La Peau douce : Hommage aux maquillages


Le latex te laisse perplexe ? Revisite quelques classiques, épouvantables et sublimes.


À la mémoire de Benoît Lestang.

Le masque démasque, tandis que la nudité déguise, demandez aux comédiens grecs, japonais, aux hardeuses US. Le corps constitue l’effet spécial suprême, même lorsqu’il prend la pose, il ne cesse sa métamorphose. Si nos vies pouvaient se visionner en accéléré, burlesque grotesque, tragédie teintée de comédie, nous verrions s’accomplir pour ainsi dire à l’extérieur, dans toute son ampleur, la ruine quotidienne, ce processus assuré de destruction dont parlait Fitzgerald dans La Fêlure (1945), pas encore transposé par le Fincher de L’Étrange Histoire de Benjamin Button (2008). Les albums photographiques, recueils d’entomologie intime, en donnent une bonne idée, toutefois trop figée, trop proche du tombeau. Le cinéma, par définition art funéraire et embaumeur de bonheur(s), miroir fantomatique, spatial, temporel, ranime les rides, magnifie les maladies, remémore la mort. Il fait davantage, il nous apprend à ne plus les redouter, à leur découvrir une beauté pas si cachée, il renverse la perspective de la perception et transmue, de manière littérale, la démolition en création, en reconstruction, comme on dit, dans la supposée vraie vie, que la chirurgie esthétique médicale, délestée des névroses, du narcissisme, du fric, refond une face abîmée, répare l’outrage d’un accident, lisez-moi ou pas au sujet du décès de la médiatique et discrète Isabelle Dinoire. Outre-Atlantique, lexique pragmatique, profession syndiquée, on parle à juste titre de make-up artists et cet artisanat, à la fois modeste et industriel, relève en effet de l’art, en ce qu’il surprend, inquiète, séduit, interroge. L’imagerie horrifique, de facto physique, procède du mélodrame, je n’y reviens point, alors Lon Chaney, acteur du muet au body language si éloquent, représente une sorte de roi, un Protée à mille visages, clin d’œil à son surnom, à son biopic avec James Cagney (Pevney, 1957), un prince des frissons, salut à ceux de Cronenberg, et surtout des larmes, Tod Browning opine.


L’Inconnu (1927), acmé du tandem, déroule au sein d’un cirque son vaudeville de vraie-fausse amputation. Joan Crawford, écuyère altière, ne supporte pas d’être serrée dans des bras masculins ? Qu’à cela ne tienne, le lanceur de couteaux, rendu par l’amour marteau, se fera sectionner les siens – pour rien. Citons aussi sa face funèbre du Fantôme de l’Opéra (Julian, 1925), prédécesseur silencieux, fameux, du cireux Paul Williams selon le faustien Phantom of the Paradise (De Palma, 1974, stigmates signés du simiesque John Chambers). Chaney, par ailleurs parfois scénariste et réalisateur, concevait puis appliquait lui-même ses propres maquillages, contrairement à un certain Boris Karloff, autre anti-héros de trémolos relooké pour l’éternité en Frankenstein (Whale, 1931) de pièces détachées par l’impassible Jack Pierce. Sur un tournage, la patience s’avère une vertu, une nécessité, doublement maquillé(e). L’endurance et la souffrance font partie du jeu sérieux. S’épuiser à la course à l’instar de Dustin Hoffman pour Marathon Man (Schlesinger, 1976) ou se goinfrer de féculents tel Robert De Niro pour Raging Bull (Scorsese, 1980) figurent des figurations extrêmes, doloristes, très Actors Studio. En comparaison, le petit pacifiste prédateur de Peckinpah (Les Chiens de paille, 1971) dut peu suer, quoique, sous la panoplie ethnique et gérontophile de Little Big Man (Penn, 1970), tressée par Dick Smith, futur collaborateur diabolique de Bill Friedkin à l’occasion de L’Exorciste (1973), où Eileen Dietz prête ses traits peinturlurés, tétanisants, quasiment subliminaux, au priapique, presque pédophile, Pazuzu. Auparavant, notre Édith Scob se masquait, s’évaporait, dans Les Yeux sans visage (Franju, 1960), commotion scopique à l’écho retrouvé chez Woo (Volte-face, 1997, Michael Mills aux prothèses) ou Romero (Bruiser, 2000, Russell Cate & Mark DeLuca + les Mackintosh, Louisa & Raymond, à la manœuvre).



