Quiet People : Au nom du fils


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre d’Ognjen Sviličić.


À mes parents

Voici l’histoire de gens sans histoires, de gens tranquilles, précise le titre. Mais les gens sans histoires, ça n’existe pas, surtout au cinéma. Alors il arrive à Ivo & Maja, remarquables Emir Hadžihafizbegović & Jasna Žalica, ce qu’il peut arriver de pire à des parents : perdre un enfant. Tomica, diminutif affectueux, davantage que le banal Tommy anglo-saxon, rentre un jour autour de sept heures du matin. Il vient de se faire tabasser dehors, il porte des plaies sur sa face, il affirme ne pas souffrir, il s’effondre ce soir dans la salle de bains, à côté de la baignoire sur le point de déborder. Après une nuit d’hôpital, il cesse de respirer, succombe à une double rupture d’anévrisme cérébral, fatal. Entre-temps, Tea, sa petite amie, révèle au couple modeste, lui chauffeur de bus, elle malade, à la maison, le film de l’agression, commise par un condisciple, pour un vague motif de fric, posté sur FB, retiré après avoir choqué (les autres élèves). Ivo, illico, une grosse clé de mécano sous le paletot, s’en va traquer le coupable supposé, non-identifié sur le fichier envoyé par satellite, un certain Matic, petit magouilleur de devoir de physique. Défiguré, ensanglanté, l’ado ne fait plus le beau et le père, incapable de manier le fer, de se le faire jusqu’au bout, jusqu’au point de non-retour, revient chez lui, lave ses mains rougies, cuisine avec sa moitié éclairée – cut. Résumé ainsi, Quiet People (2014) inquiète un peu, ressemble à une révision à la fois auteuriste et populiste, sinon antijeuniste, du Death Wish (mélancolique) de Michael Winner (1974) ou du Death Wish (ludique) d’Eli Roth (2018). En réalité, rien de plus dissemblable que ces deux (ou trois) œuvres innervées par un esprit de vengeance partagé.


Dès le début, building décrépit, signalisation ésotérique, tramway bleuté, couloir ouaté, le film affiche un formalisme géométrique établissant une distance et une tension. Outre posséder un vrai sens de la composition, Ognjen Sviličić possède aussi un sens de l’humour discret, constant, y compris en contraste avec le désastre (notre tandem âgé, déjà endeuillé, roule vers le cadavre, le déni, accompagné à la radio par une mexicanerie masculine du meilleur aloi). Ironie ? Disons pudeur, manière de contaminer, donc d’adoucir, l’horrifique par le comique. Bien sûr, personne, je crois, ne s’esclaffera devant Quiet People, mais ces scènes de la vie conjugale (et de la classe classée moyenne, de la majorité estampillée silencieuse) ne manquent pas de sel gentiment vachard, s’avèrent plus sereines, plus tendres, moins loquaces, que selon Ingmar Bergman. Façon, a fortiori, de s’émanciper du pathos, de rendre poignantes les amorces de larmes, les fissures de façade sociale, même dans l’intimité. Et puis, à quoi bon craquer ? En Croatie, à la capitale, les choses ne se passent pas comme cela. Il faut tenir bon, se déplacer, remplir de la paperasse partout, à l’hosto, au commissariat, à la morgue, au lycée, planqué dans les toilettes. Peu importe que Georges Perec connaisse ou pas Zagreb ; ici, la vie mode d’emploi sent l’administration à la Franz Kafka, machine un brin maladroite, pas même fichue de lire les lésions, de savoir les radiographier, système un chouïa en surcharge, mate-moi le monde au guichet. Quand Ivo lui dit : « Mon fils est mort », l’infirmière frémit à peine, prend le document et s’occupe du suivant. Et tu t’étonnes, ensuite, qu’un gosse périsse de non-assistance, immortalisé à terre, en train de répéter son trépas pour de vrai ? D’ailleurs, le tabassage nocturne paraît itou proche de l’anesthésie, du mauvais rêve juste entrevu (curiosité de la caméra portée).


Le cassage de gueule en plein jour, en pleine rue, coups de poing paternels répétés, ne me regarde pas, sale con, avec projections écarlates sur le front, avec en contrepoint un petit air irlandais trafiqué de camionnette à nourriture, en voit sa violence renforcée, asséchée, exposée autant que suggérée par le son, le hors-champ et le montage des plans opposés jusque via la perspective. Le second couple amical, venu remonter le moral, procède pareillement, mêle émotion et dérision. Le grand type dégarni glisse un billet sur la table basse, assure que surviendront des frais imprévus, ne sait même pas combien coûte une parcelle au cimetière, frère. Ceci fait sourire et serre la gorge, sur un mode européen, d’Europe de l’Est, que jamais Hollywood ne saura une seconde singer (ne parlons pas du cinéma franco-français, s’il vous plaît). Tu veux un film d’action, tu veux de la baston, tu veux foutre par procuration la raclée aux cailleras de ton quartier ? Passe ton chemin, gredin. Quiet People n’en fait pas des tonnes, il cadre au cordeau son drame au bord de l’indicible – que voudrais-tu dire, après un tel tombeau suivi du fiasco ? On pourrait penser aux modèles de Robert Bresson, à nouveau délocalisés dans le fait divers (inspiration du récit), revoyez Au hasard Balthazar (1966) et Le Diable probablement (1977), pourtant aucune interrogation religieuse en surplus, aucune transcendance (ou son absence) en surplomb, durant ce métrage immanent, matérialiste et sentimental, dont l’affiche laïque s’apprécie cependant en pietà. On pourrait se rappeler des automates monomaniaques du Crash (1996) de David Cronenberg, néanmoins point de SF à la limite du X au cours de ce film d’amour qui bouleverse sotto voce, en douceur, loin de la fureur, de la glace brûlante du Canadien contusionné (implication de Hadžihafizbegović dans un carambolage létal !).


