Le Roi et le Clown : Sourires d’une nuit d’été


Étrange et familier triangle, dans l’espace historique d’une géométrie de la surface et de la profondeur, à (re)découvrir, séduit, avec ardeur…   


Ce triomphe inattendu/mérité en Corée (en partie permis par l’instauration là-bas de quotas), primé par le jury du Festival du film asiatique de Deauville et aux Grand Bell Awards locaux, sorti voici une dizaine d’années, découvert samedi soir en DVD, constitue tout d’abord un faisceau de talents confirmés ou éclos : ceux de sa remarquable distribution à l’unisson, bien sûr, voire de sa troupe, si l’on use d’un lexique idoine (Karm Woo-sung incarne Jan-saeng, Lee Joon-gi interprète Gong-gil, Jeong Jin-young le roi Yeonsan, Kang Seong-yeon la maîtresse Jang Nok-su, Jang Hang-seon le conseiller Cheo-sun, Yoo Hae-jin, Jeong Seok-yong et Lee Seung-hoon les saltimbanques Yuk-gab, Chil-duk & Pal-bok), auxquels rajouter les noms  de Lee Joon-ik, réalisateur et co-producteur, de Lee Byeong-woo, compositeur de la valse mémorable des Deux sœurs, complice de Bong Joon-ho sur The Host, le segment sentimental, « tremblé », du trio de Tokyo! et Mother, de Kim Sang-beom, qui monta Old Boy, Lady Vengeance et Thirst pour Park Chan-wook. Basé sur une pièce à succès, elle-même inscrite dans un récit historique dédié à la dynastie Chosun, longue d’une règne de 500 ans et 27 rois, l’action se situe à Séoul au seizième siècle, en juin 1504, et se clôt par la destitution royale en septembre 1506, la diégèse, solide et linéaire, condensant par conséquent deux ans en deux heures. Le spectateur cinéphile pourra évidemment penser à Hamlet (Olivier se prenant avec virtuosité pour Welles), au Carrosse d’or, au Septième Sceau, à Mélo, Adieu ma concubine, M. Butterfly ou Dolls, sept titres parmi beaucoup d’autres en illustrations majeures (à peine entrevu le Renoir et des réserves envers le Chen Kaige) de la triple polysémie du syntagme « mise en scène » (théâtre, cinéma, mystification).

Notre rapide contextualisation passée, que l’on nous permette d’épouser la trame du Roi et le Clown afin d’en extraire ses splendeurs artisanales (accessibilité, humilité, à des années-lumière de l’auteurisme occidental ou rarement oriental), d’inciter le lecteur à le visionner à son tour (le remémorer, qui sait), de terminer en vraie beauté un « cycle » asiatique domestique. Notez d’emblée que le premier spectacle annonce le dernier, alors pourvu d’une roborative trivialité retrouvée ailleurs (l’eunuque fait « tinter ses grelots », la courtisane « chie comme un cheval »), que la fausse mort de l’un des deux protagonistes paraît une répétition (dans la double acception) de celle le menaçant à plusieurs reprises, en épée de Damoclès « délocalisée ». Au cœur du « théâtre de rue », sur les hauteurs d’un funambulisme sans filet, une corde raide (nietzschéenne, lancée sur l’abîme de Zarathoustra) tendue entre exécution du spectacle et peine capitale, tout miroite et s’emboîte déjà, à l’image des deux corps masculins, reflets infidèles au propre et au figuré. L’imprésario jette leur nourriture à terre, éloquent indice à propos des conditions de vie d’artistes privés de protections, de subventions, d’horizon rassurant. « Nous mourrons ensemble » affirme le viril Jan-saeng au si doux Gong-gil. Quand l’ami de cœur se saisit d’une serpe pour la planter dans le dos du manager (exploiteur) indélicat, adepte du bâton et du talon/tibia fracassé (un salut à Misery), l’eau de la nocturne rivière lavera ses mains rougies avant une fuite bucolique dans la montagne, présage de figuration finale. Les acteurs itinérants, séparés du reste des compagnons, jouent pour eux-mêmes la comédie des aveugles, encore ignorants de la douleur à venir (la tendresse d’une brève et sincère étreinte résonnera plus tard avec un drap tendrement remonté sur l’ami chéri faussement endormi).

