Te voilà chez toi
Pousser la grille, traverser la frontière puis repartir sans se
retourner…
Alors l’autre disciple, qui était
arrivé le premier au sépulcre, entra aussi ; et il vit, et il crut. Car ils ne
comprenaient pas encore que, selon l’Écriture, Jésus devait ressusciter des
morts. Et les disciples s’en retournèrent chez eux.
Jean, 20, 8-10
Peu importe l’itinéraire : de
trois côtés il faut monter une pente à quatre-vingt-dix degrés dans la chaleur
insatiable d’une fin d’après-midi d’été, un poignard de lumière planté au creux
des reins sous la chemise fine.
Au carrefour désert, une rue linéaire
en direction de l’horizon aboutit à une entrée ridiculement défendue par une
barrière amovible, comme s’il fallait interdire non plus d’entrer mais de
sortir.
La maisonnette du gardien veille sur
la droite, ses outils de jardinage et de nettoyage sagement posés au soleil.
Pénétrer ici revient un peu à revenir
en arrière, dans la France villageoise des années cinquante ; le temps s’y
mesure différemment, tandis que le territoire de la cité silencieuse sommeille
sur plusieurs kilomètres, que le second versant de la colline s’orne de dizaine
d’habitations individuelles aux allures de crèche provençale.
À l’intérieur de l’enceinte ombragée s’assourdissent
enfin les affligeantes fureurs footballistiques (sport de riches plébiscité par
les pauvres), les maudits moteurs de motos à la testostérone adolescente, les
tondeuses intempestives engraissant les agences immobilières, les voix
intrusives de vieillardes réinventées en concierges résidentielles.
L’anecdote reste à la porte et le
bruit du monde disparaît.
Des bancs en bois ou en ciment
bordent l’allée aux arbres indolents, rafraîchissants.
Une multitude presque infinie de noms
anonymes et quelques visages à peine, dont celui de cette femme blonde
récemment inhumée, souriant camée.
Démocratie du sort terriblement
commun, du destin de l’espèce, tamisée par l’arrogance de certains mausolées,
dernières demeures de parvenus premiers se donnant des airs de patriciens d’outre-tombe.
On n’entend personne s’adresser à la
pierre muette contrairement aux films de Ford.
On ne constate aucun massacre en coda
d’après Leone, Tsui Hark ou Ringo Lam.
On n’avise nul couple en train de
copuler sur le marbre en réflexe de survie, en célébration furieuse et morose
de la chair jusque au royaume de ce qui la nie, l’abolit, malgré l’orage
nécrophile de Régine Deforges.
Si vous cherchez l’aveuglante
blancheur d’une cuisse couronnée d’un bas forcément noir, vampire à la Rollin
ou succube à la Boutonnat, passez votre chemin (de croix).
Règne sur l’île, en dehors de la
ville et cependant cernée par ses murs, un calme surnaturel plus dense que
celui des églises désormais uniquement fréquentées par d’irréductibles athées,
des touristes oisifs, des chanteurs fétichistes adeptes de la messe latine.
La plaisanterie passe son tour, la
texture de l’atmosphère, des couleurs, des mouvements, des odeurs, acquiert une
essentielle et subtile modification.
Lieu insupportable, à l’évidence, en
ce qu’il jette doucement à la figure du passant, du visiteur, du flâneur,
l’inexorable banalité de son histoire, lui raconte comment tout cela finira
(encore faut-il posséder l’argent nécessaire à la concession, au cercueil, au
cérémonial), lui révèle ce qui l’attend patiemment depuis des siècles, et ses
ancêtres avant lui, et ses petits-enfants après.
Et pourtant, étrangement, espace de
liberté, de recueillement (baudelairien, de préférence), de retour aux
fondamentaux voilés par la vie publique et privée, en réseau et en société.
Nous pouvons enfin nous taire et nous
entretenir avec nos souvenirs, nous entendre penser dans la solitude attristée,
nous extraire de l’illusoire réalité, des amours, des détestations, des éloges,
des résistances, afin de s’abandonner à la prometteuse tranquillité du repos
éternel (troublé ponctuellement, certes, par un empalement politique, des
dégradations alcoolisées, une profanation puérile et impie).
Si le supermarché, en dur ou en
ligne, métaphorise et emblématise l’indigeste société de consommation
capitaliste occidentale, le cimetière, excentré par la prophylaxie, moins
dangereux que la centrale nucléaire ou l’usine classée Seveso, peuplé de gens
ironiquement merveilleux selon Jim Thompson, persiste à présenter son visage
allégorique, médiéval, inactuel et d’une poignante proximité.
Les vivants peuvent séduire, leur
valeur trop souvent souillée par mille injustes blessures, impostures,
forfaitures.
Les morts, définitivement
inaccessibles, hors d’atteinte de toutes les plaintes, offenses et doléances,
n’appartiennent qu’au domaine de l’apaisement (marcher à son pas sur le gravier
discret), de la caresse (sensualité du sarcophage poli par les saisons), du
mystère (mythologies métaphysiques érigées sur une bouleversante absence de
secret).
Quand on aime la vie, on ne va pas au
cinéma, aussi bien ces catacombes climatisées, le sachant depuis plus d’un
centenaire, nous autorisent en juillet l’infidélité renouvelée, vénielle, d’une
balade rituelle au pays spéculaire, miroir (r)assuré d’un avenir où les uniques
fantômes, nous-mêmes, s’amusent à le cartographier au présent, le temps d’un
texte ni gothique ni morbide.
L’écriture de la sépulture, naguère matrice
d’un éprouvant roman de Stephen King, résout sans heurt la contradiction d’une
célébration consciente de sa respiration, de ses puissances, au voisinage d’un
vide immense et joliment ouvert sur les étoiles.
Beau texte délicat, pudique et poignant, lumineusement mélancolique...
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