Le Château de l’araignée : La Prophétie des ombres


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Akira Kurosawa.


Après un prologue choral sur le Fuji à la Stromboli (Rossellini, 1950), moralisateur et misogyne, une bataille clanique se déroule hors-champ, par messagers essoufflés interposés. Puis deux cavaliers victorieux se perdent parmi une forêt qu’ils connaissent pourtant bien, y trouvent un destin dévidé de façon orale et littérale par un « esprit malin » au féminin. « Nos désirs font nos rêves » résument-ils en se marrant au sortir du sinistre enchantement et le reste du métrage minuté, divisé par un trio de fondus au noir en trois grandes parties équilibrées, va parapher le présage, ratifier le ramage, volatiles indociles inclus. Déjà déceptive au niveau de l’épique, la trame confirme ainsi le programme, verrouille le drame à base de fidélité, de félonie, de trahisons en série, de fondations en effet pourries, celles du château ou des idéaux. Shakespeare, certes, mais aussi et surtout un huis clos de cas de conscience, à la modestie d’asphyxie, le chaos cosmique de Ran (1985) surviendra plus tard, pareillement éclairé par Asakazu Nakai, similairement co-écrit par Hideo Oguni, signalons que Shinobu Hashimoto co-signera le Hara-kiri (1962) de Masaki Kobayashi, salué par qui vous savez. « Fou » effrayé par un fantôme de festin affectif, point festif, Mifune se fait flouer par sa femme, damne son âme et décapite son frère d’armes, avant d’aviser, à moitié dément, d’innombrables arbres en mouvement, de finir transpercé par une infinité de flèches revêches, retournées contre le seigneur usurpateur, sorte de saint Sébastien à la sauce Tony Montana. Son trépas moins opératique, davantage géométrique, leçon euphorisante de découpage, de montage, AK himself à la Moviola, constitue l’acmé autant que la coda de cette chronique d’une mort nippone annoncée, surdéterminée.



Sommairement sommé de s’arrêter de danser, le vieux comédien cristallise la valse funeste des pantins, leur immobilisme de morts-vivants en sursis. Le sang que tu fis couler, rien ne parvient à l’effacer, tes mains immaculées rougies en écho à la clé curieuse de Gilles de Rais transposé par Perrault. Une barbe bleue ? Une sorcière blanche, une énonciation de malédiction, une délocalisation d’inspiration. Ici, même la vie périt, une mère insensée, obsédée, accouche d’un enfant mort-né. Royaume de cimetière à la brume délétère, décor de Genèse en cadre du malaise. Tohu-bohu et bobards, fatalité et théâtralité. La violence du meurtre d’un complice de décollation – il blessa mais laissa filer l’héritier, quel con – paraît douce face aux murs impressionnants, toujours tachés du sang d’un suicidé, à lessiver fissa pour le sommeil de l’invité intempestif, QG de trépassé silencieux. Le vent du néant nous emportera, les serfs et les scélérats, les femmes aux champs, les femmes en pleurs, la femme au bois. Il souffle sur ce film visiblement postsynchronisé, effet funèbre renforcé. On ressentira tel fantastique mortifère lors du segment soldatesque de Rêves (1990), souvenez-vous. Chez Welles (Macbeth, 1948) régnaient l’artifice, voire l’expressionniste, le héraut de studio, l’artisanat de l’insanité, le bricolage majestueux. Chez Kurosawa, la distance demeure, la raison du réalisateur escorte la déraison du protagoniste et le dernier mot revient à la nature, boucle bouclée d’une stèle à la fois phallique et pathétique. Tu voulais tout, tu possédas le vide, tu ne sus savourer l’éphémère tranquillité de la troupe en été. Si Les salauds dorment en paix (1960), le manipulé à l’insu de son plein gré se tient Entre le ciel et l’enfer (1963), corde raide du dilemme amical, moral. Prisonnier avec volonté d’un filet fatal, lexical, cf. le titre original, le toponyme de l’édifice ancestral, le guerrier doit tomber, d’abord hissé sur les cimes magnanimes, ensuite aboli dans la boue.


La roue de la Fortune tourne à l’infortune et te détourne du droit chemin de la vassalité, voie conservatrice. Reste à ta place, n’écoute pas ton épouse jalouse, combats ta paranoïa – ou alors, péris aussitôt, porc-épic et Idiot (1951) pas un brin dostoïevskien, quoique. Au croissant lunaire répond le casque sélénite, accord de désaccord du conseil diurne et de l’assassinat nocturne. Un grand cercueil blanc pénètre les hautes parois noires, symbole de deuil oriental, symbole d’innocence occidentale posthume achetée au prix de la vie, car le châtelain incertain de l’issue finale liminaire se débarrassa lui-même, dit-elle, de son propre supérieur. Héritage d’un autre âge, moderne et daté, transmission de la convoitise, médiocrité médiévale d’une fable transfrontière. La caméra danse avec Mifune, avec la mizoguchienne Isuzu Yamada en train d’excuser son mari aviné au saké auprès des convives évanouis. Film de merveilles, de fins de règnes expéditives, Le Château de l’araignée (1957) capture le spectateur à l’intérieur de sa toile hypnotique, quantique, de son espace-temps passé-présent. Et suprême ironie, bien sûr, que de tromper un aveuglé volontaire, victime d’une voyante, via un stratagème forestier démontrant la vérité du déplacement impossible. Double leçon de réalisation, du cinéaste et de la prophétie, le métrage admirable, linéaire, sincère, assez rare, presque méconnu, mérite sa (re)découverte disons de rentrée. Que reste-t-il Après la pluie (1998), se demande Takashi Koizumi ? Il reste une œuvre envoûtante à propos d’une démence saisissante, un chant du cygne satirique, un avertissement adressé à tous les tyrans. En 2018, le conte défait fonctionne encore, sexagénaire sobre et insinuant, retenu et puissant. Devinez désormais quoi voir ce soir…


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