Red Road : Crossing Guard


La sentinelle veille sur une ville en ruines ; il lui faudra quitter son royaume des morts afin de réapprendre à vivre…


Listen to the silence, let it ring on.
Eyes, dark grey lenses frightened of the sun.
We would have a fine time living in the night,
Left to blind destruction,
Waiting for our sight.

And we would go on as though nothing was wrong.
And hide from these days we remained all alone.
Staying in the same place, just staying out the time.
Touching from a distance,
Further all the time.

Ian Curtis, Transmission

Jackie (sans Michel, merci) Morrison (this is the beginning, Jim) s’amuse à jouer les Mabuse bienveillant devant son mur d’écrans : sa fenêtre sur cour à elle (la femme de ménage casquée se trémoussant en silence cite de façon explicite l’adepte de la gym chez Hitch) donne sur la (quasi) capitale écossaise, un réseau de rues, de préférence nocturnes, saisi par la nasse des caméras de vidéo-surveillance municipale. Le dispositif optique (légalement fasciste) à la Michel Foucault – surveiller, non punir, puisque cela incombe à la seule police au bout du fil – lui permet d’assister en direct, depuis le « studio-réalité » (William S. Burroughs) au cinéma du réel, de monter à sa guise la trame de la comédie humaine (l’homme au chien réapparaîtra dans la coda), de s’isoler du reste de la mosaïque pour se concentrer sur son moniteur personnel, espionne immobile douée du don d’ubiquité, capable en outre d’abolir les distances grâce à un zoom intégré. On ne soulignera jamais assez la part maudite du « septième art », sa nature mortifère, et la dimension totalitaire du circuit fermé ouvert sur l’espace urbain, le quadrillant en continu, à notre insu, avec notre consentement ; ce voyeurisme au carré pratique bien sûr la mise en abyme du spectateur, petit dictateur impuissant abreuvé d’histoires, de territoires, de récits lacunaires (angles morts, censures, impostures).



Andrea Arnold, oscarisée (pour un court), formée à l’AFI, souvent récompensée, habituée des deux côtés des festivals, accessoirement ancienne comédienne de programmes destinés à la jeunesse et issue de la classe ouvrière, réalise son premier long métrage (soutenu à Sundance, primé à Cannes) avant l’intéressant Fish Tank, qui reprendra, en mineur(e), certains thèmes (l’adolescente asociale, un peu vite classée truffaldienne, « rajeunit » l’autisme volontaire de Jackie), au sein d’un projet initié par Lars von Trier, doté du ludique intitulé Advance Party (une trilogie avortée, délocalisée, sous égide dogmatique). Son film, affranchi des diktats médiatiques du canular scandinave, possède une vraie beauté plastique (beau travail digital de Robbie Ryan à la photographie, peignant des toiles réalistes sensuellement dominées par le rouge, le vert, le mordoré), une grande rigueur de cadrages (chaque plan important, très peu d’entre eux en caméra portée) et une évidente maîtrise du regard (l’anglaise filme la cité Scottish, d’ailleurs détruite en 2015, et ses habitants avec honnêteté, à la bonne distance, laissant la commisération, le mépris, le manichéisme ou l’angélisme à ceux qu’ils intéressent, notamment  ici, sa cartographie en écho avec la démarche de Bernard Rose à Cabrini-Green pour Candyman).



Jackie/Andrea – relation spéculaire, l’une observant, l’autre donnant à observer, la problématique scopique vite dépassée par celle de l’action. Cette femme belle, attentive, silencieuse, compétente, appréciée par l’équipe masculine, qui porte une alliance, qui semble ne posséder aucune vie privée (brèves étreintes bimensuelles, frustrantes, désaccordées, caoutchoutées, en automobile et sous le ciel immense, avec un collègue de travail adultère, symptôme banal de misère sexuelle européenne, dirait Houellebecq), quel mystère dissimule-t-elle, quel passé la retient ainsi dans le « cercueil de verre » de sa solitude (Ray Bradbury) ? Nous ne tarderons guère à le découvrir, à pénétrer (par le son, quelques secondes d’un crissement de pneus) son intimité blessée. La veuve d’un mari et d’une petite fille, écrasés à un abribus après une dispute familiale par un chauffard camé au crack, l’avise un soir de hasard, en train de trousser une inconnue dans un terrain vague, la scène lui paraissant d’abord (à nous aussi) une tentative de viol (elle y trouve peut-être, dès cet instant, l’idée du mensonge devant servir à sa vengeance), avant de l’exciter vaguement (main égarée au fond du pantalon, doigt astiquant le bien nommé joystick phallique). Libéré pour bonne conduite, réinventé (avec un piètre succès) serrurier ambulant, Clyde Henderson veut « marcher droit », il continue à draguer (serveuse caressée, assiette léchée) mais devient en outre un père putatif pour un jeune voleur (connu en prison) flanqué d’une londonienne énamourée (« You’re sweet » lui répète la juste et lunaire Natalie Press, future lesbienne rurale ovationnée de My Summer of Love, et on confirme, Martin Compston, grandi depuis Sweet Sixteen, conférant à cet adepte du vent et des portefeuilles dérobés une candeur juvénile).



