Manille : Adieu Philippine


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Lino Brocka.


On choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille
On choisit pas non plus les trottoirs de Manille
De Paris ou d’Alger pour apprendre à marcher

Maxime Le Forestier

Tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Pangloss

Une fille, la ville, l’exil. Surtout, une rue Miséricorde, une recruteuse Madame Cruz, un ange déchu appelé Paraiso, un ami prénommé Pol, l’inscription murale JESUS IS OUR SAVIOR, des retrouvailles ecclésiastiques, une séance du King of Kings (1961) de Samuel Bronston & Nicolas Ray. Ce chemin de croix sans foi ni loi, où chaque cercle infernal, banal, trivial, oblige Julio à tomber encore plus bas, jusqu’à son possible suicide, son lynchage probable, jusqu’à un terrible arrêt sur image en regard caméra, à peine contrebalancé par le souvenir ensoleillé d’une madone étranglée, ne pouvait pas ne point parler à un certain Martin Scorsese, notoire grenouille de bénitier tourmentée, accessoirement philanthrope de restauration filmique. N’en déplaise à l’auteur religieux Paul Schrader, Manille (1975), outre sa trame à la Hardcore (1979), se termine presque tel Taxi Driver (1976), par un bain de sang au creux d’un couloir, par une purification de déréliction. Toutefois fi de l’ironie, adieu à la rédemption médiatique du névrotique Travis Bickle, vétéran monologuant et exterminateur redevenu chauffeur. Ici, les prostituées périssent, finissent balancées dans l’escalier, suite logique du trottoir inique ; ici, on finit toujours par se faire enfiler, au propre, au figuré, par un contremaître puis un maquereau, par le destin de la diégèse, dépourvu de pitié, de pathos. Mélodrame sexuel davantage que démonstration marxiste, cf. la manifestation subliminale contre « le capitalisme bureaucratique », bigre, l’œuvre envoûtante et captivante de Lino Brocka fonctionne à la façon d’un mauvais rêve avéré, réaliste, d’un cauchemar matérialisé en plein jour, effet fantastique, fantomatique, renforcé par la direction de la photographie de Miguel de Leon, superviseur de restaurée renaissance, de seconde chance cinéphile, sillage d’une piètre copie au BFI de feu Pierre Rissient, passeur essentiel, par l’absence perceptible, sinon transalpine, de son direct.


Manille s’ouvre ainsi sur des plans en noir et blanc de la cité en train de s’éveiller, prend des couleurs pour se focaliser en zoom avant sur le visage livide du sidéré-sidérant Rafael Roco, Jr., par la suite au générique notamment de L’Année de tous les dangers (Peter Weir, 1982). Obsédé par sa belle Ligaya, il guette une fenêtre, mateur amateur, pêcheur de poissons délocalisé parmi des pécheurs dépourvus de pardon. Dieu n’existe plus, n’attends donc aucun salut de sa part, tandis que d’arrogants bâtiments aux intitulés hispanisants s’érigent au moyen du ciment et du sang, de l’argent volé aux ouvriers de chantier, parfois chanteur emmerdeur écrasé au sol en raison d’un seau à la Carrie au bal du diable (Brian De Palma, 1976). En parlant d’érection, notre Candide édénique, déniaisé par un taulier très gay, un client à clébard rigolard, devra s’améliorer la prochaine fois, apprendre trois ou quatre trucs entre mecs s’il veut s’enrichir sans chichis, faire fructifier l’unique capital de son corps glabre et « résistant ». Le fric, voici le motif explicite de l’épisode homosexuel, du travail diligemment fourni par le nocturne Bobby. Cependant Manille, sous-titré en VO d’un vintage Dans les griffes du néon, passons, éparpillons les piégés papillons, ne dialogue pas avec son parfait contemporain fassbinderien, à savoir Le Droit du plus fort. Exeunt la lutte des classes, le SM en costard, le gros lot et l’aristo. Les étreintes masculines permettent de se payer un appart sympa, spacieux, affiche de The Taming of the Shrew (Franco Zeffirelli, 1967) + petit-déjeuner copieux inclus. Liz Taylor & Dick Burton, notre Julio s’en fiche, il aperçoit au bord du songe et au milieu du lit rémunéré, miroité, la dick de son amphitryon pas con, straight souriant s’occupant d’un client content. Brocka ne juge pas, ne diabolise personne, il sonde le système, il esquive l’obscène, fondu enchaîné à la clé.