En ville, ils s’amusent à pasticher la démarche outrageusement « féminine » (hanches en rythme balancées, « croupion » chaloupé, dédoublé) de passantes richement vêtues (la délicate façon de manger de Gong-gil dénote une féminité « innée » bien plus convaincante/troublante que sa caricature). « Nous survivons à peine » avoue un rival en scène, manière de dire la vérité dans le cadre d’un artifice, mais le vol du spectacle finira bien, la fraternité solidaire, généreuse (aucune remarque à l’encontre de l’amitié particulière, de la supposée sexualité différente) et intéressée (l’union des histrions fait la force, en effet) des saltimbanques créant de facto une nouvelle troupe. Hélas, le roi vient d’annexer la moitié de la ville, histoire d’agrandir son terrain de chasse, et les lieux de représentation se font rares. Qu’à cela ne tienne, Horatio, Jan-saeng décide à l’improviste de tourner en dérision les amours palatines, l’ancienne prostituée devenue reine par procuration, menant son époux « par le bout du nez » ou d’autre chose, fort de l’axiome « Devant le con d’une femme, tous les hommes s’inclinent » (pas tout à fait, certains s’entêtant, allez savoir pourquoi, à vénérer une illusion anatomique, une supercherie existentielle, cf. Cronenberg et son soyeux, rugueux, papillon-espion). Le pouvoir heuristique du spectacle vise ainsi à confirmer l’humour populaire, à exposer à la vue de tous un « secret de Polichinelle (dans le tiroir » et sur les tréteaux, avec le volontiers grotesque accouchement d’un petit bâtard en bois). Le « bon plaisir » égrillard du roi se heurte quant à lui à l’ire de ses ministres.






Nos comédiens émus (trac de la scène et peur du roi, désir de le faire rire pour sauver sa peau, de le faire changer d’avis par la dérision et l’ambiguïté) retravaillent la tension orale de Shéhérazade – là aussi, il s’agit de « vivre un jour de plus » au moyen de son art, de « mouiller la chemise », d’accomplir un « spectacle vivant » au risque de périr et de subir un égorgement ou une décapitation (la tête, trophée suprême en Orient). Quel exercice philosophique, jouer devant ses modèles ! Heureusement, « la bouche du haut et celle du bas » feront rire le monarque, qui s’empressera, avec la complicité amusée de sa concubine, de reproduire la scène dans l’intimité relative (on écoute toujours aux portes « en haut lieu ») de leur chambre à coucher. Mais le roi ne dispose « en réalité » que d’un pouvoir partagé, encadré ; le conseiller « machiavélique », qui le fit pénétrer au palais manu militari, se fait donc une délectable obligation d’inciter le duo à se moquer des ministres. Auditions en série, masturbation feinte sur scène, alcool bu régulièrement : le roi brise le « quatrième mur » et participe au (grand) spectacle, regagnant sa part ludique d’enfance par le biais du jeu (« Viens voir maman qui va te donner du lait » susurre la concubine se déshabillant, dévoilant un corset tressé de bandes immaculées plaqué sur sa poitrine, cache momifié de sa féminité affolante). Tout ceci cependant se finit mal, la cruauté de doigts coupés en ordre contre la corruption d’un ministre autrefois pauvre tissée à l’innocence d’un jeu de marionnettes en privé, à la lassitude du désir hétérosexuel (le roi déçu manipule le visage de la première courtisane en maquignon). « La comédie a viré au drame », oui, et le bouffon du roi doit se méfier du roi-bouffon imprévisible (dans les suppléments, Jeong Jin-young confie sa dépression durant le tournage, comme contaminé par la complexité du personnage), de l’enfant orphelin rejouant le traumatisme de la perte maternelle, acteur dérisoire et suprême de son propre « roman familial ». Une larme royale (due au vin puissant ou à la mélancolie déchirante), recueillie dans son sommeil du bout du doigt par Gong-gil, s’éternise en instant sublime.

