The Restless : Mourir d’aimer
À la mémoire de Michael
Cimino
Se souvenir de vivre, renaître et endurer, mourir rayonnante…
Pour écrire sur ce film à sa hauteur
(en apesanteur), pour essayer d’égaler sa beauté calligraphiée, pour guider le
lecteur (la lectrice placeuse en Suisse, un
seul être etc.) au sein de l’Entre Monde, version bouddhique du purgatoire
chrétien, pour célébrer l’ivresse et le ravissement procurés à chaque plan, il
faudrait être poète, prêtre, amoureux ou assassin (pas celui de HHH), il
conviendrait de respirer dans des états de conscience/d’existence radicalement
modifiés, qui osent le risque de la transcendance, qui excluent à plus ou moins
long terme de la société. Un chef-d’œuvre, ce premier long métrage raboté à
cent minutes (le cinéaste s’en veut encore d’avoir pensé que le public
comprendrait tout en dépit des scènes coupées) ? Un opus parfait, cette production sud-coréenne tournée en Chine avec
une équipe internationale ? Bien sûr que non et tant mieux – la perfection
relève du divin, comme ne l’ignorent point tous les athées, aux humains
n’incombent que l’élan, la tension, l’essai, les fragments de bonheur – et bien
mieux que cela : une œuvre qui nous va parfaitement, qui nous enlace dans
la soie de ses images, de ses notes, de ses péripéties, de sa ligne claire
centrée sur deux amoureux malheureux, leitmotiv (wagnérien) acclimaté au pays
du cinéma (celui, défunt, du wu xia pian selon HK), de la passion (l’amour, cet
infini à la portée des caniches,
plaisantait le philanthrope Louis-Ferdinand), du mélodrame (« genre »
majeur, marxiste, masculin).
Comprenez-nous – les mots ne (nous)
manquent pas, ils ne font défaut qu’aux paresseux, aux avares, aux analphabètes
(d’autres défauts nous possèdent, pas ces trois-là, je ne crois pas) et
l’intrigue, limpide dans ses hiatus, nous présente un chasseur de démons
réveillé dans un royaume provisoire (séjour de quarante-neuf jours afin de se laver de l’odeur de sa vie, de sa
mauvaise haleine existentielle, avant une réincarnation attendue), y retrouvant
son Eurydice à lui, autrefois brûlée par des villageois à l’instar des
sorcières européennes (car la proximité avec les esprits s’avère depuis
toujours un baume et une malédiction, pas vrai, Johnny Smith à Castle
Rock ?). La belle juvénile, virginale dans sa robe immaculée, ne se
souvient plus de rien, et surtout pas de lui, le lieu magique et mental (se
baigner revient à croire à l’eau) agissant sur elle à la manière des plantes d’oubli
dispensées par les Lotophages chez Homère (ou l’opium proustien de Leone fumé
par De Niro). Double enjeu de l’histoire, donc : à la fois sauver cet
espace, antichambre du Paradis, catalyseur de naissances, d’une fronde
destructrice menée par un homme de bonne volonté passé du mauvais côté (une
part du Caligula de Camus dans ce maître abjurant les sentiments, aspirant à
coloniser le terrain souvent navrant des vivants) et faire recouvrer la mémoire
à la compagne, désormais céleste, élue par sa communauté en médiatrice entre
les dieux et les hommes.
Opératique, tragique, humoristique,
mélancolique, The Restless suit le parcours d’une âme en peine (éponyme),
sans repos métaphysique ni sentimental, vivant égaré parmi des spectres
avenants ou revanchards. L’allégorie médiévale baigne dans une splendeur de
chaque instant – costumes d’Emi Wada, partition de Shiro Sagisu, deux artistes
brillants, renommés, japonais, et montage de l’éminente Nam Na-yeong, qui
mangea Des nouilles aux haricots noirs, qui rencontra le Diable via Kim Jee-woon –, dans un écosystème
immersif (direction artistique renversante de Kim Ki-chul, Wu Ming & Ming
Wu), en écho évident au Brigadoon de Minnelli. L’amour ne
dure qu’un temps, ne dure pas, ici-bas ou dans l’au-delà, et de quel prix
faut-il le payer, sinon de celui de sa vie ? Voici ce que « dit »
ce film frémissant, populaire, qui philosophe sans jamais verser dans le pensum, l’auteurisme, le décoratif à
destination du marché occidental. On se répéterait à redire tout le bien que
l’on pense de la cinématographie qu’il cristallise admirablement (songeons
sérieusement à s’exiler à Séoul, avec ou sans serpents raciniens), ce désir de
cinéma lyrique, aristocratique, sensuel, adulte, animé (pourvu d’une âme)
irriguant le flux continu des images, le flot impétueux, assagi, joyeux,
meurtri, des émotions, des sensations, des réflexions. Tout éblouit et
chuchote, tout se pare de mystère et affirme aveuglément l’émergence d’un
talent (méconnu ailleurs et y compris chez lui, puisque The Restless ne fit pas
recette, trop étranger dans sa forme, dans son imagerie, au côté de polars et
de drames trustant les festivals à l’Ouest).