Ses « call-boys » à lui ne sauraient ressembler aux costaux en cuir et casquette de Crusing (William Friedkin, 1980), pas plus que le pic à glace létal à celui de Basic Instinct (Paul Verhoeven, 1992), tandem polémique dû à deux hétéros, a contrario de l’orientation de libido du Lino. Fable politique et mélancolique, puissante parabole aux senteurs de sperme et d’alcool, Manille s’avère aussi une épiphanie, une sorte de chef-d’œuvre modeste, discret, linéaire et exemplaire, dont on se demande encore comment il put émerger à l’ombre du gouvernement de Ferdinand Marcos, peu épris de critique(s) et de liberté(s). Vrai cinéaste, producteur pragmatique, conteur lucide et intrépide trop tôt parti en mode Albert Camus, stakhanoviste salué à l’occasion dédicacée des intenses et autofictives Nuits fauves (Cyril Collard, 1992), Lino Brocka filme tout cela avec maestria, donne une leçon de cinéma à tous les misérables émissaires du misérabilisme, à toutes les belles âmes immondes aveuglées par leur humanisme autoproclamé. Avant de trépasser, pourchassé, Julio passe de la candeur à la fureur, en passant par la stupeur. Nouvel Orphée à la recherche de son Eurydice cernée d’immondices, il la retrouvera durant l’ultime demi-heure, pour mieux la perdre définitivement, absente évidente de rendez-vous d’envol. On ne fuit pas l’enfer, on y survit, on y achève un Chinois proxénète, à menaces mortelles et rideau de fer symbolique, littéral, néanmoins entiché, père de repaire qui offre à sa prisonnière des bijoux, assiste à son enterrement de cercueil blanc. Ni homophobe ni raciste, Brocka évite idem le manichéisme : le paradis enfui, ressurgi sous forme de retours en arrière mentaux, de chromos quasiment montés à la Nicolas Roeg par Edgardo & Ike Jarlego, Jr., comporte une mère mégère, snob à mioche assez conne pour croire au mirage universitaire promis à sa progéniture pure, un conservatisme d’inégalités innées, paysan tu nais, paysan tu crèves, tu perds tes terres privées de papiers, tu te prends une balle dans la colonne vertébrale te rendant infirme, invalide, nourri à la cuillère par ta fille de bidonville bientôt incendié, incinéré, elle-même illico mise fissa sur le marché, pour 20 pesos tu pourras aller l’empoigner, la baiser, bière assurée, additionnée, olé.


Innervé par une rage froide, celle du protagoniste, du réalisateur, du spectateur, Manille doit une large partie de sa réussite singulière, collective, au scénario obstiné, d’un roman librement adapté, de Clodualdo del Mundo, Jr., aux notes inspirées du compositeur Max Jocson, à l’ensemble d’un casting remarquable, mention spéciale à la majeure Hilda Koronel, admirable Arlésienne au monologue adulte, traumatique, hypnotique, dévidé sur une note haute tenue, assourdie, anxiogène. Importance du son, citons en sus la reprise à la guitare urbaine de La Quête (1968) de Jacques Brel, transposition frissonnante d’un morceau du Man of La Mancha (1965) de Joe Darion, Mitch Leigh, Dale Wasserman, et une chanson de Tom Jones au juke-box, It’s Not Unusual (1965), plus tard réutilisée par le Tim Burton satirique de Mars Attacks! (1996). Pendant cette scène bouleversante de restaurant à la bonne bouffe, hélas peuplé hors-champ de bourgeois sourds, bruyants, ricanants, à vous couper l’appétit, putain, Julio apprend le trépas de sa bien-aimée par journal interposé. Pol, messager sinistre, philosophe sur les fakirs indiens et se brûle volontairement l’intérieur de la main. Mais la souffrance s’affermit, renforcée par le stigmate de cigarette. Contrôle-toi, respecte la défunte, conseille-t-il au veuf au cimetière solaire, assassin à lunettes de soleil au loin. La famille de Ligaya ne savait pas, la croyait épanouie, et son jules lui taira, à l’heure des confidences sur l’oreiller saisies en plongée, son aventure/mésaventure de vaseline almodovaresque. L’omission expose la spoliation, le silence de la correspondance souligne l’exploitation sexuelle-industrielle généralisée, tolérée, voire encouragée par la police, par son apparence, je pense au faux flic alerté par l’entremetteuse hurleuse, à son coup de poing stomacal à couper le souffle de l’acteur, carnet à billets et lettre dérobé aux toilettes, en vérité antre de tables de billard de polar.


