La Tête contre les murs : Détraqué(e)s de ciné


Caméra, camisole, huis clos et envol.


Nous naissons tous fous. Quelques-uns le demeurent.

Samuel Beckett, En attendant Godot (1952)

Si, durant une seule seconde, on parvenait à penser l’impensable, chacun possède le sien, hier ou demain, on deviendrait cinglé, assuré. Il existe, heureusement, mille et un divertissements, pour néantiser notre néant, au moins un instant. Le ciné ne nécessite aucun effort particulier, il suffit de regarder, d’écouter, de lire à la va-vite des sous-titres. Divertissement d’épiciers, à la Pascal, démocratique et démagogique, le voici nous dérouter de nos ennuis, dissoudre nos soucis, nous donner à voir et à vivre d’autres vies que celle-ci, si brève, si décevante. Tandis que le X vide tes testicules de velléités révolutionnaires, l’horreur t’apprend à survivre, sublime tes intimes malheurs. Le temps passé à visionner s’avère autant perdu que retrouvé, Marcel Proust peut continuer à se coucher tôt, au creux de sa cathédrale de mots. La vanité de transvaser des images en ramage, tu l’éprouves mieux qu’eux, qui te lisent, qui se taisent, qui t’indiffèrent, que tu laisses faire. Les réseaux classés sociaux ne sauraient créer des communautés, ils assemblent de façon simple des îlots de zélotes polyglottes, pourvus de vérités individuelles, amen, amène-toi que je t’amenuise sous anonymat. Et le cinéma, thème amène, expertise à ta guise, se dissuade en discours, mon misérable amour. Délivrée des livres, détachée des tableaux, la modernité consomme encore de la musique et de la vidéo, la projo numérique, en salle, ersatz confortable et social du home cinema de quadra, du cellulaire de sa progéniture, du PC en famille, à domicile, pas l’inverse, n’en déplaise aux pleureuses corporatistes, pardon, aux exploitants alarmants. Inutile, désormais, d’ériger des autodafés de papier, filons fissa nous fournir en gare de romans homonymes, feuilleter sur liseuse des nouveautés poussiéreuses, déjà cireuses à peine postées.

Si n’importe quel auteur digne du terme dévalué, amoindri, écrit, filme, compose et peint contre son époque, son corps, ses atermoiements, le Temps impatient, cela ne signifie pas la supériorité du passé. Ne jamais s’ensorceler à la médiocre magie de la nostalgie, puisque l’idéalisation participe de la lobotomisation. L’immobilisme du défaitisme, non merci. Les jérémiades d’arrière-garde, ça rend malade. Trop tard pour le désespoir, les malédictions de saison. Remue-toi, munis-toi d’une caméra. Ne te rends pas sans te rendre d’abord dans le décor par toi monté, à démonter dans le studio facho, de Truman au chaud. Ouvre la fenêtre de l’écran, décale le cadre, à pleins poumons respire le pire, loin de l’empire de la paresse, de la tristesse. L’air vif, indocile, te gifle, te brûle les sourcils, alors tu te sais en vie, tu cesses de survivre, rassasié de ressassements rassurants. Vomir le vide, décider de ne plus dormir au monde. Matricule de somnambule, mot de passe cadenassé, utilisateurs utilisés à l’insu de leur plein gré. Quand donc le film va se casser, le fichier s’effacer, le storytelling se tarir, la toile d’araignée du réel sériel, comme le mouvement allemand, comme l’assassin insaisissable, se ramollir, se distendre, se sectionner, sous l’effet de la sauvage tendresse, de l’ivresse déterminée ? Que l’insurrection commence à la maison, le long de la langue, telle une offrande pro domo. Que je parvienne à me réinventer, au-delà du cinéma. Que m’anime le meilleur et me raniment tes ardeurs. En Asie, au Brésil, à Marseille, à Rome ou au Royaume-Uni, au cœur de la nuit américaine, au centre du jour dépourvu de retour, regarde-moi cramer. Les films défilent sur ma fovéa, les années écroulées remodèlent ma face, cependant je me maintiens à la surface, où je fixe l’infidèle reflet du verre austère.