Après Quinn en Quasimodo (Notre-Dame de Paris, Delannoy, 1956, ah, Gina), Henri Assola & Georges Klein donnent à voir des opérations, des greffons, une succession d’échecs, retour à Scott. Ici, l’hubris traditionnelle, à la Victor Frankenstein, plus tard à la Seth Brundle (La Mouche, Cronenberg, 1986), se double d’un dilemme paternel : Pierre Brasseur, papounet responsable de la gueule cassée, accidentée, de sa frêle fifille, accessoirement tueur en série cynophile, promis à une dévoration de chenil, incarne un Sisyphe à complice (ah, Alida). Ce que l’on ne peut voir, il convient de le dissimuler, par exemple sous un morceau de plastique iconique, immaculé. Chez Fulci, cinéaste entiché d’yeux crevés, aveuglés, l’organique acquiert une dimension poétique, métaphysique, qui nous ramène à l’obscurité volontaire d’Œdipe et aux mystères des pythies antiques. L’excès de vision surnaturelle conduit à l’occlusion visuelle, avisez la belle Cinzia Monreale, ex-modèle modelée en médium, voyante rendue non-voyante par Maurizio Trani. À vouloir voir L’Au-delà (1981), on en perd la vue, ou pire. À se balader, s’égarer sur la lande anglaise, on se transforme fissa en Loup-garou de Londres (Landis, 1981), épiphanie inouïe due à Rick Baker, sans doute licencié en lycanthropie à domicile, indélébile. Si le bestiaire embrumé de la Universal suggérait la bestialité, nous voici désormais à l’ère du blue movie domestique, de la lumière clinique, et la farce funeste prend acte de cette marque (ou lettre, à la Hawthorne) écarlate, de cette pornographie à poil(s). Une balle en argent, franchement, ne saurait suffire à occire The Thing (Carpenter, 1982), envahisseur stellaire de paranoïa glaciaire, d’eschatologie entre mecs loin des États-(dés)Unis.



Le brillant Rob Bottin, dorénavant retraité prématuré, écœuré, merci aux CGI, souvent pourris, certes, y affiche un faune transgenre et post-espèces, surplombé par une araignée (au plafond, forcément) à tête humaine, mon Dieu, de quoi traumatiser l’humaniste Spielberg sur son joli vélo de chromo (E.T., l’extra-terrestre, 1982, Carlo Rambaldi en renfort). Dans le cadre quantique du ciné, l’humanité et la monstruosité font corps, fusionnent et se contusionnent. Vétéran du Vietnam, Tom Savini apprécia sûrement à sa juste mesure la satire antimilitariste du Jour des morts-vivants (Romero, 1985). Mieux, il immortalisa une possible communication, de surcroît musicale, entre les cloîtrés et les macchabées, grâce au regard mémorable de Sherman Howard, Bub peut-être un jour buddy. La musique, tu le sais, cher lecteur, adoucirait les mœurs, fi de l’anthropophagie ! Quelque chose se passe durant ces secondes casquées d’un baladeur vintage, le souvenir sonore remonte à la surface de la métaphore et le prisonnier proustien nous rappelle notre destin, capitaliste ou pas. Tu mangeras ton prochain, tu pleureras en réminiscence du ciel antérieur, enterré, fleuri de beauté baudelairienne, platonicienne. On (se) reconnaît en ce zombie, mais Jeff Goldblum ne se reconnaît plus face à la glace de son armoire à pharmacie, musée-mémorial de son moi mutant. Dopé par Chris Walas, il se rêvait prophète, athlète, surhomme à surquéquette ravissant, épuisant puis révulsant la journaliste de Geena Davis. Mis en abyme au creux du film, grimé en avorteur de cauchemar, Cronenberg connaît le succès, commercial, critique, cartographie les années SIDA, ne fait pas que ça, cristallise tout son cinéma au cours d’un drame de chambre (à coucher) aux accents existentiels et à la portée (de partition, de moralité) opératique.