En soixante-quinze minutes denses, en deux journées + une nuit décisives, Sviličić rive le spectateur dépourvu de peur, encore doté d’un cervelet, de sa sensibilité, à ses gens dits ordinaires (voire démissionnaires) confrontés à l’extraordinaire, lui-même banal dans sa monstruosité médiatisée (double sens). De telles atrocités accidentelles surviennent, elles s’inviteraient dans ta vie, et alors, comment tu réagirais ? Tu boirais jusqu’à la lie de l’hallali le Peppermint (2018) a priori pourri (cf. sa bande-annonce) de Pierre Morel, séide démagogique de Luc Besson ? Quiet People s’oriente plutôt vers les parages peu rassurants de Red Road (Andrea Arnold, 2006), ouvrage adulte jadis visité par votre serviteur, donne à voir, à ressentir, la réversibilité des rôles, la perte de contrôle, le vide et le vertige. Dans la chambre du fils, presque en écho à celle de Nanni Moretti, Ivo se surprend devant un dessin de fée sexy, « Je ne savais pas qu’il était aussi bon ». Non, tu l’ignorais, comme le racket, comme sa douleur, sa solitude, ses premières et dernières amours de vampire reclus, encapuchonné. Manger du saucisson au petit-déjeuner, attendre sa série préférée à la TV, s’ennuyer devant la rediffusion d’une chanson à la con, il doit exister mieux que tout ça, il pouvait se tisser une réelle relation entre le fiston et le papa. Le sort et le cinéaste en décident différemment, laissent toutefois le moralisme aux magistrats, aux sociologues, aux réalisateurs citatifs, autarciques, divertissants. Film réaliste et stylisé, co-production du CNC, Quiet People doit une partie de sa réussite esthétique à la directrice de la photographie Crystel Fournier, complice de Céline Sciamma, notamment sur l’anecdotique Tomboy (2011), qui manie avec une délicatesse et une maîtrise évocatrices les ombres et les lumières, en intérieurs, en plein air, s’en sert afin de magnifier des visages et des paysages guère référencés dans les catégories eugénistes du beau à consommer, consacrer, congratuler.


La beauté du film réside bel et bien dans sa simplicité, sa placidité, sa fixité, sa transparence d’opacité, d’absurdité. Couper des poivrons et des oignons après une agression ne signifie rien, pas plus que le pyjama d’emprunt ni les pieds nus porteurs d’étiquette suspecte, funeste. C’est-à-dire que cette trivialité signifie tout, que la vie continue, à deux, avec la police à l’horizon, ou non, avec un absent surprésent, qui aimait bien ses tomates tranchées fines, qui ne mangea presque rien, regagne ta chambre, je réchaufferai ton steak. La grandeur de ce petit film tourné en 2013, calendrier médical inclus, sorti en catimini à Paris en 2018, tient à de tels détails, à ces guirlandes d’insignifiances, constellations de nos existences. Délesté de musique, de mélodramatique, de juridique, Quiet People cartographie sa catastrophe avec calme et empathie, œuvre drolatique et politique nous réconciliant, au moins un instant, avec les puissances du cinéma, sa capacité à créer une réalité miroitée, décantée, ouverte telle une fenêtre (ou une blessure), celle que traverse Ivo & Maja pour regarder en bas, sur le balcon (de la cité paisible), des bagnoles (gare à la batterie), des silhouettes, des mecs auxquels filer de la monnaie, une marchande de journaux cruelle sans le savoir, puisque pythie impitoyable. Et, avant tout, un Thomas qui ne reviendra pas, qu’ils ne reverront plus, qu’ils dévisagèrent hier, masque de mort aussi cireux que le suaire offert. Ce calme à rendre cinglé signe notre modernité, nous assourdit de silence et d’impuissance. Dès lors, il reste à se ressaisir, à s’étreindre, à embrasser un dos, à changer de réchaud (running gag du bouton rouge). Il reste à filmer des personnages de proximité, il reste à écrire sur ce film triste et tout sauf dépressif, facile à retracer, intense à aimer.


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