L’Atalante : Underwater


Ses chats, sa chatte, un voyage, des visages…


On peut, certes, se désoler du triste sort réservé par les épiciers à ce film « unique », en effet, sens duel, monté, démonté, remonté à satiété depuis l’insuccès de sa sortie en 1934 ; on peut, aussi, non pas s’en réjouir mais y lire une sorte de cohérence, de raccord ironique entre le devenir de l’œuvre et celui de la vie : le vivant, surtout chez Jean Vigo, se valide via le mouvement, le changement, la somme de moments immanents, leur absurde, désordonné, enchaînement, alors laissons aux artistes, aux aveugles, aux paresseux, aux religieux, la nécessité d’une causalité, d’un rigoureux-rassurant tracé, d’une quelconque signification, souvent à la con. Le sens, assumons de ne pas/plus nous en soucier. Les sens, essayons de les préserver, de sonder leur intensité. Face au naufrage du misérable et risible « message », le cinéma, pratique par définition fantomatique, mécanique, nous ramène au monde, à sa matérialité, à son opacité, à sa corporalité. Le « fanatique » François Truffaut, on le sait, se sidérait de l’avis d’un critique outré trouvant, à juste titre, tant mieux, tant pis, que L’Atalante « sentait les pieds ». Rajoutons que Le Chaland qui passe, avatar mercantile, tripatouillage d’outrage, sent en sus le sexe, la sueur, la souffrance et la douceur. Outre relire L’Aurore (Friedrich Wilhelm Murnau, 1927) avec brio, car L’Atalante, allez, résumable en mélodrame marin sur fond de conscience sociale, le réalisateur sans peur parvient à chaque plan à justifier la discutable dénomination du « réalisme poétique », expression utilisée afin de qualifier une partie du ciné de ces années, embrumées, à quai, Carné acquiesce, Prévert opine. Mais la poésie, les ami(e)s, insaisissable à la joliesse, irréductible au décoratif, frise ici le suicide en solo, se manifeste en onanisme en tandem.


Dans le drolatique, anecdotique, autarcique et nostalgique The Lighthouse (Robert Eggers, 2019), Robert Pattinson, servant dessalé, salut à Joseph Losey, fantasme au sujet d’une sirène guère sereine, tâte son téton, voudrait bien glisser la sienne, humaine, trop humaine, dans sa queue de poisson, au lieu de se palucher au-dessus de sa poupée dénichée, à moins, en mode homo, qu’il ne convoite le cul nul de son meilleur tourmenteur, le dénommé Willem Dafoe, familier de l’ambiguïté disons depuis les « samouraïs pédés » – je cite Starfix, pas de procès politiquement correct, please – de Police fédérale Los Angeles (William Friedkin, 1985). Dans L’Atalante, Jean Dasté plonge pour retrouver sa promise perdue, sa mariée lassée de mariner sur la maison mobile du marinier, évidemment tentée, détournée, par la vile ville, à quand ton retour, mon amour ? Il veut vérifier l’histoire, il veut la voir, la revoir, on le verrait bien avec des nageoires, Namor au risque de la mort, présage imprévisible de Patrick Duffy. Cependant l’Atlantide n’existe pas, seulement grâce à Pabst (1932) ou à la TV US des seventies, d’une enfance en France. Bien sûr, à l’occasion de la séquence, Vigo se souvient de La Natation par Jean Taris (1931), documentaire de commande à la forme géométrique, à l’homoérotisme candide, préparant de peu le terrain, ou le bain, aux ballets nautiques de Johnny Weissmuller dénudé, humidifié, en Tarzan rayonnant. Flanqué de Boris Kaufman, déjà co-auteur de À propos de Nice (1930), de Louis Chavance, monteur à ses heures, accessoirement signataire du scénario du Corbeau (Henri-Georges Clouzot, 1943), de Maurice Jaubert, compositeur majeur pareillement parti trop tôt, Vigo se jette à l’eau, nous entraîne vers son septième ciel sous-marin, où règne en gros plan éclatant, (é)mouvant, et en surimpression sourit, irradie, l’adorable Dita Parlo (Au Bonheur des Dames, Julien Duvivier, 1930  + La Grande Illusion, Jean Renoir, 1937).


Juste avant qu’elle n’apparaisse, au ralenti, assourdie, merci, valseuse soyeuse, spectrale, abyssale, amitiés à Bertrand Blier, Dasté semble se heurter à la paroi du bassin transparent, par conséquent vouloir traverser l’écran, comme si la vie voulait déborder du cadre, nous immerger parmi ses Love Streams (John Cassavetes, 1984), yes indeed. Au creux du capharnaüm de la cabine, Michel Simon estime son gramophone, en devient presque aphone, de la pirouette suspecte du « patron » en dépression. Alerté par le mousse point maousse, il se précipite sur le pont, appréciez la placide perspective du canal rural. Finalement, le mouillé Jean se joint au duo, cocasse trio en quête d’un nageur qui sait nager, vite à l’air sec remonté. De tout cela, de ce romantisme onirique, aquatique, postsynchronisé, délesté du moindre médiocre effet, les chats s’en fichent, kiffent le tourne-disque, moralité animale, modestement musicale, mélangeant le magique et le malentendu. Ensuite, Juliette & Jean, encore séparés, s’enlacent, s’embrassent à distance, en écho éveillé aux amants endormis de Peter Ibbetson (Henry Hathaway, 1935). Sur une couche en hauteur, sur un lit de laideur, ils dialoguent en silence, en correspondance, en montage alterné olé olé. Chez Marc Dorcel, la lingerie fait partie de la panoplie, toutefois l’héroïne à l’hôtel enlève ses bas, rien de glamour, mon amour, s’alite à proximité de ses objets de toilette, de ses vêtements à peine déposés sur une chaise, d’une telle trivialité naît une autre beauté, empreinte de vérité, de fragilité. Vigo, aux sympathies cocos, n’iconise pas une déesse, ni n’avilit une actrice attachante – il la filme maintenant et ici, avec sympathie, empathie, se rapproche d’elle en travelling avant tout sauf intrusif, femme non pas à magnifier, à vénérer, afin, qui sait, plus tard, de pouvoir la détruire, la défigurer, tant l’idéal s’avère fatal, tant on aime aimer davantage que l’être aimé, je renvoie vers L’Amour et l’Occident de Denis de Rougemont, paru en 1939, date patraque, d’Europe pâlotte.


