L’Œil qui ment : Voir, savoir, pouvoir
Perception de la phénoménologie, tant pis pour Merleau-Ponty.
Je voudrais une Histoire des Regards.
Roland Barthes, La Chambre claire : Note sur la
photographie
Qui regarde quoi, au cinéma ?
Que voit un regard caméra ? Quel vis-à-vis se situe hors-champ ?
Questions stratégiques, tout sauf rhétoriques. À l’ultime plan monté, ensuite
zoomé, immobilisé, des Quatre Cents Coups (1959),
Jean-Pierre Léaud, coureur juvénile au bord de l’eau, avise-t-il le réalisateur
François Truffaut, le directeur de la photographie Henri Decaë, l’opérateur
Jean Rabier, lui-même d’ailleurs futur DP pour Claude Chabrol, le spectateur en
salles, de festival, international, à domicile, désormais en ligne ? Rien
de plus subjectif que de fixer l’objectif, de lui renvoyer, pour ainsi dire, sa
focalisation d’oraison, puisque le cinéma momifie le mouvement, abonde André
Bazin, dédicataire du coup d’essai aux abords de l’autofiction, car il faisait,
en tout cas au siècle dernier, crever le modèle, bressonien ou non,
vingt-quatre fois par seconde. Le quatrième mur théâtral n’existe pas au
cinéma, royaume des parois mobiles, propices au huis clos au cordeau, aux
baisers éternisés, cf. le Hitchcock de La Corde (1948) et de La
Mort aux trousses (1959). Dès Le Vol du grand rapide (Porter,
1903), l’acteur regarde la caméra, l’arme au poing de surcroît, le De Palma de L’Impasse
(1993) s’en souviendra aussi. Occire, le ciné sait faire, quitte à
renverser la perspective, à se retourner contre la supposée passivité du
cinéphile. Une image mémorable de Vidéodrome (Cronenberg, 1983)
cristallise cela, l’écran cathodique, guère catholique, aussitôt transformé en
toile tendue, sous la pression-mutation d’un poing-pistolet, dressé en
direction du cynique Max Renn, directeur des programmes promis au suicide
portuaire, peut-être à une nouvelle chair. Le motif méta de l’œil au carré
excède bien sûr l’ostentation d’une relation directe, a priori suspecte, s’émancipe du cadre permissif de la fiction, je me
permets de renvoyer le lecteur vers mon texte sur le JT.
Si le présentateur, à force de
s’adresser à chacun, finit par ne plus parler à personne, son attention
sensorielle localisée dans son oreille(tte), shakespearienne, empoisonneur de
malheur(s) davantage que prince danois œdipien, certes, le sujet filmé,
scénarisé, possède le public de l’équipe. Ici, la séduction, contractuelle, se
concrétise et s’avère réversible. Quand John Cassavetes, Clint Eastwood et
Nicolas Roeg regardent leurs muses, ils magnifient et malmènent Gena Rowlands,
Sondra Locke et Theresa Russell, rapport SM propre à effaroucher les fichues féministes,
mais en sus ils se mettent eux-mêmes à nu, à l’unisson du clair objet dévoilé,
dénudé, de leur désir masculin, esthétique et scopique. Jamais l’on ne regarde
innocemment, a fortiori derrière un
viseur ou devant un moniteur. L’innocence, baume des bien-pensants, piment des
pédophiles, laissons-la aux Innocents (Clayton, 1961),
justement, conte défait à nounou reloue. La troublante Deborah Kerr arbore des
troubles oculaires, s’interroge sur la réalité de la silhouette perverse
aperçue en plein été. La subjectivité consubstantielle de l’espèce, impossible
de sortir de ma peau, de mon cerveau, de son ciné domestique, se retrouve
évidemment au cœur du corpus optique,
audiovisuel, gardons-nous de congédier le territoire sonore, lui-même source
abyssale de sensations, d’évocations, d’hallucinations et de manipulations,
réécoutez par exemple la bande-son de Berberian Sound Studio (Strickland,
2012). Disons que les films, souvent, plutôt les grands, se définissent en
tragédies du regard, Le Voyeur (Powell, 1960) ne nous
démentira pas. Disons que même les caméras de surveillance récusent le mythe de
l’objectivité, le fait de choisir un angle, une orientation, un emplacement,
déjà édifiant, placé du côté du signifié, de la moralité, d’où les règles
implicites établissant le quadrillage de l’espace professionnel, public, pas de
cyclope électronique aux toilettes, please.
