La Fureur du dragon : Les Félins
Bruce Lee by Bruce Lee + l’excellent
complice Chuck Norris…
Deux hommes à Hong Kong, deux
combattants au Colisée, deux façons de s’affronter, une nouvelle manière de
filmer – un chat au milieu, comme un modèle, comme un écho. Si le duel
légendaire de La Fureur du dragon (Bruce Lee, 1972) persiste à séduire presque
cinquante ans après, il le doit à sa beauté, à sa moralité. Lee, polyvalent,
puisque acteur, auteur, réalisateur, producteur, doubleur et en plus
percussionniste, ne se contente pas de concocter une castagne anthologique,
sociologique, où l’Orient dérouille l’Occident, où les « Jaunes » mettent
à genoux les « Blancs », en correspondance contextuelle, colorée,
avec les Black Panthers simiesques de La Planète des singes (Franklin J. Schaffner,
1968). Il cogite, dirige puis participe à une chorégraphie de nécrologie, irriguée
de respect, de gravité, de dignité : sa fureur affirme sa grandeur, son
corps en accord avec son cœur. La baston sado-maso se déploie par conséquent en
studio, cela ne gêne pas, ceci suit l’association, l’unisson, de figuration et
d’abstraction. Divisée en trois parties repérables, l’échauffement, le tourment,
l’enterrement, la séquence dure une dizaine de minutes et continue à démontrer
la maestria des principaux intéressés, c’est-à-dire, outre l’immortel tandem
Lee & Norris, le directeur de la photographie Tadashi Nishimoto, le monteur
Peter Cheung. Le premier éclaira L’Hirondelle d’or (King Hu, 1966),
le second accompagnera Mister Boo & Jackie Chan. Sur fond de perspectives
d’arcades en trompe-l’œil, de dichotomie des costumes, à Lee la veste bleue, à
Norris le kimono immaculé, la paire de godasses Adidas, de pilosité rétive à la
parité, se détermine une géométrie millimétrée.
Le cinéaste martial, amical, compose
chacun de ses plans, de ses placements, saisit l’espace, le temps et le
mouvement, appréciez la plongée en plan d’ensemble parcourue par les types et
le chaton, carrefour de trajectoires contradictoires, tendues. L’épiderme
humide et l’image des ruines romaines animent la grisaille des murailles, décor
sépulcral. Ses cris calqués sur ceux de la bestiole, voire l’inverse, Lee
combine points de vue subjectifs et zooms
réactifs. La caméra elle-même semble ainsi désireuse de cogner ou de s’écarter
des discrets, solitaires, solidaires, gladiateurs en sueur. La dureté ne
dispense pas de s’amuser, cf. la poignée de poils arrachés, soufflés, tandis
que Joseph Koo se substitue à Ennio Morricone et que le « petit dragon »
tout sauf con se met soudain à danser, sautillant sur ses deux pieds, tel un
serpent hypnotisant. Ici, le ralenti et la bande-son ad hoc ne visent pas tant à sublimer, iconiser les concurrents qu’à
les projeter, terme dédoublé, à l’intérieur d’une réalité privée, plébiscitée,
à la fois familière au cinéphile et singulière par son traitement innovant,
stimulant. La grâce évidente, sidérante, de Bruce Lee se voit valorisée,
pleinement exprimée, par un regard capable de décupler son intensité, de
l’inscrire au sein d’un instant, d’une situation, supérieurement faits siens.
Schématisons à dessein, disons que Lee, lui-même homme des mélanges, des
enseignements outre-océans, fusionne la légèreté asiatique et la brutalité
américaine. Danseur, boxeur, ange exterminateur, il achève un adversaire déjà à
terre, qui refuse, au propre, au figuré, de se coucher. La main tremblante de
Norris l’humanise, nous émeut, elle ne rend pas le victorieux heureux,
au contraire, notez le retrait magnanime.
Il faut toutefois en finir, se donner
le baiser du décès, plutôt l’étreinte létale, avant une pietà du meilleur aloi,
avant un linceul délesté d’orgueil, sorte de suaire sincère assorti d’une
ceinture bien sûr endeuillée, les poings joints comme pour prier. Leçon
cinématographique, d’exercice physique, cette scène à juste titre célèbre s’avère
en sus une tragédie raccourcie, une curieuse histoire d’amour entre deux
ennemis différenciés, rapprochés. Les épris de psychanalyse ne se priveront pas
d’en souligner l’homoérotisme manifeste, de mettre en parallèle la « petite »
et la grande mort, d’interpréter le fight
en métaphore. Sans les suivre à ce point, ça change de Chang Cheh, quelque chose de très intime traverse
le moment intimiste, le hisse aux dimensions du mythe, paradoxe pionnier. Certes,
d’autres luttes remarquables, mémorables, viendront vite développer le funèbre
ballet, on renvoie vers le touristique Opération Dragon (Robert Clouse,
1973) et l’inachevé Le Jeu de la mort (idem), diptyque narcissique, athlétique, de
miroir, de mouroir. Néanmoins La Fureur du dragon possède une
surprenante majesté, coup de maître davantage que d’élève doué, car son acmé
entre mecs relève bel et bien du mélodrame, de l’érotisme à la Bataille, extase
jusque dans l’agonie, oh oui, mon ami. Devant l’objectif, nos Romulus &
Rémus relookés provoquent de facto
l’ivresse via leur avérée violence,
leur fraternelle connivence, leur étrange tendresse, leur douceur dépourvue de
peur, couple adulte à des années-lumière des spécialisés blockbusters, qui cassent tout, qui ne cassent rien, qui désolent
et qui indiffèrent.
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