Mythologies : La Société du spectacle


Un petit livre pertinent, clair et agréable, de sémiologie ? Sans doute, mais aussi et surtout, en bonne logique dite symbolique, un essai fragmenté sur le cinéma, art mythologique entre tous…


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En France, on n’est pas acteur si l’on n’a pas été photographié par les Studios d’Harcourt.

L’acteur d’Harcourt

Mais le signe intermédiaire (la frange de la romanité ou la transpiration de la pensée) dénonce un spectacle dégradé, qui craint autant la vérité naïve que l’artifice total.

Les Romains au cinéma

Charlot a toujours vu le prolétaire sous les traits du pauvre : d’où la force humaine de ses représentations, mais aussi leur ambiguïté politique.

Le Pauvre et le Prolétaire

J’en viens à me demander si la belle et touchante iconographie de l’abbé Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice.

Iconographie de l’abbé Pierre

Le film de Kazan Sur les quais est un bon exemple de mystification.

Un ouvrier sympathique 

Le visage de Garbo représente ce moment fragile, où le cinéma va extraire une beauté existentielle d’une beauté essentielle, où l’archétype va s’infléchir vers la fascination de figures périssables, où la clarté des essences charnelles va faire place à une lyrique de la femme.

Le visage de Garbo

Cet univers de la litote, qui est toujours construit comme une dérision glacée du mélodrame, est aussi, on le sait, le dernier univers de la féerie.

Puissance et désinvolture

Les peintres d’Empire, par exemple, ayant à reproduire des instantanés (cheval se cabrant, Napoléon étendant le bras sur le champ de bataille, etc.) ont laissé au mouvement le signe amplifié de l’instable, ce que l’on pourrait appeler le numen, le transissement solennel d’une pose pourtant impossible à installer dans le temps ; c’est cette majoration immobile de l’insaisissable – que l’on appellera plus tard au cinéma photogénie – qui est le lieu même où commence l’art.

Photos-chocs

Le strip-tease – du moins le strip-tease parisien – est fondé sur une contradiction : désexualiser la femme dans le moment même où on la dénude.

Strip-tease

L’objet est ici totalement prostitué, approprié : partie du ciel de Metropolis, la Déesse est en un quart d’heure médiatisée, accomplissant dans cet exorcisme, le mouvement même de la promotion petite-bourgeoise.

La nouvelle Citroën

Le procédé d’irresponsabilité est clair : colorier le monde, c’est toujours un moyen de le nier (et peut-être faudrait-il ici commencer un procès de la couleur au cinéma).

Continent perdu


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Dans ce recueil « d’essais écrits chaque mois pendant deux ans, de 1954 à 1956 », exercice de sémioclastie perçue en combat mené contre « l’ennemi capital (la Norme bourgeoise) », afin de « rendre compte en détail de la mystification qui transforme la culture petite-bourgeoise en nature universelle », Barthes ne s’épargne pas (« […] je réclame de vivre pleinement la contradiction de mon temps, qui peut faire d’un sarcasme la condition de la vérité ») et parle encore très bien de L’écrivain en vacances (« Tout cela introduit à la même idée d’un écrivain surhomme, d’une sorte d’être différentiel que la société met en vitrine pour mieux jouer de la singularité factice qu’elle lui concède »), de Dominici ou le triomphe de la Littérature (« Voler son langage à un homme au nom même du langage, tous les meurtres légaux commencent par là »), de Verne versus Rimbaud (« L’objet véritablement contraire du Nautilus de Verne, c’est le Bateau ivre de Rimbaud, le bateau qui dit « je » et, libéré de sa concavité, peut faire passer l’homme d’une psychanalyse de la caverne à une poétique véritable de l’exploration »), des lectures appauvries de Racine (« Il est bien vrai que la tautologie est toujours agressive : elle signifie une rupture rageuse entre l’intelligence et son objet, la menace arrogante d’un ordre où l’on ne penserait pas »), du Tour de France épique (« Ce qui est vicié dans le Tour, c’est la base, les mobiles économiques, le profit ultime de l’épreuve, générateur d’alibis idéologiques. Ceci n’empêche pas le Tour d’être un fait national fascinant, dans la mesure où l’épopée exprime ce moment fragile de l’Histoire où l’homme, même maladroit, dupé, à travers des fables impures, prévoit tout de même à sa façon une adéquation parfaite entre lui, la communauté et l’univers »), de L’usager de la grève (« Elle signifie que l’homme est total, que toutes ses fonctions sont solidaires les unes des autres, que les rôles d’usager, de contribuable ou de militaire sont des remparts bien trop minces pour s’opposer à la contagion des faits, et que dans la société tous sont concernés par tous »), des astres désastreux (« On connaît bien au moins une autre de ces tentatives nominalistes : la Littérature, qui, dans ses formes dégradées, ne peut aller plus loin que nommer le vécu ; astrologie et Littérature ont la même tâche d’institution « retardée » du réel : l’astrologie est la Littérature du monde petit-bourgeois ») ou de L’art vocal bourgeois, louant les interprètes qui « ne s’affairent pas officieusement autour de la musique, contrairement à l’art bourgeois, qui est toujours indiscret. Ils font confiance à la matière immédiatement définitive de la musique »). 