Et que cadre donc une webcam de quidam ? Une partie d’intimité spatialisée, un visage obscur
éclairé par le spectacle du fantasme minuté, rémunéré. Aladin à poudre de
perlimpinpin, le client n’astique plus sa lampe, il s’astique esseulé, tandis
que la fille sur la fenêtre (de Bill Gates) du PC exécute ses doléances
d’adulescence, de fréquence, de souffrance, par exemple le prof à deux doigts
du divorce de Biology 101 (Smith, 2013). L’ubiquité, pas la promiscuité. La
discrète incrustation du hors-champ sur l’écran, pas le dialogue d’égal à
égal(e). On communique depuis le cosmos, on verrouille à double tour (d’écrou)
sa conscience dans le métro. Orphée, on le sait, perd deux fois son Eurydice,
il ressemble en ceci au Scottie Fergusson de Sueurs froides
(Hitchcock, 1958). Ne te retourne pas, ce qui nous ramène à Roeg, ne dévisage
surtout pas les contingents pas marrants des Enfers relookés par la RATP, ou le
Besson à néon du très con Subway (1985). L’invisibilité, contradiction
conjurée, tabou parfait, titille le ciné, que l’on s’appelle James Whale (L’Homme
invisible, 1933) ou Paul Verhoeven (Hollow Man : L’Homme sans
ombre, 2000). L’aveuglement itou, souvenez-vous de M le maudit (Lang, 1931),
de son tueur en série insoupçonnable, épistolaire, solitaire, identifié par un
non-voyant bien entendant, par un air sinistre de sifflement classique. Une
mère aveugle se méfie à juste titre de Mark Lewis, filmeur amateur massacreur
trahi parce qu’il retient ses pas, voilà. Buñuel détestait les porteurs de
cécité, il en esquisse un repoussant, inoubliable, selon Los olvidados (1950),
alors que l’admirable Audrey Hepburn se bat contre Richard Crenna en effet Seule
dans la nuit (Young, 1967), sans canne blanche, avec persévérance.
Greta Garbo, à la proue de son gros
bateau de studio, montée à bord en compagnie du capitaine cartésien Rouben
Mamoulian, à quoi pense-t-elle en regardant l’horizon d’une cloison, Reine
Christine (1933) sublime et néanmoins cryptée, inaccessible ? À
ses impôts, à son frigo, à une amourette homo ? Et la performeuse anonyme
de blue movie en ligne, sa face à
demi dissimulée sous le glacis gluant du bukkake, à quoi peut-elle bien penser
après une scène pareille, cependant qu’elle plante son regard, son sourire, sa
lassitude, droit dans les tiens ? « Regarde-moi droit dans les yeux »
demande la mère au fils fautif, l’amante à l’amant menteur, comme s’il
suffisait d’observer autrui pour avouer la vérité, la formuler en muet avec sa
rétine, sa petite mine. Des fenêtres de l’âme ? Les nécrophiles, pardon,
les fans de films, opinent, les
oculistes ricanent, Gabin ne dit plus rien, il embrasse Miss Morgan l’exigeant, Carné d’accord (Le Quai des brumes, 1938).
Au miroir de la salle de bains, du blog, au miroir du cinéma et de la moitié charmante, charmée, que
vois-tu que tu ne saches par avance, c’est-à-dire, en point de mire, en mise au
point de ductile destin, de la clairvoyance, de la présence, de la rémanence et
un peu de clémence, d’espérance. Au fil coupant des ans, les films
regarderaient différemment, réfléchissant des mœurs elles-mêmes mouvantes. En
vérité, le politique (son storytelling) épouse l’identique (ses invariants), les rimes se mirent, Persée persiste à
percevoir Méduse via le reflet de son
bouclier, métaphore anachronique de l’aficionado de bandes dites horrifiques,
suivez mon regard, voui. En réalité, le cinéma me regarde encore, moi qui le
mets à distance, le traduis en mots, il me sonde, à défaut de me répondre, en
abîme nietzschéen sur lequel se pencher, afin de saluer la gamine de Ring
(Nakata, 1998), progéniture foutue au fond d’un puits par son père vénère, en
dépit de sa mère calomniée, suicidée, accessoirement médium, danger de la
voyance, maltraitance de l’enfance.
Pratique quantique, démiurgique,
narcissique et exhibitionniste, le ciné associe ainsi horizontalité et
verticalité, longueur et profondeur, à l’intérieur du même plan, au même
instant. Voir équivaudrait à croire ? Tu regardes un film, tu te vois. Tu
lis mes lignes, tu me reçois. Pour ce soir, contente-toi de ça – ou pas.
"Heureux ceux qui n'ont pas vu, et qui ont cru ! (Jean 20:29)"
RépondreSupprimer"Cinéma ou divertissement mondialisé? La «grande tristesse» de Martin Scorsese"
https://medium.com/@m.quintana/cin%C3%A9ma-ou-divertissement-mondialis%C3%A9-la-grande-tristesse-de-martin-scorsese-3a5e1f54df18
https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2014/09/alice-nest-plus-ici-les-fugitifs.html
Supprimerhttps://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/01/whos-that-knocking-at-my-door-la.html