La Mouche mouchait un scientifique sympathique, RoboCop (Verhoeven, 1987), ressuscite et trafique un flic christique. Rob revient et revêt Peter Weller, sur le point de succomber au Tanger intériorisé (Ovide sodomise Burroughs, voire l’inverse) du Festin nu (Cronenberg, 1991), d’une armure future, d’un crâne glabre. Là idem, il s’agit de repartir au pays des souvenirs, en sus de se moquer de la société à venir, lobotomisée, fascisée, acide assez consensuel. Weller pouvait plaire à Robert Bresson, grâce à sa capacité d’expression immobile, présage apocryphe du longuet, larmoyant et arty Le Scaphandre et le Papillon (Schnabel, 2007). Avant de se réinventer en piètre plagiaire de La Planète des singes (2001), en portraitiste paternaliste (Big Fish, 2003), en lecteur de Lewis affligeant, cf. son Alice au pays des merveilles d’une femme d’affaires, du commerce, du reniement, Tim Burton, d’ailleurs co-auteur (avec John Logan, Stephen Sondheim & Hugh Wheeler) de l’excellent Sweeney Todd : Le Diabolique Barbier de Fleet Street, comédie musicale macabre aux tourtes cannibales cuites au four crématoire, se réapproprie le territoire du gothique en mode Hammer avec Sleepy Hollow (1999). Passé par le dentiste Kevin Yagher, pas celui de Brian Yuzna, Christopher Walken monte à cheval et fauche ses adversaires, cavalier sans tête du sous-titre français. Le film de fantômes historiques, cinématographiques, que dominent trois figures féminines, Christina Ricci, Lisa Marie et la regrettée Miranda Richardson, offre à l’acteur majeur de Voyage au bout de l’enfer (Cimino, 1978) et Dead Zone (Cronenberg, 1983) un costume en cuir à la Edward aux mains d’argent (Burton, 1990) et une avide vengeance à la Batman (Burton, 1989).



Néanmoins, les fans familiers de son CV, suivez mon regard au miroir, assurent que Chris effrayait a fortiori au naturel, à peine muni d’une moustache et de frisettes à la John Holmes, en tant que géniteur et mauvais génie de Sean Penn pour Comme un chien enragé (Foley, 1986), remake apocryphe de La Nuit du chasseur (Laughton, 1955) en partie écrit par le fils d’Elia Kazan, Nicholas semblant régler ses comptes avec son auguste papa. Terminons notre tour d’horizon avec la boucle bouclée d’un Brad Pitt pensif, vieilli et ensuite rajeuni par le primé, oscarisé, Greg Cannom. La fresque frise l’indifférence, remémore que Pitt, dépourvu du pendule de Poe, interpréta jadis la Mort elle-même pour Rencontre avec Joe Black (Brest, 1998), ersatz de Théorème (Pasolini, 1968) à la sauce lacrymale. Oui, il faut finalement mourir, cesser d’écrire, à l’envers, à l’endroit, le cinéma permettant ceci, la Monica Bellucci de Irréversible (Noé, 2002) ne me contredira pas, bandelettes hospitalières à la Miss Scob ou pas. Parmi les innombrables maquilleurs – je regrette le premier la rareté des dames, imputable à de l’indifférence, plus qu’à du sexisme – surnage une poignée de noms, énumérons John Carl Buechler, Gianetto De Rossi Robert Kurtzman, Greg Nicotero, Christopher Tucker, William J. Tuttle, John Vulich, Stan Winston et bien sûr Benoît Lestang, auquel je dédie, outre-tombe, mon texte ni exhaustif ni nostalgique. Le cinéma dit d’horreur (se) survit, ne se porte pas si mal, et, je le précisais récemment, le corps résiste encore, l’anatomique côtoie le numérique. Michael Myers, le croque-mitaine masqué, dès le début démasqué, en POV, please, de La Nuit des masques (aka Halloween, Carpenter, 1978), mourra un autre jour, mon amour, ah bon, s’étonne Bond…



« Je m’avance masqué », affirmait René Descartes, latiniste plutôt que courtisan, et chacun d’entre nous itou, comédie sociale oblige. Au sein de la salle obscure à dessein, afin de nous éclairer, au cœur du cadre des ablutions matinales, nocturnes, tu te mires et constates l’empire du Temps, triste sire impatient de te pousser vers le néant. Souris, mon ami(e), admire les horreurs merveilleuses et précieuses des magiciens précités. Il en va de ta cinéphilie et de ta vie, de ton identité traversée, de ta face familiale, un brin conne, à la Francis Bacon. Des visages, des figures, Noir Désir à la rescousse, des aventures, des impostures et la surface tenace, soumise à l’usure, à l’érosion, à l’émotion. « Un grand chapeau pour cacher ma sale gueule ! » plaisantait naguère Romy Schneider, incognito, au micro (de Jacques Chancel), mise à nu par sa voix valeureuse, évocatrice. Et pourtant, elle rayonnait, même lessivée, même démaquillée. Le visage, vestige de prestige, y compris, sali, resplendi, dans le X, se maquille pour mieux signifier la fin de partie à la Samuel Beckett, la fin de la comédie à la Paillasse (Leoncavallo, 1892), donc à la De Palma (Les Incorruptibles, 1987, Michael Hancock sur le set). Avec ou sans masque, maquillage, il demeure un regard, un retard, une détresse et une noblesse magnifiquement soulignés par les artistes mentionnés, maîtres des apparences et des prestances, d’une maïeutique fantastique et ludique, ontologie de cosmétique, oh, chic.

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