Un condamné à mort s’est échappé : Raccords et Désaccords à propos du corps


Cellule biologique et photoélectrique, cellules de l’esprit et des partis.   


On le croyait consigné à l’obscurité, placé parmi les accessoires périmés, évacué par la virtuelle modernité, mais le corps résiste encore, sans trop d’efforts, au cinéma et au-delà. Certes, la silhouette sur l’écran relève du revenant, pas seulement celui de Leo, possède une abstraction in situ, y compris au cœur des imageries de l’horreur et de la pornographie, jumelles et conflictuelles, en priorité corporelles. Au ciné, le sang se transmue en gore et le sperme en record. Une fois filmée, la sexualité se travestit en sexe et les maquillages métamorphosent les outrages. L’alchimie du massacre (à la tronçonneuse) ou des automates (des performeuses) arbore sa propre beauté, son aléatoire intensité, sa finalité à la fois explicite et implicite, liée à la mort, grande ou petite. L’émotion de ces mythologies procède de leur pauvre trésor, de leur trésor de pauvres, même si La Nonne cartonne. Peu importe les fans et les flammes, les cultes et les incultes, la frénésie et le mépris : le X et le H constituent l’alpha et l’oméga du cinéma, de l’existence du spectateur, de sa naissance et de son décès. Entre les deux repères de chair, guère austères, voire réversibles, se déploient depuis plus d’un siècle mille et un récits, a priori éthérés, en réalité enracinés, d’innombrables manières, au sein de la terre précitée. On ne sort pas de son corps, comme on quitte une pièce, une salle (obscure), jamais on ne délaisse sa peau, a contrario du serpent, a fortiori hissé sur les cimes de la pensée. Zarathoustra, souviens-toi, incitait à écrire avec son sang, tandis que Nietzsche philosophait avec ses dents (et un marteau). La preuve cartésienne de la présence humaine, cogito essentiel, attestation de l’expérience sensorielle, projecteur intérieur éclairant le monde renaissant, pour ainsi dire purifié des illusions, des désillusions, par la perspective réflexive, chaque séance à distance, chaque visionnage à domicile, la reprennent et la renversent.

La conscience ratifie le réel et de surcroît incarne le simulacre. Il faut que la fantasmagorie provoque un écho organique et psychique, chez le capitaine indissociable de son bateau, métaphorisait René D. Il convient d’y croire, le soir, dans le noir, au miroir, corps et âme, aux dames dévêtues, aux holocaustes cannibales. Voir revient à investir, à injecter, dans la diégèse de synthèse, sa trivialité active. Avant de trouver un sens, le cinéphile comprend avec ses sens. Matériau immanquable, sinon immuable, de la maison cinéma, amitiés aux mânes de Daney, d’un art figuratif et narratif, par habitude, au risque de la lassitude, le corps individuel, duel, de l’acteur, de sa persona, opère un double voyage, en effet fantastique, au-dedans du corps filmique et du corps politique. À l’heure où Hollywood, métonymie de la Warner, à coup de inclusion rider, sous la pression problématique de lobbysmes cyniques, ciblés, qui gémissent sur le « genre », qui génitalisent, qui ethnicisent, se soucie de représentativité des « minorités », de « diversité » quantifiée, de parité contractuelle, discrimination de saison supposée occire les inégalités, pasteuriser les rôles, soumettre les projets à la censure du politiquement correct abject, au lieu de prendre appui sur des réussites existantes, d’épouser sans l’institutionnaliser l’élan du mouvement (sociétal), de démocratiser l’accès à la formation, à l’expression, donc à la représentation ; au moment où notre inénarrable Jacques Audiard s’effare de l’absence des réalisatrices à Venise, Candide recadré par un directeur rappelant à raison l’étalon du talent, recalé par un festival félicitant Netflix, la question du corps demeure centrale, ici et là-bas. Ni le satirique George A. Romero, ni la niche de « l’interracial », interdite aux mineurs, n’attendirent le succès commercial et la couverture médiatique de Get Out (of the dark, hors du placard), la charte inattaquable des diktats édifiants du fascisme soft, féministe, antiraciste, LGBT, vive les victimes et tant pis pour la duplicité d’Asia Argento, arroseuse arrosée, pour exposer l’une des principales pathologies du pays, la soigner à leur façon, par une mise en valeur de la couleur, par des unions en solo ou en réunion, de quoi interloquer les krétins kagoulés du KKK d’autrefois.