Personne ne viendra te sauver, pourtant tu partages ta solitude avec des hommes aimables, des femmes fréquentables, et la nourriture en commun s’interprète en pauvre trésor de pauvres, perle de Perla, à ne pas confondre avec l’insupportable charité des riches. L’offre et la demande, le don et le deal, la misère et l’indifférence – Manille constitue comme un cours en accéléré d’économie capitaliste appliquée, la phase suivante du consumérisme assumé, exacerbé, intériorisé, acté, atteinte par le cannibalisme illustré, métaphorisé, d’un George A. Romero (Zombie, 1978). Moins féminin que Kenji Mizoguchi, moins coloré que Douglas Sirk, moins historique que Rainer Werner Fassbinder, Lino Brocka accompagne en travellings latéraux lyriques, documentaires, vénères, les déambulations d’immobilisme de son christ laïc, atteint en pleine période de Noël de pulsions homicides, renvoyons vers l’interception du voleur-coureur en bordure d’ersatz de Venice Beach, rime faussement californienne à la plage du village mémorielle. Il associe suprêmement, superbement, ascension sociale rarissime et licenciement sans indemnités, enseignes de sociétés éclairées, éclairantes et tabassage en cellule rapporté, larmes de la fiancée, sueur de son amoureux, il donne à entendre des échos de Accattone (Pier Paolo Pasolini, 1961), La Grande Ville (Satyajit Ray, 1963), Meurtre d’un bookmaker chinois (John Cassavetes, 1976) ou Melaza (Carlos Lechuga, 2012). Sis dans un simulacre de Vietnam pour cinéastes étasuniens, remember le Francis Ford Coppola de Apocalypse Now (1979), pas que, finalisé par un fondu au blanc d’abolition, de page vierge à réécrire sans tergiverser, à la fois pudique et horrifique, programmation en salle de House of Dark Shadows (Dan Curtis, 1970, boucle bouclée avec Tim Burton) comprise, choral et moral, cet item désespéré, jamais désespérant, incite à l’espérance, au changement, of course tout sauf celui d’un risible slogan socialiste franco-français. Car les grands métrages stimulent, même et a fortiori lorsqu’ils cartographient une réalité enténébrée, occultée, malsaine et pérenne, inconfortable et transposable.


Prolongeons notre prose pas morose par un petit épilogue au présent. Quarante-trois ans après, en 2018, en Occident, en France, à Marseille, autre métropole portuaire, cosmopolite, violente et vivante, aux quartiers paupérisés, embourgeoisés, berceau séduisant, repoussant, de votre serviteur athée, guère queer, malgré ses lectures d’adolescence de William S. Burroughs, Emmanuel Macron, président transparent, papote avec Jean-Luc Mélenchon, tribun stérile, discussion de saison de pitoyables compères aux abords de l’impavide Vieux-Port… La révolution, au ciné, au sein de la Cité ? Une nécessité, une insanité, une impatience, une impuissance. Alors il nous reste ce film magnifique, camarade. Si tu accordes une quelconque importance à mes écrits, à mon ressenti, à ce que signifie le cinéma pour moi, magne-toi de visionner Manille, en ligne jusqu’à mardi. Ensuite, il faudra vite réfléchir ensemble à une façon différente de faire des films, de vivre nos vies, maintenant et ici.

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