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La seconde partie de l’ouvrage, intitulée Le mythe, aujourd’hui, synthétise, théorise et politise ce qui précède, définissant la sémiologie comme « une science extensive à la linguistique » et la mythologie tel un « fragment de cette vaste science des signes que Saussure a postulée il y a une quarantaine d’années ». Une observation liminaire (« […] il y a donc le signifiant, le signifié et le signe, qui est le total associatif des deux premiers termes »), traduite en forme, concept et signification, conduit à différencier le langage-objet (la langue) du méta-langage (le mythe), à retracer comment et pourquoi la bourgeoisie, cette « société anonyme » hexagonale, pénétrée « dans les classes intermédiaires », substitue la Nature à lHistoire, transforme sa culture en universel, sa « parole dépolitisée », volontiers « essentialiste », en fiction sociale car « La fonction du mythe, c’est d’évacuer le réel : il est, à la lettre, un écoulement incessant, une hémorragie, ou, si l’on préfère, une évaporation, bref une absence sensible. » L’aveuglement individuel – « On peut exprimer cette confusion autrement : tout système sémiologique est un système de valeurs ; or le consommateur du mythe prend la signification pour un système de faits : le mythe est lu comme un système factuel alors qu’il n’est qu’un système sémiologique » – devient collectif : « La bourgeoisie ne cesse d’absorber dans son idéologie toute une humanité qui n’a point son statut profond, et ne peut le vivre que dans l’imaginaire, c’est-à-dire dans une fixation et un appauvrissement de la conscience » (une note sur le dernier mot rajoute : « La provocation d’un imaginaire collectif est toujours une entreprise inhumaine, non seulement parce que le rêve essentialise la vie en destin mais aussi parce que le rêve est pauvre et qu’il est la caution d’une absence » ; Pasolini dut apprécier, Hollywood un peu moins).

Ni la « pureté » du langage mathématique ni la « Littérature » (« Le langage de l’écrivain n’a pas charge de représenter le réel mais de le signifier ») n’échappent à l’emprise du mythe sévissant à gauche et à droite suivant des modes et des objectifs certes antagonistes,  quand bien même une certaine poésie occuperait une « position inverse » par rapport à lui : « le mythe est un système sémiologique qui prétend se dépasser en système factuel ; la poésie est un système sémiologique qui prétend se rétracter en système essentiel. » Flaubert, grâce à Bouvard et Pécuchet, s’en sort avec les honneurs de sa lucidité, puisque « du moins a-t-il évité le péché majeur en littérature, qui est de confondre le réel idéologique et le réel sémiologique ». La conclusion personnalise et mélancolise le discours d’ensemble. La mythologie, « fondée sur une idée responsable du langage », « en postule par là même la liberté », s’avère un « dévoilement », un « acte politique » nécessaire mais limité. « Justifié par le politique, le mythologue en est pourtant éloigné », réduit au méta-langage, à la solitude de la vérité, à l’exclusion d’avec les « consommateurs du mythe ». Ce révolutionnaire apocalyptique par procuration, guetté par le piège de l’idéologisme, suprême disparition du réel qu’il « prétend protéger », aspire à une « destruction essentielle du passé », s’interdit le « luxe impossible » de l’utopie, espère une « synthèse entre l’idéologie et la poésie ». Nous voici tous « condamnés pour un certain temps à parler toujours excessivement du réel », en témoins impuissants de la « déchirure du monde social ». L’ultime phrase résonne à la manière d’un appel possible (et plausible), d’une (con)quête à réaliser : « Et pourtant c’est cela que nous devons chercher : une réconciliation du réel et des hommes, de la description et de l’explication, de l’objet et du savoir ».



