Déjà vu : Remarques sur les remakes


Refais-moi ton cinéma, que je me mire à mon miroir, avec ivresse ou détresse.


Au hasard de la mémoire, au gré de l’actualité, Les Chiens de paille (Sam Peckinpah en 1971, Rod Lurie quarante ans après) ou Conan le Barbare (John Milius en 1982, Marcus Nispel en 2011) hier, Papillon (Franklin J. Schaffner en 1973, Michael Noer en 2017) ou Suspiria (Dario Argento en 1977, Luca Guadanigno en 2018) demain – le refaçonnage des films se porte bien, merci pour lui. Ici, sur 691 critiques, on en dénombre 6, citons donc Le Convoi de la peur (William Friedkin en 1977, Henri-Georges Clouzot en 1953), Death Wish (Eli Roth en 2018, Michael Winner en 1974), Funny Games U.S. (Michael Haneke en 2007 et 1997), Scarface (Brian De Palma en 1983, Howard Hawks en 1932), Le Tigre du Bengale + Le Tombeau hindou (Fritz Lang en 1959, Joe May en 1921). La médiocrité majoritaire des remakes mérite le mépris œcuménique mais mieux. Que nous apprend cette pratique ? Que nous dit-elle de notre aujourd’hui, certes moins vierge et vivace que celui de Mallarmé, peu préoccupé de ciné ? Que penser de ceux qui refont, de ceux qui revoient ? Tout d’abord, nul ne l’ignore, il s’agit d’une façon de (dé/re)faire ancienne et extra-cinématographique. Les chanteurs reprennent, les écrivains plagient, les musiciens samplent, les peintres copient, et Hitchcock, bien avant Haneke en Autriche puis de l’autre côté de l’Atlantique, se dédoubla à domicile, pour ainsi dire pro domo, avec son duo de L’Homme qui en savait trop (1934 + 1956). Tout cinéphile se souvient du point de vue réflexif d’Alfred formulé afin d’édifier le frémissant François Truffaut : « Let’s say the first version is the work of a talented amateur and the second was made by a professional », amen.

Démonstration assumée, ressassée, de paresse d’inspiration, de confort lucratif, de cynisme nostalgique, le remake s’avère aussi une triple évidence au sujet d’un art doublement reproductif – je renvoie vers mon texte à propos de l’opuscule de Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, je rappelle que la caméra enregistre un réel infidèle – et d’une époque post-moderne, caractérisée par le recyclage, pas uniquement écologique. Au croisement de la curiosité rassurante car familière en filigrane, de la facilité affiliée au défi, puisque désormais on remake à leur tour des classiques classés légendaires, mythiques, le « flambant vieux », un salut à Zazie sous speed, vous invite à rajeunir vos yeux, à lifter vos rétines, à expérimenter sous forme de divertissement un dérèglement neuronal inquiétant, à la limite du révisionnisme quantique, je parle bien sûr de cette sensation de déjà vu connue dans la supposée vraie vie par n’importe quel quidam. Se souvenir, se ressourcer, écouter dialoguer le présent et le passé. Comparer les correspondances, distinguer les différences. Accueillir la nouveauté filtrée, tamisée par l’âge accéléré des métrages. Au cœur bonimenteur du remake, opération commerciale et mémorielle placée sous le sceau de l’écho, la citation s’associe à la régurgitation, l’hommage au radotage, la matrice à l’ersatz. Avec une imprimante 3D, tu peux te fabriquer un flingue en plastique, alors ne t’étonne pas si les films de seconde main, souvent désolants, tirent souvent à blanc. Nous voici loin du maniérisme, davantage rapproché de la variation de saison. Le vampirisme de l’adaptation littéraire, nos petits épiciers assermentés le conjurent à coup d’imposture, en (re)créant au carré.



