Les Parapluies de Cherbourg : Avoir vingt ans dans les Aurès
Une séparation, une supplication, un mélodrame étymologique et mémorable…
À la mémoire de Mag
Bodard (1916-2019)
Geneviève retrouve Guy au garage, les
voici vite attablés, atterrés, lassés, enlacés. La caméra s’avance en travelling guère magnanime, remarquez dès
maintenant l’accord des couleurs entre le miroir et le verre, le blouson et le
meuble, la glace et l’imperméable, le foulard et la chemise. Le couple chante son déchirement,
se sépare à l’unisson, Castelnuovo, quasi
sosie de Demy, occupe l’écran, regarde hors-champ. Le dédoublement de l’aria à
deux voix duplique le tandem des
acteurs, des chanteurs, Catherine Deneuve & Nino Castelnuovo
« ventriloqués » par les valeureux, invisibles, Danielle Licari &
José Bartel, appréciez le play-back parfaitement répété, placé. Puis
panoramique sur la pleureuse délicieuse, précédant un rapprochement et un travelling arrière qui tout sauf
indiffère, aère le cadrage serré des amants secrets, désapprouvés, encore en
liberté, déjà prisonniers du temps gaspillé, du prochain passé. « Il faut
essayer d’être heureux » philosophe le malheureux, tel Sisyphe
symboliquement, imaginairement in
extremis délesté du poids épuisant de son rocher par le sensuel et sudiste
Albert Camus. À la tristesse assise, sidérée, impuissante, succède donc du
lyrisme en mouvement miroité, puisque le mécanicien et sa promise perdue
glissent littéralement sur le sol de la rue, décor à la fois nocturne et coloré
dont on ne sait avec certitude déterminer s’il relève ou non de la réalité –
plus tard, à l’occasion d’un autre port, Demy les repeindra in situ, styliste à la Michelangelo
Antonioni, la liesse des Demoiselles de Rochefort (1967) en
réponse d’inconscience à la détresse du Désert rouge (1964). Décadrés à
droite par un travelling latéral
amical, amitiés au maître Max Ophuls, G & G passent en parallèle près d’un
mur de briques écarlates, rouge sang, que l’on reverra ensuite dans L’Impasse
(Brian De Palma, 1993), mémoires d’outre-tombe à la mélancolie similaire,
différenciée.
Si les personnages, à l’évidence
éclairés par un projecteur, ou plusieurs, projettent leur ombre en chœur, en
cœur, sur les façades en couleurs, le guidon blanc du vain vélo n’en fait pas trop.
Un plan d’ensemble rassemble les entichés pour une ultime étreinte, divisé en
trois parties principales, presque égales, pensez aussi au couloir obscur
aperçu à gauche, association risquée, pesée, puissante, de vert, de bleu, de
jaune et de rose, symphonie de synesthésie équilibrée, disons arrimée à l’image
au moyen d’un lampadaire piqué à Fred Astaire, pardon, au Gene Kelly de Chantons
sous la pluie (Stanley Donen, 1952) et la suite du récit comme
cadenassée par de grandes grilles carcérales à la Cocteau (La Belle et la Bête,
1946), à la Pépé le Moko (Julien Duvivier, 1937), rappelons d’ailleurs que Les
Parapluies de Cherbourg (1964) débute par un hommage mouillé, explicite,
de générique en plongée, à l’imagerie pluvieuse, dépressive, du « réalisme
poétique ». Pudique, contrapuntique, Demy filme Geneviève & Guy cette
fois-ci à distance, préserve leur intimité par la perspective, les rapproche
pourtant du spectateur-auditeur via
la proximité, voire la trivialité, au propre, au figuré, de « l’en chanté ».
Un second travelling avant peu
insistant abandonne les êtres en proie au tourment au seuil d’un escalier, d’un
lit au-dessus, présage de Une chambre en ville (1982), revers
mal-aimé, d’insuccès, à l’item acclamé, récompensé, « palmé ».
Demain, trop tard, ils se diront adieu à l’intérieur et sur le quai d’une gare,
départ point original, plutôt originel, remember
les frères Lumière (L’Arrivée d'un train en gare de La Ciotat, 1896). En compagnie
d’un quatuor de talent(s) – la
costumière Jacqueline Moreau, le décorateur Bernard Evein, le directeur de la
photographie Jean Rabier, la monteuse Anne-Marie Cotret –, épaulé par un
collaborateur et co-créateur essentiel, fusionnel, fraternel, Michel Legrand,
évidemment, Jacques Demy, en plus parolier, accessoirement fiston de mécano, filme
par conséquent à l’économie, doté d’une fluorescente austérité, salutations à
l’admirable et admiré Robert Bresson.
À Hiroshima (mon
amour, Alain Resnais & Marguerite Duras, 1959), on ne voit rien, on
se souvient, on fait l’amour en se noyant, en survivants. À Cherbourg, sous un
« ciel bas et lourd », baudelairien, algérien, je te quitte, mon
amour, je pars au long cours, je reviendrai usé, désabusé, je me marierai avec
Madeleine, pauvre Jacques Brel, je deviendrai père, je jouerai les
propriétaires, gérant de station-service, à ton service lorsque tu passeras en
coda, lestée de mon enfant que je ne (re)connaîtrai pas. Ainsi va la vie, ainsi
divergent nos (en)vies, personne ne meurt, quelque chose s’éteint loin de la
fureur. Sommet d’artifice(s) et de sincérité(s), de romantisme et de réalisme,
cette séquence bouleverse par sa vérité, séduit par son audace. Pour ces
quelques secondes d’éternité cinéphile, mélomane, on pardonne les piètres Parking
(1985) et Trois places pour le 26 (1988), on (re)dit que le dear Demy, obstiné, modeste, dépourvu de
complexes, dirige un juvénile chef-d’œuvre, un film candide et lucide,
mélodique et politique.
Commentaires
Enregistrer un commentaire