4

Soixante ans après sa parution, Mythologies conserve ainsi sa justesse d’analyse(s) et sa colère souriante, élégante, lapidaire. Il incite et invite à regarder droit dans les yeux l’obscénité fondamentale du quotidien, son « unidimensionnalité » (Marcuse) asphyxiante, son caractère avéré de « simulacre » (Baudrillard). Laissons les poissons inconscients de l’eau (polluée, promise à une montée réchauffée) pour trouver en nous-mêmes, dans les mots, les images, les sons, les mouvements, les actes, les amitiés, des armes individuelles et contemporaines dans une guerre déjà longue, aux enjeux réactivés par les paramètres globalisants de l’économie représentative numérique. Il ne s’agit plus de pleurnicher, de maugréer dans son coin, de fonder un nouveau parti ou de jouer les bombes humaines tricolores mais bien de réfléchir sérieusement, impitoyablement, aux moyens efficaces et disponibles d’une modification adulte des conditions d’existence et d’expression à tous les niveaux. On peut choisir de renchérir sur le mythe, de le renverser par inversion (pensons à Ellroy et à sa « contre-Histoire » de l’Amérique) ; on peut décider de courir sur la route de brique jaune et de saisir au collet le piètre prestidigitateur planqué derrière son rideau vert (le foyer, la nation, le concert, le culte, le match, l’hymne, la minute de silence et autres ersatz de concorde, emplâtres dérisoires appliqués sur un corps sociétal gravement malade). On peut vouloir verser dans l’altruisme, l’humanitaire, la solidarité, termes pareillement problématiques et destinées discutables ou alors s’extraire « une fois pour toutes » du triste jeu des hommes (les femmes « ne valent guère mieux », que la « parité » l’accepte enfin), par la réclusion, l’ermitage, le suicide. Il existe dans la mort une grandeur d’occasion refusée à la vie dans sa matérialité foncière, son épuisant recommencement, ses accommodements continus avec les absolus – silencieux, disciplinés, reposants, cimetières et monastères séduisent avec facilité le romantisme nécrophile, voire ouvertement fasciste, des cinéphiles, des utopistes, des rêveurs, des marcheurs (« Marcher est peut-être – mythologiquement – le geste le plus trivial, donc le plus humain » dit Barthes dans L’acteur d’Harcourt). La forme élue, sa signification indissociable, (é)mouvante, importent peu, in fine : seul compte vraiment l’élan incandescent du présent, au cinéma et (davantage) ailleurs. 
     

Commentaires

  1. "L’histoire de la fabrique du mythe intéresse peu Barthes. Savoir comment s’est constituée la mythologie du pain et du lait ou celle du steak frites ne le sollicite guère. Pour un livre si fortement ancré dans les années 1950, il est frappant de voir que les deux mythologies politiques majeures de la décennie antérieure (la pétainiste et la résistante) ne sont guère interrogées. Barthes est un témoin absent des années 1940-1945. La réussite des Mythologies vient de ce qu’il a su décoller d’une problématique historique trop collante, trop idéologisée, trop monosémique. Mais en même temps, il esquive les cassures ou les tragédies autour desquelles se sont réorganisées l’histoire et la vision du monde de son temps. Il détourne les yeux d’une vision tragique de l’Histoire (certes toujours menacée de pathos) ou de l’intériorisation du tragique de l’Histoire. Il déteste « la manie poisseuse de souffrir ». On songe à l’épigraphe de Hobbes mise en tête du Plaisir du texte : « la grande passion de ma vie a été la peur ». Le choix de Sollers comme disciple préféré par rapport à Perec est peut-être significatif. Le jeune homme triomphant plutôt que la victime de l’Histoire.
    « D’où tu parles ? » La question soixante-huitarde garde tout son tranchant. Perec parle à partir de son histoire écrasée par l’Histoire et, par là même, de sa relation à l’auto-ironie, à la colère, à la honte, au doute. Le rapport de Barthes à l’auto-ironie ou à la honte semble plus crispé ou plus étouffé. Il a une obsession de la distinction, un besoin d’atteindre ce savoir dire subtilement précieux, que n’a pas Perec, toujours soucieux de garder une relation simple et vive à la langue commune. On sait comment Marguerite Duras a férocement pointé la faiblesse qu’est à ses yeux le refus de Barthes de sa propre vulgarité."
    "Dans un autre livre, Introduction à la modernité, en un chapitre intitulé « Vers un nouveau romantisme », Lefebvre salue le retour de l’esprit d’avant-garde tel qu’il le trouve dans certains groupes de jeunes gens :

    "H. Lefevre, Introduction à la modernité, Minuit, 1962, p. 334-335.
    Ils sentent que cela ne tourne pas rond, mais ils n’ont pas tellement envie que ça tourne rond. Ils ont horreur des cercles, tous vicieux, et des cycles, tous des pièges. Ils en veulent, eux, aux choses et aux gens d’être ce qu’ils sont. Ils aiment le plaisir et détestent le cynisme, même affecté. Ils ne haïssent pas la jouissance et méprisent les jouisseurs. Ils sont parfaitement convaincus qu’autour de nous règnent une bêtise géante, une colossale et morne et raisonneuse laideur, victorieuse de la spontanéité, du goût, et de la lucidité. […] Ils refusent de choisir entre le labeur forcé et l’oisiveté librement consentie, entre le parasitisme et la bureaucratie chargée d’occupations […]. Ils n’aiment aucun conformisme, ni le bourgeois ni l’autre. […] Ils vivent comme ils peuvent et n’ont guère que l’embarras du non-choix, refusant d’opter entre l’impuissance et le pouvoir, entre l’échec et le succès"

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  2. Les Choses, un devenir-roman des Mythologies ?
    Claude Burgelin https://journals.openedition.org/recherchestravaux/426?lang=en

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    1. Lettre(s) et le néant, Sartre à la trappe...
      https://www.editionspoints.com/ouvrage/s-z-roland-barthes/9782020043496
      http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/L-Imaginaire/W-ou-Le-souvenir-d-enfance

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    2. Sarrasine, Balzac jeune était un fan absolu de l'oeuvre de Girodet,
      Endymion. Effet de lune, dit aussi Le Sommeil d'Endymion.
      Balzac c'était avant tout le patronyme Balssa,( balzano individu original et fantasque en italien), : Bernard-François Balssa le père d'Honoré, une figure déjà ! avait voulu marquer son ascension sociale en servant Bonaparte ainsi en transformant le patronyme en Balzac, d'autant que la sombre histoire de Louis Balssa dit Le Prince l'oncle d'Honoré guillotiné avait entaché le patronyme de la famille Balssa, il avait été soupçonné et accusé d'avoir étranglé une fille servante un peu "Calor "comme ça se disait en ce temps-là, en fait il avait accepté de l'argent pour prendre la place d'un autre le véritable auteur du crime d'après Jean-Louis Dega, un descendant de la famille que j'ai eu le plaisir de rencontrer et qui ressemble à s'y méprendre à un double d'un Honoré de Balzac resté terrien et enraciné sur ses terres d'origines, en occitan balsan c'est relatif aux taches blanches sur les jambes d'un cheval, bref de tous ces individus tachetés il y aurait de quoi tirer des kilomètres de films...

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    3. Les choses (de la vie) du ciné :
      Le cinéma, dans Les Choses, donne lieu à quelques pages presque radieuses où il est dit combien Jérôme et les siens se reconnaissent dans la « mythologie » (seul emploi du mot dans le roman) que leur offre le cinéma, mythologie dont ils se sentent les exacts contemporains (« ils le comprenaient mieux que personne avant eux n’avait su le comprendre »). Le lyrisme l’emporte sur l’intention démystificatrice, même si le chapitre se clôt sur des images de déception (aucun film n’est « ce film total que chacun parmi eux portait en lui »).

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