Dix ans nous séparent de ce joyau
assimilant tout un pan du « septième art » chinois, le tressant
intelligemment à l’hégémonie du numérique, à la suprématie (commerciale) du jeu
vidéo (l’ultime bataille, épique, dantesque, virtuose et régressive, voit notre
héros affronter une armée innombrable, la défaire afin de pénétrer dans le
sanctuaire maudit, d’y succomber sous les yeux de sa dulcinée crucifiée), à la
vitalité généreuse des films de Corée, mais pas une ride ne vient se poser sur
la surface miroitante et vertigineuse de ce lac merveilleux, torrentiel et zen,
électrique et pacifique, digne enfant maltraité du faramineux Zu,
les guerriers de la montagne magique, loué (par votre serviteur) où
vous savez. On frémit, on sourit, on s’émeut, on se trouble, on croise une
rivale bouleversante, un aède grave et gay,
deux frères désunis rattrapés par le trépas, on avise et on évolue dans des
paysages qui n’existent pas, qui vibrent cependant d’une réalité supérieure,
imaginaire, d’un souffle collectif, d’un enthousiasme définitivement
communicatif (l’autocritique des principaux intervenants durant les aimables
suppléments nous change agréablement de la pommade marketing française et américaine, ce ramassis consternant de
compliments, de remerciements, d’autosatisfaction falsificatrice – dans quel
monde vivent tous ces gens policés, propres sur eux, obséquieux, qui ne
comprennent absolument rien aux puissances mises en jeu par une caméra et
continuent pourtant à s’en servir, qui ne savent ni regarder l’univers ni le
recréer mais s’entêtent, avec l’assentiment de trop nombreux complices, à y
substituer leurs simulacres rances de coucheries, d’engagements, de crétins en
costumes de comics, de « films d’art » pour happy few, et qu’ils aillent tous se faire foutre).
En esthétique, contrairement au domaine
judiciaire, la grâce ne se décrète pas, elle s’épanouit, à force d’audace et de travail, d’ardeur et de candeur. Il en faut pour filmer une tempête de pétales,
un combat-sauvetage inaugural sous la pluie (Wong Kar-wai réussit aussi celui de son
mémorable Grandmaster), une forteresse assiégée, une forêt bruissante ou
un arbre pétrifié. Dix millions de dollars
confiés à un débutant quêtant alors lui-même l’âme sœur, humble et déterminé, à
l’écoute et souriant ; du beau pari surgit une fresque superbe, intimiste,
agitée, méditative. La coda (mahlérienne) se situe sur les toits, délivre une
poignante pietà (l’amour heureux,
laissons-le à ceux qui s’en contentent, aux horribles comédies estampillées
romantiques – The Restless, dans sa furie délicate et déliée, redonne sens au
romantisme, à son frisson mortel, à son aperçu des abîmes –, aux amnésiques
ignorant jusqu’aux prénoms enlacés d’Yseut et de Tristan ou, à l’inverse, aux
timides et aux impuissants macérant dans le lit des amants maudits, le
conformisme du dolorisme, trop purs pour se commettre avec une chair
périssable, excrémentielle, un cœur inconstant condamné à s’éteindre). Elle va
disparaître, se dissoudre dans la lumière (de la Pierre Sacrée), se réincarner,
souffrir mille maux terrestres, sacrifiée pour la survie (féministe) du monde
intermédiaire, pour la résurrection éphémère de son cher et tendre, de son
Orphée aux yeux bridés, tandis qu’il agonise gentiment dans son giron, sa voix
perdue dans le souhait d’une promesse, d’un souvenir (il ne se reviendra pas,
il ne reviendra plus, ils ne pourront plus jamais se rencontrer ni s’aimer).
Que quelques morceaux de pellicule (et
une excellente distribution, mentions spéciales à Jung Woo-sung, à Kim Tae-hee,
à So Yi-hyeon, et un vrai réalisateur derrière l’objectif, Jo Dong-ho, et un
directeur de la photographie peignant avec l’étalonnage, Kim Young-ho) parviennent
à nous émouvoir et à nous ravir ainsi suffit à démontrer le pouvoir vivant du
cinéma, son impact premier (avec la littérature et la musique) sur une
sensibilité subjective et critique (voire volontiers analytique). Pour entrer
dans ce territoire resplendissant, pour le savourer de tous ses yeux, oreilles et
narines (ah, cette idée sublime de ranimer les cadavres avec une senteur
radieuse dans la nuit d’un village invisible, ah, cette fleur sans odeur, aboli
bibelot de silence olfactif, in fine
sentie au seuil du grand sommeil) un samedi de juillet (bientôt deux ans
d’expression libre, singulière et sanguine sur ce blog, mon Dieu, ne surtout pas se retourner à la recherche du temps
(é)perdu !), pour taper un texte sans réfléchir, se relire, revoir le
titre en détail, il suffisait de dégoter le DVD dans le bac d’un magasin de déstockage
provincial, comme soldant ses trésors ignorés, de s’asseoir au calme un
dimanche soir devant son PC, de croire (encore, un peu) à cet art moribond
(mercantile) et sans cesse renaissant (en guérilla). Il ne fallait, au fond,
que s’abandonner une nouvelle fois au fabuleux et familier cinéma.
Si vous souhaitez explorer les
cinémas d’Asie dans leur envoûtante et revigorante diversité :
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