La maladie amoureuse de Michel Sardou donne aux deux personnages des faux airs de rougeole, l’image tamisée de points sombres surréels, symboliques, pathologiques. À nouveau Vigo congédie le chromo, le fameux fondu au noir du mouchoir pudiquement déployé sur les ébats différés. Il se moque du poétique, il opte pour l’organique, il montre une démangeaison, il matérialise une passion, au sens étymologique du terme. L’auto-érotisme et la masturbation deviennent devant sa caméra concrète, prosaïque, lyrique, une symphonie intime, captivante, de gisants, de morts-vivants, d’hypnotiques hypnotisés, sur le point de se dresser, de se casser, d’abolir le manque d’une main, de raccourcir nocturnement l’attente jusqu’à demain. Le regard caméra en plongée, bis, de Dasté nous incite à participer, nous transforme en témoins, jamais en voyeurs atteints d’un haut-le-cœur, le X usiné s’en (dé)charge. La chair, mes chers, se dissimule et se dévoile, la satisfaction esthétique équilibre l’insatisfaction diégétique, l’œil, l’oreille, le corps et l’esprit du spectateur, de la spectatrice, jouissent du dépit des amourachés incapables de s’accomplir, d’accéder au climax, obsession dansée de Gaspar Noé (2018). Tout ceci dure moins d’une minute et demi et néanmoins contient du désir l’infini, la poignante proximité de la solitude partagée, contaminée, loyale, virale. En 1996, le Cronenberg de Crash troquera la péniche contre l’automobile, similaire et différencié mausolée animé, où subir le supplice du pénis, de la matrice, au(x) sein(s) d’un univers malsain, glacé, dévasté, dévoré par un feu noir, un humour homonyme, le nôtre, of course, petit théâtre de la cruauté à l’insu de son plein gré pour survivants du néant. En attendant, L’Atalante patiente, généreusement clémente, sans cesse renaissante, à l’instar d’un souvenir qui aide à tenir, le coup et le cap, de la pensée, de la sensualité, du suprême ciné, au présent éternel conjugué.


Commentaires

  1. "Avant de découvrir L’Atalante, un des plus beaux rôles de Michel Simon, lyrique, poétique, excentrique et rarement plus proche de son personnage d’anar, Tony Gatlif avait vu Zéro de conduite avec son instituteur en Algérie. Il a été marqué à vie par la créativité de Vigo. « Ce sont des films d’une telle liberté, ils m’ont énormément appris. Ils n’ont pas de scénario. Enfin, bien sûr, ils en ont un, mais on a l’impression qu’il n’existe pas. Il y a trois personnages sur la péniche de L’Atalante et le cinéaste fait ce qu’il désire, ce qu’il a en tête. Il a un mécène, mais on sent qu’il n’a pas d’emmerdeurs derrière lui pour lui dire : “À quoi servent ces plans ? Ils vont pas faire un rond !” » L’Atalante est un film qui voyage au fil de l’eau, et d’un personnage à l’autre. « Le récit bascule sans cesse, change de point de vue, c’est d’une audace merveilleuse, c’est le film de Jean Dasté, le marié, puis celui du camelot joué par Gilles Margaritis de La Piste aux étoiles, et aussi, bien sûr, celui de Michel Simon, le père Jules. » Gatlif isole une scène sublime où le comédien tire le film à lui avec toute la grâce de ses maladresses, la lourdeur poignante de son corps de marinier confiné, ses jeux de mots, ses grimaces, son sens poétique de l’à-peu-près. « C’est un ange, et je suis admiratif de la manière dont Vigo met la musique à son service et à celui du film. Par le biais de l’illusion et de l’humour. Nous sommes toujours confrontés à ce problème au cinéma : comment faire intervenir la musique. Pourquoi est-elle là et d’où vient-elle ? Pourquoi arrive-t-elle et pourquoi s’en va-t-elle ? Vigo se sert du rire provoqué par Michel Simon pour la faire surgir, nous mener au tour de passe-passe avec le disque et enchaîner sur la musique de la bande originale sans qu'on ne s’aperçoive de rien. C’est comme un numéro de magicien. Magnifique. »
    https://www.telerama.fr/cinema/cine-clubbing-11-tony-gatlif-et-les-libertes-de-michel-simon,n6624766.php

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