L’amour vient en chantant + Ô toi ma charmante : Austerlitz + L’Éducation de Rita


Fred & Ginger ou Adele, Eleanor, Judy, Cyd ? Fred & Rita, voilà…


Ce qui rend ces instants émouvants ? Sans doute la sincérité du simulacre. Du glamour au mensonge, il suffit d’un pas, bien sûr « de deux », mais l’imagerie de la « comédie musicale » ne relève de l’anecdotique, davantage de l’héroïque, chaque artiste une sorte de Sisyphe, qu’il faut en effet, comme chez Camus, imaginer heureux, ici, maintenant, sous nos yeux souvent si malheureux. La tristesse, Rita la connaissait, la vécut toute sa vie, en vérité, jusqu’à ne plus se souvenir de rien, maudite, magnanime décharge des chagrins. Cependant ce diptyque un peu exotique, au succès suranné, donne à (re)voir, sinon à saluer, une victime avérée, irréductible à sa douleur, moins encore à sa beauté brune de « bombe » anatomique puis atomique. Abusée dès l’enfance par son père (im)pitoyable, plusieurs fois mal mariée, Rita trouva néanmoins le moyen de se réinventer, d’afficher en filigrane de la facticité sa double identité de « déesse » en détresse. Même rebaptisée/relookée par la Fox, même courtisée-cadenassée au bord de la nausée par Harry Cohn, le boss obsédé de la Columbia, même transformée en « femme fatale », a fortiori pour elle-même, par les estimables Rouben Mamoulian & Charles Vidor (Arènes sanglantes, 1941 Gilda, 1946), par son époux Orson Welles (La Dame de Shanghai, 1948), par une fameuse photographie de Life, Margarita Carmen Cansino ne disparut pas trop, ne succomba aux trémolos, sut conserver sa vitalité, sa mélancolie, aussi, assez bouleversante, par exemple, dans Le Plus Grand Cirque du monde (Henry Hathaway, 1964). En réalité, les divinités n’existent pas, ni ailleurs ni au cinéma, alors Rita demeura un mythe érotique tragique, une princesse express, une mère guère modèle, plutôt « portée sur la bouteille », une femme fréquentable, forte, fragile, une actrice sous-estimée, une danseuse très valeureuse.



Préférée partenaire de Fred Astaire, né Frederick Austerlitz, fichtre, homme admiré, admiratif, délesté de malice, Rita s’illustra deux fois « à son bras ». Liés par de familiaux reflets, d’anciennes tournées, l’expérience de la scène, la transition vers le ciné, se partageant l’amical talent du spécialiste Hermes Pan, autant qu’un trac « de débutant », Rita & Fred s’entendirent, se firent plaisir, tournèrent ensemble, à la suite, You’ll Never Get Rich (Sidney Lanfield, 1941), You Were Never Lovelier (William A. Seiter, 1942). Escortés par les chorégraphes Robert Alton & Val Rasset, par les compositeurs Cole Porter & Jerome Kern, par le parolier Johnny Mercer, par le polyvalent Xavier Cugat, par tous les pros du studio, nos stars se trémoussèrent ainsi sur fond de base militaire, de diplomatie panaméricaine. Si Fred chanta, Rita déchanta, doublée par Nan Wynn, selon un standard jamais « démodé », dont on recommande la superbe version gravée en 1958 de Chet Baker, « ma drôle de Valentine », mon pauvre cœur. Mises en boîte par d’anonymes artisans, dit-on poliment, les bandes d’un autre temps démontrent le dogme filmique de Fred, à savoir son désir assumé d’assurer, voire de simuler, une constante fluidité, une didactique lisibilité. A contrario de la stroboscopie d’un Berkeley Busby, de sa géométrie abstraite, un brin obsolète, Astaire préfère le terre-à-terre, y compris métamorphosé en Mouche (David Cronenberg, 1986) au plafond de Mariage royal (Stanley Donen, 1951), privilégie le réalisme et le narratif. Tout ceci se traduit par une caméra soumise, docile, presque immobile, un montage limité, dilaté, visant le transparent, orthodoxie hollywoodienne, une frontalité d’intégrité, d’intégralité, le refus de la gratuité dramatique, où les trop beaux numéros serviraient le vide, où les vains mouvements envoûtants refuseraient de faire avancer l’action, l’émotion.



Séducteur janséniste, doté d’une grâce d’aristocrate, bientôt révéré, en bonne logique physique, symbolique, par Mikhaïl Barychnikov, son confère classique, aux prises avec un marionnettiste du KGB, cf. Soleil de nuit (Taylor Hackford, 1985), poursuite de la guerre désormais glacée, Astaire (re)trouva en Rita, tout sauf faire-valoir, un stimulant contraire, une collaboratrice complice, libre, volontaire, juvénile, salutaire, surtout dans le sillage de sa « séparation » d’avec Ginger. Miss Rogers ou Mademoiselle Hayworth ? Puisque choisir revient à regretter, il paraît, admirons différemment ces deux dames admirables, non ? Que les curieux aillent vite visionner un second tandem, choral, à claquettes, issu des mêmes items, on propose de se concentrer sur des routines en habit de soirée, en tête-à-tête exécutés, de les apprécier, interpréter, en victoires de valeur, en bénéfiques bonheurs. Certes, en simultané, le monde immonde recommençait à se massacrer, la « solution finale » se réfléchissait, nonobstant Rita & Fred dansaient, résistance divertissante, inoffensive, pérenne, précieuse. Au-delà de leur élégance, de leur brillance, ils donnaient donc, en tourbillons, en chansons, des raisons de ne pas désespérer tout à fait de l’humanité. Aujourd’hui, car j’écris vacciné contre la nostalgie, ces extraits doucement, démocratiquement extatiques, d’immigrants réussites, de films à proximité de l’autofiction, persistent à être de saison, à ravir l’œil, l’oreille, via une maestria d’autrefois, toujours là, en ligne, en mémoire, loin de la déprime, du « fondu au noir ». Répétez après moi : vive Fred, vive Rita, oui-da !


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