Fi de sociologie, car le corps, premier, ultime décor, trame en filigrane, invisible à force d'être trop visible, sujet dissimulé, surexposé, des histoires au centre, à la périphérie, excède les cases (de l’oncle Tom ou Ben), son immanence se tresse à sa traduction fantomatique. Le corps-image se moque des ramages, des plumages, son langage autorise le tangage et le déroutage. Son identité, sans cesse mouvante, émouvante, dérive aux larges des discours, dialogue avec un inconnu fraternel, avec une inconnue familière de l’algèbre intime. Asservi au support de son épiphanie, hier pellicule pas si fragile, aujourd’hui disque dur promis à l’immarcescible, Vittorio Storaro se récrie, il se libère des interprètes, des exégètes, des prescripteurs et des auteurs. Signifiant plus que signifié, porteur de possibles plutôt que cristallisation (et crispation) critique, idéologique, il séduit et surpasse les ersatz du jeu vidéo (porno), des CGI (d’acrobaties). Rien ne saurait rivaliser avec sa vertu, son ontologie jolie, rien ne saurait le réduire, le maudire, le circonvenir et le conformer tout à fait. Bien sûr, sa liberté se paie au prix de l’usure, des textures, des impostures, des gerçures, des blessures, et le corps se casse, à l’instar du film, s’efface, en rime au fichier. Au carrefour de la détermination (génétique), de l’émancipation (citoyenne), de la création (incroyable respiration) et de la destruction (décrépitude impitoyable), le corps, idéalisé au ciné, confronté à la Cité, ne crève pas, change, se mélange, joue au diable et à l’ange. Pascal cousit son épiphanie à son paletot – le cinéma, ruban de rêves réels à l’étoffe shakespearienne, moins platonicienne que la musique, alors que la chanson, pratique d’évocation, associe l’anatomique au mystique, traverse l’oreille lynchienne, y chuchote ses cohortes ésotériques et mélodiques, persiste à s’expérimenter en corpus, en ensemble de formes, en organisme transfrontière et transgenre, n’en déplaise aux classificateurs de malheur, aux magistrats de la magie (mécanique).

L’actuelle (épuisante) panoplie des super-héros en série, femme-merveille ou panthère noire consensuelles, variations souvent à la gomme du motif du surhomme, et les promesses mirifiques ou horrifiques du transhumanisme, mythe technique presque propice à ressusciter les cendres du marxisme, ne peuvent pleinement occulter le corps avéré, anémier ses puissances spéculaires, congédier pro domo la féminité, la virilité, la tendresse et la détresse, la sauvagerie et la générosité, de nos enveloppes interlopes et solaires, solitaires et solidaires. Au « corps de boue » de sainte Thérèse d’Avila, formule fameuse reprise par Michelangelo Antonioni, nouvelliste pour Rien que des mensonges, cinéaste secondé par Wim Wenders pour Par-delà les nuages, préférons le corps debout, condamné à tomber, à se relever, à mourir à la moindre prise, à revivre à la sincère entremise, continuons à célébrer le corps de mélodrame, de comédie musicale, sa mélancolie à la Cronenberg, sa majesté à la Cassavetes. Le corps, encore, à ras bord.


Commentaires

  1. Réponses
    1. https://www.youtube.com/watch?v=_OFMkCeP6ok
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/09/amy-jade.html

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