée. Pas une seconde complaisant, toujours adulte, le réalisateur nous immerge pendant une cinquantaine de minutes au sein d’un magistral, malsain tumulte. Sous la victoire illusoire, autour des milliers de morts anonymes, surgit soudain la tristesse du (requiem pour un) massacre. Alors Waterloo ressemble à la matrice apocryphe de Il était une fois la révolution (Sergio Leone, 1971), où Rod Steiger, papa supplémentaire, donnera une leçon amère de désenchantement pour le temps présent. Une fois les idéologies décimées, le dessillement advenu, les grands belligérants emportés par le vent, remarquez le caméo royal d’Orson Welles, il ne reste plus, après la pluie de la nuit, la journée de charnier, que le soir, le silence, la vanité (des vanités), les cadavres alignés en rangées, le ciné pour se souvenir, l’Histoire pour oublier.


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