Après une première rencontre – car Jackie, courageuse, rageuse, quitte sa régie, décide de se rendre dans la tanière du meurtrier entre les tours, de le traquer au quotidien – dans une fête à son appartement, alcool et slow (les mains sur les fesses) au programme, elle vomit dans l’ascenseur, retrouve sa proie dans un bar et une bagarre (paternelle), le suit chez lui et un massage de pieds (elle porte des orteils peints en rose, unique touche de gaieté dans la grisaille de ses journées) introduit à une superbe scène de sexe adulte, la meilleure, supposons, de la cinématographie insulaire, digne pendant/diamant à la matrice inversée, rhabillée, de Ne vous retournez pas, histoire de rester en terrain britannique. Notre réalisatrice-scénariste filme son précieux couple (venu du théâtre, de la TV) d’actrice (intense Kate Dickie) et d’acteur (subtil Tony Curran) avec une franchise et une vérité remarquables, focalisée sur le désir féminin, mêlé de défiance, de culpabilité, de colère, de prévenance (« Je ne t’ai pas fait mal ? Je t’appelle un taxi ? » demande l’étalon attristé, « douché » par le brusque départ de sa singulière étrangère éphémère, son refus de parler, de rester). Baise et tendresse, sauvagerie et désespoir, appétit et détestation, souffle court (mots crus) et lampe renversée (importance des préliminaires), pénis en érection et toison pubienne apparente (pièce manquante du X numérique contemporain), noblesse (des corps offerts) et trivialité (du préservatif rempli, bientôt utilisé en témoignage poisseux, falsifié, d’agression sexuelle, agrémenté d’un coup rocheux au visage) s’unissent en noces captivantes, brutales et délicates, lestées d’une acuité, d’une densité paraphant le talent de la cinéaste et sa « sensibilité féminine » (que le lecteur nous pardonne ce raccourci discutable, bien qu’il existe de facto un abîme entre la séquence et l’ensemble de l’imagerie pornographique, majoritairement produite par et à destination des hommes).



Toutefois, dans ce monde privé de rayons solaires mais pas d’ardeur, même âpre (rugosité de l’accent écossais), même douloureuse – moments poignants, à la limite du dérisoire, que le coucher avec les deux urnes, que le mannequin improvisé, enserré, avec les habits de la gamine, deux sommets d’un mélodrame intériorisé, rétif à la moindre once de sentimentalité (Jackie pleure tête baissée au creux des petits habits dans la cuisine, son menton tremblote à peine lors de l’attaque à domicile de Stevie, le rejeton adoptif prenant conscience du silence biographique de son mentor-hébergeur, de la tragédie traumatique, s’en allant avec un lapidaire « Sorry for the kid ») –, le jugement n’existe pas (ou plus), le « terrible accident » (dit la belle-mère) se verra in fine surmonté, les deux protagonistes réunis sur le lieu maudit, au temps des excuses, du remords, du pardon, de l’insupportable banalité des actes irréversibles, de la générosité (« Ta fille te cherche »), de la compréhension (« Tu l’a engueulée mais elle était aimée, tout le monde ne connaît pas ça »), fragiles, provisoires. Clyde, ce père débutant, en cachette, interdit de visites, un salaud ? Certainement pas, pas plus que Jackie une « justicière » désarmée (elle retirera sa plainte), ou une bonne sœur dégoulinante d’absolution (Susan Sarandon pour Tim Robbins dans La Dernière Marche).



S’il emprunte un argument et un parcours similaires au premier film aimable mais maladroit de Sean Penn, l’opus liminaire, reposant sur un sujet cosmique presque trop grand pour lui (la mort d’un enfant, le deuil impossible du parent survivant) suit finalement une autre route (rouge, baptisée d’après le quartier d’habitations prolétaires) esthétique et diégétique, n’enracine pas son épilogue dans un cimetière, plutôt dans un lac d’enfance où faire enfin reposer les cendres des êtres aimés, Jackie « réconciliée », revenue auprès de ses beaux-parents aimants (le second mari souffre d’une tumeur bégnine, ouf). Portrait inspiré d’une femme dans les ténèbres, littéralement, puis sur le chemin de la lumière, allégorie sociale et morale héritière d’un vaste courant caractéristique outre-Manche, Red Road se termine par une reprise apaisée (signée Honeyroot) du Love Will Tear Us Apart (déjà utilisé dans Donnie Darko) des joyeux suicidaires de Joy Division (pour l’anecdote, tube orphelin de la bande à Ian, hypnotique pendu épileptique), symboliquement synchronisée avec un ciel bleu, des oiseaux en vol, tandis que Jackie, souriante (comme au mariage inaugural de sa belle-sœur), marchante, passée de l’autre côté du miroir, dans le sillage de l’Alice de Lewis, du narrateur de L’Invention de Morel, se fond dans la foule anonyme, silhouettée au soleil, d’une rue de Glasgow, dans le flux kafkaïen des corps, des trajectoires, des images magnétiques, héroïne riche de mille possibles, personnage incarné en quête d’un auteur à la hauteur. Oui, à nouveau l’amour (perdu) nous déchirera, nous séparera (de soi-même, du monde) encore, mais cette fois en attestation de notre existence, en (é)preuve de notre liberté chèrement gagnée, par-delà tous les écrans aveugles de l’indiscrète modernité. Il faut imaginer Jackie Morrison heureuse...




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