Mallarmé, encore, prétendait à l’occasion d’une enquête sur l’évolution littéraire que « le monde est fait pour aboutir à un beau livre », bigre, CQFD de la poésie perçue en « explication orphique de la Terre », misère. Tout ceci, romantisme ésotérique et démiurgique, les philistins à dessein du bis de box-office ne s’en soucient, s’en fichent effrontément. Ils en veulent à ton argent, garnement, ils te garantissent que tu pourras en avoir pour le tien, gredin, ils visent deux cibles, toi-même et ton ancêtre. Le miroir, déformant, de l’écran, comme celui, effarant, de la salle de bains, ne se limite point à un rectangle spatial, il constitue itou un cadre temporel de film horrifique au quotidien, de ruine irréversible, amitiés à Noé, ainsi qu’un portail doté de la profondeur à faire peur, à ravir les aventuriers, du terrier de l’Alice de Lewis. Quand tu regardes un remake, tu grandis et tu rapetisses, tu vieillis et tu rajeunis, tu conjugues jadis et instantanéité. Modélisé d’après un artifice, le produit, peu importe finalement ses qualités, son identité, leur absence, leur déshérence, fonctionne en reflet réactivé, mis à jour, machine à voyager dans le temps, à le regretter, à l’enterrer, à s’extraire de la durée subjective, physique, au profit d’une séance dédiée à la persistance, d’une participation pathétique, sens duel, à la chronologie collective. Tes souvenirs t’appartiennent en propre, quoique, se moque un Philip K. Dick, pourtant les films qui les suscitent appartiennent à tous les spectateurs qui les virent, les vécurent, démocratie oculaire oblige. La niche incline à l’autarcie incestueuse, le succès possède une dimension océanique. Se replonger au sein d’un récit apprivoisé, de sa réminiscence personnelle, revient à s’immerger dans l’immensité de l’imaginaire partagé, générationnel.

Ni restauration scientifique ni duplication à l’identique, le remake ratifie la pérennité des situations dramatiques, la pertinence de leur arrangement manipulable, et souligne la nécessité de substituer des remplaçants aux tenants du terrain toujours incertain. Par définition expendable, l’acteur emprunte une panoplie un peu défraîchie, il revêt en réalité un héritage intériorisé, il s’adresse à un public juvénile et gérontophile. Art fantomatique et funéraire, poétique et politique, le cinéma accompagne le corps social et l’anatomie intime. Piqûre de rappel littérale, le remake, outre pouvoir rendre malade, trop décevoir, à vous de (re)voir, s’interprète en tentative de contrer l’amnésie de l’avenir, l’abolition à l’horizon. Au-delà de son mercantilisme inoffensif, flagrant, il établit une continuité entre les années, entre les titres, entre les pratiques et les perspectives. Tout change et tout persiste, rien ne dure et rien ne demeure perdu. Peut-être faut-il loger la seule noblesse du simulacre intéressé, guère intéressant, de la redite supplémentaire, superflue, de la face défigurée, à tort reconfigurée, le pastiche à la niche et fi de parodie, dans cette rémanence mélancolique, qui nous ramène aux Idées platoniciennes, à l’Idéal baudelairien. Une première image en dissimule une seconde, plus émouvante, plus vibrante. Excalibur transperce le lac placide, provoquant l’extase des exégètes de symboles sexuels. Le manifeste se transforme aussitôt en palimpseste, et la Geneviève Bujold d’Obsession (De Palma, 1976), vrai-faux remake de Sueurs froides (Hitchcock, 1958), joue la génitrice et la fifille, la maman et la putain, l’épouse kidnappée et la restauratrice d’église.


Presque proustien, le remake ? Sans atteindre sciemment ces hauteurs du magnifique malheur, le remake carbure à la synthèse et à l’anamnèse, à la rime et à la frime, à la résurrection et à la profanation. Au ciné, le facteur sonne toujours deux fois, et même trois, sinon sept, tant pis pour les items cosmopolites pas vus – Luchino Visconti (Ossessione en 1943), Tay Garnett (en 1946) et Bob Rafelson (en 1981) ne me contrediront pas. Quant à choisir entre Clara (Calamai), Lana (Turner) ou Jessica (Lange), je m’y refuse, je m’en amuse, je file fissa fliquer la femme défunte-future de La Jetée (Chris Marker, 1962), elle-même Madeleine d’Alfred, madeleine de Marcel, en partie récupérée par le Terry Gilliam un brin mesquin de L’Armée des douze singes (1995), au risque de périr sous une balle programmée, au cours d’une rencontre remakée du côté de Samarcande délocalisée à Orly. Le destin, le regain, le temps scellé tarkovskien et l’air du temps rempli de riens, de films déjà éteints, dès leur sortie enfuie – ah, quel étonnant continuum que ta vie à travers la cinéphilie, mon ami(e)...

Commentaires

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir