A Touch of Zen : L’Art de la guerre


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de King Hu.


Après le scorpion darwinien de Sam Peckinpah dans La Horde sauvage, l’araignée bouddhiste de King Hu (une double pensée aussi pour la toile enfantine et l’ogre puritain de La Nuit du chasseur, les insectes grouillant dans l’herbe américaine de Blue Velvet).

Imagerie liminaire et métaphorique d’un monde enragé, d’un combat à mener contre le Mal et/en soi-même.

L’affolement d’une multitude de plans, montage ivre comme le « chat » masqué de l’hirondelle dorée (notre moine saignera d’or, croyez-le ou non).

Montagne majestueuse, pluvieuse, paysage calligraphié rempli de brume et de vide, d’ombre et d’immobilité.

Cette terre antique s’anime d’un mystère cinématographique, d’une bouleversante présence immanente ouverte sur la transcendance.

La musique nous invite, l’absence humaine guide vers le fort fantomatique, ruines à ciel ouvert supposées hantées.

Du foyer (maternel, matriciel) au village (étals et boutiques publiques) : audacieux, courageux, quittons l’auberge évanouie à la rencontre de nos démons.

Clôture et culture, monastère et cimetière (Shaolin mon amour).

Un wu xia pian pas semblable aux autres, une épopée intérieure essentiellement taïwanaise.

Cela ne change rien (aux types archétypaux) et cela change tout (au rythme, à l’espace, à la dramaturgie).

Trois heures, mon cœur, et davantage selon les versions.

Trois heures et trois personnages, le lettré, la fugitive, le fidèle, mythes incarnés, très humains, dans une allégorie orientale et médiévale sur la transmission, l’amour, la mémoire, le pardon.

Un artiste atteint son acmé, maîtrise avec une sidérante sérénité son discours et son style, les deux indiscernables, bien sûr.

On sourit souvent à cette œuvre tragique, on loue le personnage maternel qui voudrait bien caser son Tanguy local de fils citant les stratèges d’hier, lui-même bientôt promu Napoléon du canton(ais), metteur en scène hilare et maître des marionnettes destinées à apeurer les soldats bien peu virils à la solde de l’eunuque (souviens-toi, lecteur, que Pasolini, durant Mai 68, préféra la matraque prolétaire des CRS à la révolte estudiantine embourgeoisée – pléonasme).



Mais le rire lui reste vite en travers de la gorge, au spectacle funèbre de sa terrible réussite.

Horreur d’une victoire, échec d’une bataille remportée.

Où nettoyer ses mains et son sommeil de tout ce sang shakespearien, sinon dans une forêt de bambous ?

Cette fille à la beauté suffocante, il l’aima dès le premier regard, il espionna ses faits, ses gestes, ses déplacements soyeux dans la masure abandonnée, voisine.

Elle joua d’une guitare à l’horizontale avant de s’allonger avec lui, elle exécuta doucement un chant de solitude (lunaire) précédant l’union des chairs (un enfant naîtra, elle le lui cédera, retirée prématurée, afin de prolonger la lignée).

Nénuphars roses et rouge des cadavres dans la plénitude d’un opus éclairé tel un rêve éveillé, un cauchemar pastel aux couleurs sourdes, aux teintes étouffées (la restauration préserve cela, il faut l’en féliciter).

Le désir d’aimer, de détruire, de « jouer un bon tour », de s’avancer sous un chapeau d’osier à la façon des hérauts crasseux de Leone (gros plan d’yeux en clin d’œil).

N’être qu’une ombre au pays mental des ombres.

Se faire « tirer le portrait » puis attirer l’héroïne dans un piège.

Elle, la guerrière au cœur tendre, la solitaire flanquée de ses anges gardiens déguisés en apothicaire, en diseur aveugle de (mauvaise) bonne aventure.

Un cinéaste se doit de voir mieux que le spectateur, que l’incroyant, celui qui ne sait apercevoir le sens d’un coup, d’une caresse, d’un lac, d’un trajet sans réponse définitive.

L’infini plaisir du film procuré par sa noblesse, sa belle union des registres, des tons, des « genres », creuset de sensibilités, de cultures, de lectures et d’arts (décoratifs, graphiques, asiatiques, qu’importent les étiquettes).

L’Histoire et la fiction, le fantastique et le quotidien, la jeunesse et la vieillesse, la littérature et la projection (de figures, de souvenirs), les costumes et les ellipses, les affrontements et l’intelligence déductive, la surface et la philosophie.

Nous devons apprendre à lire la chorégraphie du cinéma et la morale de la fable.

King Hu en peintre et religieux, en homme de spectacle rebelle s’interrogeant, nous questionnant, sur la signification ultime des sentiments, de l’art, de l’ascèse.

Tu cherchais de la castagne élégante, des chinoiseries policées, nostalgiques, tu aspirais à une fresque publicitaire contemplative ?

Te voici devant un monolithe (à la Kubrick, of course) accessible, offert à tous, un train fantôme délié, suprême et superbe, un passeport vers le territoire des abstractions charnelles, fraternelles.



Un soupçon de zen ?

Une tonne de ravissement, dans chaque image, chaque visage, chaque péripétie d’un récit aussi riche, linéaire et létal que le vol d’une flèche, aussi aigu que la pointe d’un poignard cassée en deux par le prêtre magnanime, mortellement touché à cause de sa mansuétude, hélas.

Répétons ce que d’autres formulèrent : l’universel ne s’acquiert qu’au prix de la plus maniaque particularité, de son déploiement fastueux et intimiste dans un espace-temps délimité, défini.

Le miracle laïc, cinéphilique, s’accomplit à nouveau, puisque quarante-six ans (et un prix cannois en chocolat) ne représentent rien, à peine un souffle de vent à la frontière, une parenthèse objective à oublier dans la splendeur retrouvée.

Au terme de l’histoire, un général survient à la rescousse, dans un désert moral et spectral, proprement caniculaire, en écho à ceux, mémorables, de La Planète des singes, Zabriskie Point, du Convoi de la peur, Stalker, de L’Au-delà.

Il finira par planter sa progéniture (un salut à l’appréciable Sammo Hung).

Chœurs, vautours, polarisation, étoiles, homoncules flottant dans le ciel psychique, dernier saut clos, cette fois, par une chute de la momie bleuie dans sa parure chamarrée.

Moment majeur de l’homme qui tombe deux fois et se relève autant à la suite de la jeune femme blessée (tous deux souffrent d’une épaule perforée).

Avec le scribe public sis dans un autre lieu, le trio héroïque s’agenouille au même instant devant la silhouette du moine, assis, bras droit tendu dans une direction énigmatique, debout, à contre-jour du disque solaire en surplomb d’une cascade infime.

Apothéose, aboutissement, invite implicite vers une nouvelle odyssée à travers des terrains métaphysiques, coda mystique d’un poème populaire, aristocratique, sommet prometteur et pourtant prophétie à contretemps des filmographies d’alors, à Hong-Kong ou ailleurs, A Touch of Zen à lire en miroir amoindri de la débâcle infernale de La Porte du paradis de feu Cimino.

À vouloir dépeindre un pays ou un état d’esprit, un panorama national ou un itinéraire spirituel, on ne saurait gagner le « septième ciel », à peine une reconnaissance critique tardive atteinte de myopie, souffrant de mauvaise conscience.

Le futur continue à se moquer du passé, seul le présent distant permet d’appréhender dans sa majesté, sa somptuosité, son humilité, ce sommet d’altérité familière, d’en esquisser ici toute l’ampleur et la chaleur.

Que l’on croie ou non à quelque chose nous dépassant, que l’on se passionne ou pas pour le cinéma chinois, que l’on maudisse ou chérisse l’infini, le corps, la danse, la grâce, la renaissance, il convient, au moins une fois dans sa triste et irremplaçable vie, de (re)découvrir ce chef-d’œuvre grave et léger, dramatique et ludique, tissé dans l’étoffe même des rêves, du cinéma, du devenir.

Film-monde à l’image du monde et des hommes (de quelle femme !), A Touch of Zen nous identifie et nous redéfinit, admirablement et pour longtemps.

En lecture complémentaire à ce (petit) texte impressionniste, l’excellent article (exhaustif) de la sinophile et cinéphile Brigitte Duzan :


           

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