Berlin Alexanderplatz : Franz
Magie maléfique d’une Germanie numérique…
« Un film en treize épisodes et
un épilogue » : seul le stakhanoviste Fassbinder – (re)lisez, si vous
le souhaitez, mon impressionniste portrait – pouvait produire, en plus de tout
le reste de la somme de ses opus
supérieurs, ces quinze heures de programme, d’abord destinées à la TV, teutonne
et italienne. Une fois le valeureux visionnage de week-end vacancier achevé, s’avère l’évidence du chef-d’œuvre, et
davantage : Berlin Alexanderplatz (Rainer Werner Fassbinder, 1980) constitue
encore, a fortiori aujourd’hui, au présent de la multiplicité des écrans,
donc des transformations de la cinéphilie, une assez sidérante leçon de cinéma,
dont chaque plan, chaque instant, chaque événement, démontre la radicale
maestria. D’un cadre à l’autre passé, le principal intéressé en déploie la
durée, avec majesté, intensité, inventivité. Concentré de sa cosmologie, de son
style, le feuilleton affolant, à l’effet addictif, permet ainsi de s’immerger
au sein d’une germanité « remastérisée ». Tel Le Décalogue (Krzysztof
Kieślowski & Krzysztof Piesiewicz, 1988) ou Twin Peaks (David Lynch
& Mark Frost, 1990), Berlin Alexanderplatz manie le
mélodrame moral, mental. Comme le local Heimat (Edgar Reitz & Peter
Steinbach, 1984), il se soucie aussi d’Histoire, de désespoir, de « déchéance »,
de solidarité. Impossible à envisager désormais, en raison de raisons
économiques et sociologiques, de formatage des imageries, de moralisme
néo-féministe, l’ouvrage d’un autre âge, celui des explicites et dépressives seventies, ne verse jamais vers la
complaisance d’une misogynie collatérale, ni la pacotille d’un manichéisme
muséal. En résumé molto homo, il s’agit d’une histoire d’amour, tacite et tragique,
entre deux mecs, in fine accompagnés
par ceux, « radioactifs », robotiques, anachroniques, du groupe
Kraftwerk.
Autour de Franz & Reinhold, souteneur
« à l’insu de son plein gré », womanizer
muni de morbidité, couple improbable, de « closet » obsolète, peut-être,
pas partout, stéréo de soleils sombres, de séduisants assassins, de fléaux
infantiles, gravitent des femmes fréquentables, fortes, fragiles, malicieuses,
malheureuses, qui réconfortent, qui avortent. Lecteur d’adolescence d’Alfred
Döblin, dorénavant narrateur, réalisateur, remarquez son caméo mutique,
derrière une vitre, flanqué de séraphins à la Siegfried, Fassbinder envoûte, via un Woyzeck d’opérette (« de
quatre sous »), à la Weimar plutôt que viennoise, même si la bande-son,
sinon la playlist, ressuscite, in extremis, les Strauss,
le fils valseur du lascar et le chevalier rosé de Richard. Alors que Günter
Lamprecht impressionne, en manchot maso, Barbara Sukowa bouleverse, en bonté
étranglée. Entouré par une importante partie de sa troupe, à l’exception du DP
Michael Balhaus, remplacé par l’expert Xaver Schwarzenberger (Lili
Marleen,
1980, Querelle + Le Secret de Veronika Voss, 1982, ou
le tandem de « Bébel », L’As
des as, Gérard Oury, 1982 + Le Marginal, Jacques Deray, 1983), RWF
à nouveau investit son petit théâtre de la grande cruauté, où il fait se
rencontrer le Méphisto de Murnau (Faust, une légende allemande, 1926),
Le
Dernier des hommes du même (Murnau, 1924), fatum en effet fatal, placé sous le signe sinistre de la
culpabilité partagée de Lang (M le maudit, 1931). Dans Berlin
Alexanderplatz, un ex-proxénète
à peine sorti de prison se rêve en honnête homme, quelle maldonne ;
au-delà de tout cela, un cinéaste (se) rêve du rêve de son personnage, le
réalise, excède le réalisme, se souvient de Paso à Salò, sans pour autant
donner du métrage la rassurante méthodo, admirez idem l’immobilité de sa caméra mobile.
Film de contrastes et de
clairs-obscurs, de retrouvailles et de ruptures ; film intimiste, tout
sauf futuriste, à base de renommée fresque romanesque, Berlin Alexanderplatz
amuse, émeut, remémore les forêts funestes du romantisme rhénan, immortalise le
cri infini de la mémorable Mieze, ose superposer, copulation à la Ludovico (Orange
mécanique, Stanley Kubrick, 1971), la « crasse » et le
« sucré », la tendresse en détresse et la violence aveuglée, l’hymne des communistes et celui des nazis. Plein
d’empathie, privé de pitié, l’auteur se tait.
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