Écrire sur le cinéma revient à écrire sur soi, que ceci te plaise ou pas. Solipsisme plutôt que narcissisme, impossibilité expérimentée de parcourir un corpus exogène, fi de Richard Fleischer (Le Voyage fantastique, 1966), de la fusion fiévreuse des amants morcelés. De l’absurdité à l’insanité, il suffit d’un changement de plan, d’un instant d’inattention ou d’excessive lucidité. Naguère, Gregory Peck incarnait un directeur de clinique amnésique, éclairé sur son passé, of course refoulé, par sa psychiatre envoûtée (La Maison du docteur Edwardes, Alfred Hitchcock, 1945), identité à la Salvador Dalí à décrypter, oh oui. Miné par Vincente Minnelli, Richard Widmark constate que sa petite communauté d’aliénés se détraque, accompagné par la partition dodécaphonique, par conséquent ad hoc, de Leonard Rosenman (La Toile d’araignée, 1955). Le journaliste de Shock Corridor (Samuel Fuller, 1963) ne sortira pas indemne de son immersion à l’intérieur de la sociologique institution. Idem pour Jack Nicholson, chro-niqueur de foot US imaginaire in fine écervelé pour de vrai, selon l’assez lourd Vol au-dessus d’un nid de coucou (Miloš Forman, 1975). Interné par Terry Gilliam (L’Armée des douze singes, 1995), Brad Pitt repense au pendule de Poe, spécialiste ironique du goudron et des plumes, de l’asile renversé, désormais dirigé par les patients. En 2010, Leonardo DiCaprio subit lui aussi un renversement de perspective, perpétré par un Martin Scorsese d’humeur insulaire, obturée, à Shutter Island. Ne délaissons pas les adolescents des Griffes du cauchemar (Chuck Russell, 1987), drivés par la survivante Heather Langenkamp, afin de se réveiller réparés, élargis du grand sommeil du fameux Freddy, fossoyeur d’infamants.

Du côté des dames, pareillement du drame, allez demander à Halle Berry (Gothika, Mathieu Kassovitz, 2003), Juliette Binoche (Camille Claudel 1915, Bruno Dumont, 2013), Annie Girardot (Traitement de choc, Alain Jessua, 1973), Amber Heard (The Ward : L’Hôpital de la terreur, John Carpenter, 2011) ou Elizabeth Taylor (Soudain l’été dernier, Joseph L. Mankiewicz, 1959). On le voit, démence et cinéma forment un stimulant tandem, ne datant pas de la veille, démontrent des automatismes d’automates, dont l’origine remonterait à celui du Cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene, 1920), littérale histoire de fou racontée par un pensionnaire et présageant peut-être, cf. les cogitations de Siegfried Kracauer, l’ère prévue millénaire d’un certain Adolf Hitler. Imitation de la vie à la Douglas Sirk, le ciné ressemble à une hallucination collective, cependant déstressante et payante. Lorsque la réalité déraille, lorsque la cinéphilie s’apparente à une pathologie, lorsque le doublage de la conscience, des apparences, subit un décalage, frise l’inconscience, règne une porosité jadis ressentie, présagée, au siècle dernier, ave la VHS, par le mercantile et fraternel Max Renn (Vidéodrome, David Cronenberg, 1983), mutant méta des nouvelles images maladives, fleurs de suicide à cueillir dans la cale d’une épave immobile. Versus cette mélancolie de l’indécision, de la confusion, voire de la transsubstantiation, le témoin manipulé, placé en HP, de L’Antre de la folie (John Carpenter, 1994) indique une voie possible, sinon à suivre, s’amuse de sa mise en abyme, mise en scène sur l’écran dément. De toute manière, mes chers, on finit toujours par se faire rattraper, ramener à la raison déraisonnable, au silence capitonné, à crier comme Mocky dans La Tête contre les murs (Georges Franju, 1959), fier fugitif captif.


Commentaires

  1. Yves SIMON : "Mes chansons pour générations éperdues"
    https://www.youtube.com/watch?v=UI1YwnUu3Jk
    https://jacquelinewaechter.blogspot.com/2021/02/all-of-characters-are-made-of-glass.html

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    1. https://www.babelio.com/livres/Reed-Parole-de-la-nuit-sauvage/82788

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