Double doléance suivante : jouer une pièce autobiographique, c’est-à-dire devenir la marionnette humaine d’un pouvoir obnubilé par son égocentrisme narcissique et cathartique. La marâtre, génitrice de l’ancien roi, grand-mère paternelle, succombe à une crise cardiaque et les concubines, ravalées au rang anachronique de comparses, périssent par la lame phallique au cours de cette mise en abyme héritée du prince danois. « Chaque fois qu’on joue, il y a des morts ! » déplore à juste tire un membre du quintet. Dans un accès compréhensible de jalousie, la concubine déshabille le  bouffon efféminé, désireuse et rageuse de montrer sa masculinité, de démonter/démontrer « l’illusion comique » (ou tragique), car elle risque de perdre sa place (et la face), son rôle de  maîtresse acquis en symbole d’ascension sociale par le sexe (origine du monde royal, disons). Les ministres complotistes s’empressent d’organiser une chasse (à l’homme) « pas pour tuer, juste pour le plaisir », double simulacre et surtout stratagème pour occire les baladins fauteurs de troubles. L’attachement du comédien au roi rappelle en parallèle son émancipation de triste prostitué (il n’appartenait plus à son amical amoureux, il le trompait avec un autre démultiplié, de riches clients amateurs de chair transgenre, mensonge qui lui permettait de se retrouver lui-même). Un traître reçoit trois flèches au côté gauche, celui du cœur, saint Sébastien en costumes d’apparat, maudissant le monarque, prenant le Ciel à témoin des crimes de sa tyrannie bientôt punie, promesse funeste à la Macbeth et prophétie, dans un décor végétal, de la forêt armée levée selon la révolution finale.

Des masques de poulets griment le gibier du jeu le plus dangereux jadis préparé par le comte Zaroff et la mort d’un comédien, « pour de bon » et « pour de vrai », le spectacle de son enterrement sous la pluie, des linceuls d’osier, du masque-relique, de la charrette paysanne suivie par personne, reformule le destin mesquin des indigents de  Molière, ces précieux excommuniés pour une fois associés aux puissants de la cour, dans la démocratie égalitariste des cadavres. Le roi, tout sauf abattu, rejoue l’hallali, redit les répliques, ordonne à Gong-gil de tirer sur une servante tremblante, la flèche venant se ficher dans un montant à quelques centimètres de sa tête, sa Majesté effleurée par la pointe aiguë du réel, propice à l’ivresse de la boisson et d’un bref baiser enfin délivré (surprise sincère de Lee Joon-gi, non prévenu par le cinéaste). Dégoûté de sa prison dorée, Jan-saeng veut partir, couper la corde du dispositif scénique ; le voici arrêté in extremis par sa « moitié » en larmes qui le supplie de ne pas rompre le lien amical, amoureux, fraternel, culturel, concrètement métaphorisé, qui les unit (fuir avant de mourir, ou bien rester par sympathie importune, bienveillance dangereuse). Ce que tenteront de faire également de fausses affiches diffamatoires falsifiées par la félonne favorite, et le sacrifice de l’ex-analphabète affranchi de son ignorance par la copie du tracé délié de son ami (élève hissé au rang de professeur). Sage et âgé, le conseiller libère le faux coupable, mais il revient se moquer au matin du « ravisseur de cœur », cible (é)mouvante des flèches d’un Cupidon despote. L’auxiliaire étatique voulait dénoncer, donner à voir la corruption de la cour (pléonasme), faire du spectacle le moment d’une prise de conscience révolutionnaire, un pur acte politique déguisé sous le divertissement (un film, artefact esthétique et civique, manifeste une expression individuelle et collective, à l’intérieur de la Cité autant que de la psyché).






« La comédie est terminée », « On rit et puis c’est fini » : quelle insupportable ironie que de jouer toute sa vie un aveugle, d’atteindre l’excellence puis de ne plus pouvoir feindre, de se confondre avec sa persona désormais obscure ! Le souvenir-récit de la bague volée, l’ancien serviteur se dénonçant à tort pour éviter le froid à fendre l’âme de la jeunesse, sa bouche en feu sous les coups reçus, rime cruellement avec ses yeux maintenant incendiés. Le suicide, derrière un paravent, de Gong-gil conduisant un Kammerspiel d’ombres chinoises, s’accomplit en écho et reprise des paroles du cher aveugle (l’opus décline brillamment les aveuglements, de la jalousie, de la comédie, du pouvoir, de l’Histoire en marche et en armes). « Pourquoi ! » hurle le roi aveugle. Peu après, il rejoint la courtisane directement à reculons, se plonge avec délice dans son jupon, accueilli, acclamé, d’un indulgent « Salopard » : il comprend un peu tard l’amour des comédiens, il reconquiert la couche de la femme autrefois évincée par des battants refermés comme une coupe de plans au montage. Survient en lien le suicide réalisé du conseiller, alors que l’acteur survit, soigné par le médecin du palais. Notre héros remonte une dernière fois sur scène, une dernière fois dans les airs, entre ciel et terre, pour une ultime représentation-confession. « J’ai toujours été aveugle », lance-t-il,  aveuglé par la beauté du spectacle découvert enfant, ou par l’éclat de l’argent, débarqué dans la capitale, ou par les élans royaux vite inconstants. « Tu as mis ce monde sens dessus dessous » pleure et sourit (à la John Woo) son partenaire élu, toi, « l’homme sans peur » (réminiscence involontaire du Daredevil de Frank Miller, autre célèbre « acrobate » aveugle).

