Une étoile est née : Judy
Renaissance d’Esther, victoire de Vicki…
Remarquablement arrangée par Skip
Martin et dirigée par Ray Heindorf, la (très bonne) chanson d’Ira Gershwin
& Harold Arlen parle d’un homme parti, mais James Mason vient voir/écouter Judy
Garland. Il s’avance dans la nuit, la caméra le suit, il ouvre une porte
curieusement capitonnée, comme si ce Blue Blue relevait, peu ou prou, d’un
asile (de doux fous) coloré, alcoolisé. Après le surcadrage précédent, le spectateur
solitaire, costumé, se retrouve exactement au centre du « grand écran »,
du Scope en presque noir et blanc, où détonne une tache rouge de néon, enseigne
sanglante au-dessus des chaises relevées. À ce tableau composé, clair-obscur en
Technicolor, en profondeur de champ, dû au directeur de la photographie Sam
Leavitt, par ailleurs éclaireur préféré de l’austère Otto Preminger, succède
celui du groupe de musiciens, en train de répéter, de pratiquer per se. Le personnage de Mason ne
pénètre pas la toile amicale, le triptyque chic, il se contente de sourire, de
s’asseoir, fissa éclipsé par un serveur discret, suivi en panoramique
gauche-droite. La caméra de George Cukor adopte alors un point de vue frontal
et non plus latéral, sorte de position proscenium, de cadre écrin, au sein desquels
accompagner, en courts travellings
millimétrés, la mobilité (é)mouvante de l’interprète charmante (sens
étymologique, mystique de la musique). Si les hommes demeurent dans l’ombre,
Judy rayonne, placée au milieu du champ (du chant), sur fond rose (le mur) et
blanc (les verres). Cukor coupe le plan d’ensemble, tandis que le pianiste
incite « Honey » à pousser la chansonnette. Judy se saisit donc d’une
partition et Jimmy Mason s’apprête, en expert, à savourer la cérémonie
séculaire, langoureuse liturgie d’after
party.
Judy fait signe au tromboniste,
vocalise le tune, le plan-séquence
peut se déployer, spectacle en privé, play-back parfait, technique acoustique
pragmatique, transformée par l’effet de temps réel de l’image, de la prise à la
fois filmique et phonique. Adossée au piano, sa bouche rouge, bien coiffée,
bien habillée, Judy ressemble à une sage élève de chorale un peu paroissiale, un
peu provinciale, peu à peu métamorphosée par son interprétation, par son
incarnation. Pythie à l’expressivité précise, aux mains qui prennent à témoin, qui
racontent un destin, Judy Garland rappelle bien sûr une certaine Édith Piaf,
cristallise, par sa gestuelle plurielle, une époque essentiellement formatée
par le microphone, la présence distance qu’il autorise, la dimension d’histrion
qu’il stimule, remember, par exemple
exemplaire, les prêches mélodramatiques d’Adolf Hitler, ensuite, disons en
simultané, revisités, sans insanité ni dangerosité, par l’audacieux et
précurseur Charlie Chaplin du Dictateur (1940). Papillon de
projecteur, l’actrice-chanteuse reste joyeuse, joueuse, n’oublie pas ses
partenaires, bien au contraire, respecte ainsi la déontologie collective du jazz, même tamisé à la mode
hollywoodienne. Tendue en statue, décoiffée/recoiffée, que regarde Judy, sinon ce
type parti, qu’elle parvient à rendre visible, sensible ? Elle semble
commander l’orchestre, lui imposer un instant le silence programmé, elle enlace
le pianiste mastiqueur puis s’en écarte et oblige aussi sec le focus puller à une petite prouesse, histoire de conserver la mise au
point, tiens. Elle chante pour nous, elle chante pour eux, ne déchante
en dépit de l’amour malheureux, elle transforme des lyrics mélancoliques en triomphe (lyrique) à fond, elle transmue la
tristesse en liesse, délestée de cynisme, écrémée de sucrerie. Unique femme (et
femme unique) parmi des hommes multiples, point des « porcs », point
des « prédateurs », moins encore des (fades) figurants ou des
(médiocres) amateurs, elle irradie d’une puissance bouleversante, elle nous
éclaire sur nos cœurs, en invincible soleil de minuit, elle paraît prier, elle
ne se fait pas prier, elle redonne sens au cinéma, pas seulement musical, par
ricochet, à nos existences bancales, banales, brutales, à des années-lumière de
l’allant, de l’éclat, de la « comédie musicale ».
Magnifiée par un objectif affûté, à
l’unisson de son émotion, modèle de classicisme stylisé, attentionné, elle
s’immortalise aussitôt, elle ensorcelle avec ses mots, sa façon de les vivre,
d’y survivre, d’assurer le show,
vaccinée contre les trémolos, elle renverse le trop tard en espoir, elle
affirme une foi d’enfance, une lucidité de mère adulte, toutefois familière du
tumulte. Le clin d’œil final et le joli rire convivial paraphent le moment
majeur d’un art pas si mineur, autant désolant que passionnant (et ici
passionné). Le « plan de réaction » sur le ravissement de Jim Mason
n’empeste pas l’autosatisfaction, ni la « direction du public » chère
à Hitch, davantage rend hommage à l’étoile du récit, à la star de la vraie vie, miroite le sentiment du cinéphile mélomane,
hier et aujourd’hui. Du haut de son numéro (différemment refait trois fois, nous y voilà,
les gars) de quatre minutes et quarante secondes, Une étoile est née
(George Cukor, 1954) s’avère par conséquent un sommet (d’érotisme symbolique, pareil
à un orgasme audiovisuel) dont la maestria et la modestie ne cessent de
séduire, en plus un passeport de la minnellienne MGM vers la policière
Warner ; il s’agit, surtout, du camée animé d’une artiste précieuse
heureusement irréductible à son accoutumance aux médicaments, d’une trentenaire
en pleine possession de ses évidents talents, d’une légende vivante, vibrante,
au ramage, au plumage, pour l’éphémère du tournage, pour la persistance de
l’hommage, à jamais inaccessibles aux dommages (de la massive amnésie), aux
outrages (de la personnelle entropie). Les mecs passent, trépassent, escortent,
radotent, Judy leur sourit, leur survit, nous invite à revenir vers elle, à nous
réchauffer auprès de sa flamme féminine, éternelle, telle qu’en elle-même le
cinéma et sa voix la changent, au-delà de la maltraitance, de la souffrance, de
l’errance, performeuse pas prête de partir puisque à domicile dans notre admirative
mémoire et dans notre texte du soir.
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