Un jour sans fin


Saisir l’esprit des séries…


La série, chérie, nous donne rendez-vous, ordonne et rythme notre semaine. Dans sa multiplicité même, elle réapprend la fidélité programmée aux amoureux boulimiques du film unique. Si la pire chanson, structurellement, sartrienne ou pas, confère un sens (double acception) au temps hémophile, son retour hebdomadaire rassure et inscrit les vies des spectateurs dans l’ordre illusoire du calendrier. Tous les jours tendent vers celui des retrouvailles avec l’univers fictionnel superposé au nôtre, placé en regard de notre propre histoire, tel un miroir domestique, confortable, agréable, jusque parfois dans la reproduction stylisée de l’espace de visionnage, l’accord spéculaire entre la réception (de détente) et l’horizon (d’attente) : cas d’école de la mise en abyme du salon dans la sitcom. Les coffrets ou la VOD chamboulent en surface le planning établi par les chaînes sans remettre en cause le principe du découpage, du différé, de l’épisode suivant inséré dans la chronologie stricte ou souple de la « saison ». Le rythme agraire, cyclique, naguère adopté par la poésie lyrique antique (Hésiode ou Virgile), renaît impromptu et nécessaire au sein de nos sociétés de l’instant, du « temps réel », du direct réactif/réactionnaire, du breaking news substitué au passé caduc, au futur redouté. Art temporel à l’instar de la musique, art narratif à l’image de la littérature, la série, surtout contemporaine, prolonge le cinéma chez soi, élabore des cathédrales de poche sur petit écran, des diégèses démiurgiques soutenues par des « arches » et riches de « bibles » cataloguant les personnages et les péripéties avec l’exactitude pointilleuse d’une nomenclature totalitaire à faire pâlir d’envie les nostalgiques du KGB ou de la Stasi.

Surdéterminé par une économie particulière basée sur la vitesse (d’écriture, de tournage, de diffusion) et le groupe (pool de scénaristes, de « producteurs exécutifs »), le « format » fictionnel télévisuel ne dispose plus de la relative liberté du long métrage post-Nouvelle Vague censément stimulée par l’hégémonie des outils numériques. La série, dans son apparition et sa fabrication, se caractérise par la rigueur. En écho au roman policier selon Borges, elle réinjecte de l’ordre dans le désordre du monde, dans l’orgie des discours et des sidérations audiovisuels. Collective par nature, délaissant la solitude individualiste du « septième art » (sur la toile et dans la salle, la cinéphilie, simple juxtaposition d’identités, à ne jamais confondre avec une quelconque solidarité) pour conter des épopées du quotidien dans toutes leurs tonalités (l’horreur des marcheurs morts à lire en apologie de la communauté rédimée par l’amour, signe suprême d’humanité depuis la réinvention courtoise), la série renoue et résonne – en évidente logique sémantique, à défaut d’unisson étymologique – avec les sérials d’autrefois et les sérigraphies de Warhol. Musidora vampirisée, Liz Taylor hallucinée, héroïnes charismatiques clonées, taylorisées, au carrefour de la persona et du produit, de l’art et de la publicité, du mythe et du politique, surgissent en matrices figuratives, en noir et blanc ou couleurs, des femmes sérielles d’aujourd’hui, relectures plus ou moins convaincantes (mais toujours saisissantes, en ce qu’elles révèlent de la psyché sociétale à un moment donné, de sa philosophie consumériste et capitaliste de l’artefact réflexif à suivre dans la durée) d’archétypes mythologiques facilement reconnaissables.



Ici comme ailleurs, il convient de « chercher la femme », de démasquer Pandore, Eurydice ou Pénélope sous le visage moderne de la femme-flic, de la femme politique, de la « femme au foyer désespérée », de la prostituée diariste. En regardant une série, en la suivant littéralement, en approfondissant ses ramifications en ligne, grâce à l’agora des fans, on rentre à la maison, retourné, qui sait, en terroriste islamiste indiscernable, on réactualise le geste et le désir de Dorothy, bien qu’Oz puisse s’avérer à l’improviste une prison (possible définition de la maison, du reste), on regagne durant une cinquantaine de minutes en moyenne l’utérus maternel qui nous dispensait mille récits le soir venu, voix en surplomb de la conscience fœtale, guide heuristique et métaphorique de l’enfant alité ou au lit. Au-delà de considérations objectives, les séries tirent une part indéniable de leur prestige, de leur charme, de leur retentissement, de cet élément premier, cette chair parlante et consolante, cette transposition du monde selon une pythie en bigoudis elle-même souvent idéalisée. Les gardiens du réel, de son langage, de sa représentation, le savent mieux encore que les consommateurs de la marchandise addictive : pour garder un peuple ou une planète en enfance, il suffit de lui rappeler la sienne (mémorables mélancolies des capitaines Albator & Flam, du prince Actarus), de l’y replonger avec régularité, rouerie et pourquoi pas talent (cf. la superbe collection de téléfilms thématiques de Kieślowski d’après le Décalogue).


Certes, on peut continuer d’attendre avec optimisme la fin du cinéma en compagnie de Godard, mais il ne sert à rien d’espérer une quelconque révolution, pas même au niveau formel, de la série, par essence conservatrice, référentielle, amenée à durer, a contrario de la déflagration d’un événement unitaire, en esthétique et dans la Cité. Le cinéma, tant mieux ou tant pis, en dépit de tous les dévoiements, de toutes les paresses, de toutes les propagandes bien-pensantes, de toutes les franchises commerciales, conserve en lui une capacité « innée », mécanique, photographique, à se confronter à la « réalité », à en rendre compte (à lui demander des comptes, à lui régler le sien), à la dénaturer afin de l’exposer en profondeur (sonore, conceptuelle) ; la série, « suceuse de roue » (contexte du Tour oblige) et « véhicule électrique » conçu en « caravane » de plates-formes multimédia (Netflix, au hasard), ne vise qu’à conforter, réconforter, à ériger une réponse stable, reconnaissable, durable, à l’énigme suffocante et insupportable de la vie individuelle et en société au début du vingt-et-unième siècle, sous le ciel très assombri des catastrophes, publiques et privées, à peine dépassées ou restant à venir (quand De Palma, flanqué des deux David, Mamet et Koep, transfère les policiers ou les espions de la TV, il détruit sciemment l’équipe originale, transforme la trame millimétrée en drames fordien ou œdipien).


D’où le déchirement symbolique éprouvé à la disparition d’un membre de cette si jolie « boule de verre » (avec ou sans bouton de rose clitoridien et wellesien), d’où ce « pincement au cœur » au terme de l’aventure après parfois plusieurs années. Le bon docteur-détective faussement misanthrope s’en va à moto avec son meilleur ami malade, l’agent dédoublé du FBI, amateur de sucreries et accessoirement (au cinéma) ange gardien d’une jeune fille sublime, mélancolique, suicidaire, profanée, contemple terrifié (ravi ?) son altérité dans la glace, le mentaliste, abrité par un arbre bucolique ou édénique, savoure incrédule l’annonce de sa paternité par sa tendre moitié – trois façons élégante, stupéfiante ou souriante de nous dire au revoir, de prendre définitivement (Lynch reviendra cependant) congé. La vie continue, dans la biographie de chacun, dans l’ellipse des six journées d’absence, de séparation (que font alors nos héros de cette béance, de ce vide inexistant : idée pirandellienne d’argument pour une nouvelle série méta). La mort viendra, pour le spectateur, également à son heure, chez lui ou n’importe où. Pour l’instant, dans le torrent des trajectoires, dans l’obscurité du devenir, la promesse de la série demeure, phare de séjour, compagnon de route (sur cellulaire ou tablette) et l’existence lui ressemble, sérieuse, assurée, en série.   

Commentaires

  1. ""Les séries américaines sont-elles des « armes de déconstruction massive » au service d’une idéologie ?"
    https://www.radioclassique.fr/magazine/articles/les-series-americaines-sont-elles-des-armes-de-deconstruction-massive-au-service-dune-ideologie/

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  2. Bonus , au tout début des années 1980 fréquentant les ateliers de dessins de la ville de Paris,( massière de l'atelier de gravure de la rue Sainte-Isaure), j'ai croisé Antoine Coesens entouré de pas mal de copains acteurs en herbe à l'époque, bien plus tard j'ai eu quelques petits soucis avec un assistant prise de son qui "oeuvrait vers la fin de la série PJ, dans les numéros où Corinne Masiero donne un tournant assez ultra réaliste à la série et ce n'est que bien plus tard que j'ai vu par hasard les épisodes de la série PJ, résultat des courses l'apprenti ingénieur du son dans la réalité s'est pris pour un des acteurs de la série suite à des problèmes de travaux dans l'immeuble où j'habitais et je ne vous raconte pas le désastre,
    bon pour en revenir à la série et Antoine, et aussi se souvenir de Marc Betton un homme de théâtre pas assez connu et reconnu selon mon opinion...
    P.J saison 02 épisode 02. https://www.youtube.com/watch?v=6RdXKPZZtro

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