La concubine pourrait fuir tandis que les révoltés envahissent le palais, mais prise par le spectacle, elle congédie un valet-messager, belle manière d’actualiser via son immobilité la supériorité de l’art sur la (dite vraie) vie, littéralement, puisque elle va perdre la sienne. « Je veux renaître comédien », « Le monde est une scène où nous ne faisons que passer avant de sortir avec panache », « Bouffons nous renaîtrons, le temps d’un nouveau tour sur terre » : en trois répliques consécutives, Jan-saeng relit et prolonge, corrige sur le mode bouddhique, loin du désespoir européen, le fameux monologue de Jaques dans Comme il vous plaira. Le roi affiche un sourire extatique, le soleil brille au ciel, les deux hommes se rejoignent en hauteur, les insurgés sonores franchissent la porte de la cour, épilogue en quatre facettes ponctué par la grâce d’un saut à deux, d’un éventail suspendu, d’un toit rouge, de silhouettes calligraphiées, avant que la texture sépia du plan ne vienne conférer au tableau sa patine d’antiquité, son lustre d’immortalité. Fondu au blanc et revoilà tous nos comédiens, cortège allègre, jamais funèbre. « On est tous ici. Et il n’y a ni toi ni moi » : dans la coda se dissolvent l’arrêt sur image, l’individualité (platonicienne) séparée, s’abolit la révolte dynamique, transitoire, de la noblesse (cadeau-fardeau du roi au bateleur) frondeuse, et surgit, surprise logique, la résurrection (le souvenir, argumenteront les plus cartésiens) édénique, réincarnée, des nobles amis et amants joyeusement réunis dans la montagne nuageuse – le drame, magnanime, s’achève sur un sourire miroité, le leur et le nôtre, gorge serrée dans l’humide moiteur de l’été.

Terminons à la suite en louant le classicisme attentif, précis, alerte (rien de décoratif ou figé) de la réalisation, qui équilibre, en plongée inaugurale, en contre-plongée terminale, le feu des sentiments et des événements (le baroque pouvait écraser l’ensemble, tels deux signes similaires annulés dans une addition d’algèbre, bien que nous prisions aussi le cinéma « frénétique » d’un Andrzej Żuławski). Ode au théâtre, à l’amour (les risibles « théoriciens du genre » y décèleront une œuvre misogyne, libre à eux de ne pas voir la détresse de Jang Nok-su, la sanctification de la mère assassinée, empoisonnée ; les critiques gay friendly en feront un abusif plaidoyer pro domo homo), à l’amour du théâtre, corollaire fécond, réussite méta de cinéma adulte et populaire qui fait réfléchir et bouleverse, ravissement constant de l’esprit, de l’œil, des oreilles et du cœur, Le Roi et le Clown peut en outre se lire en métaphore politique des relations (sexuelles, internationales) entre Nord et Sud coréens, le viol rémunéré de l’androgyne au miroir des violations des droits de l’homme. Nous préférons y apprécier à sa valeur toujours juste, chamarrée, synthétique (sentiments multiples), une fable quasi pirandellienne sur la passion et l’insoumission, la liberté ou la docilité, une magistrale réflexion sur le théâtre des émotions et la tragi-comédie du pouvoir, sur les apparences sociales, sexuées, une vibrante satire cousue dans la belle étoffe du mélodrame, où le rire cède peu à peu la place (au premier rang et finalement au dernier) aux larmes, de douleur et de bonheur, indiscernables et pareillement admirables, preuve incertaine, sans cesse en mouvement, de la vérité d’une vie vraiment vécue, dans la fiction avérée de chaque biographie.






Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir