L’Ami américain : Des mots pour Michael Cimino


Tristesse sans désespérance, hommage (bref) et non hagiographie (opportuniste), à l’intention d’un Protée métamorphosé désormais en Orphée…  


Une certaine cinéphilie européenne, particulièrement française, raffole des artistes dits maudits (allez un peu parler de malédiction en maniement de millions de dollars aux salariés smicards, aux allocataires du RSA, aux foyers surendettés) et Cimino, en surplomb de Welles et Vigo, occupe sans doute la première place du podium simplificateur, manichéen (l’Auteur démiurge forcément sacrifié par les Studios béotiens), doloriste. Cette mystique de l’échec possède des racines profondes dans la psyché nationale, au pays du romantisme hugolien, de l’Occupation, de la guerre d’Algérie, de l’éternel second Raymond (Poulidor, voire Domenech) et de l’auto-dénigrement mortifère (bien aidé, en vérité, par l’incurie cynique de la praxis et du discours politiques). Dans l’Hexagone, on se mit à trouver du talent (et du sérieux) à un Spielberg uniquement à partir de sa lecture (discutable) de la Shoah, le wonder boy juvénile squattant les bureaux de Universal cantonné jusque-là en repoussoir régressif, en fossoyeur friqué du cinéma comme art – alors que E.T., l’extra-terrestre « dit » exactement la même chose que La Porte du paradis à propos du mythique melting pot, de son impossible réalisation, mais pas de la même façon, certes – et rappelons aux amnésiques l’opprobre critique affronté à l’époque de Voyage au bout de l’enfer, des deux côtés de l’Atlantique, d’ailleurs (mentions spéciales à la très surfaite commentatrice Pauline Kael reprochant au créateur son hypothétique picturalité, son manque de vitalité narrative ou psychique, au concierge Peter Biskind, ulcéré par son supposé révisionnisme à l’encontre du Vietnam, faisant de Cimino un complaisant fasciste, « notre Leni Riefenstahl à nous » !).

La mort, on le sait, abolit les crimes, les anathèmes, les tas d’ordure envoyés à la figure (notre réalisateur en reprendra une louche, boira jusqu’à la lie le calice « asiatique », lors de la sortie de L’Année du dragon, cette fois taxé du plus insupportable racisme hollywoodien), permet en outre de faire du fric avec les défunts (cf. le satirique et prophétique Phantom of the Paradise ; on frémit déjà aux rééditions collector, restaurées, « définitives » et nécrophiles, inévitablement commentées par ses exégètes). Les artistes décédés semblent habiter pour l’éternité l’ironique « cité des gens merveilleux » de Jim Thompson, ce cimetière de la morale écrite, de l’aveuglement spécialisé, de la stupidité sirupeuse. Porté aujourd’hui au pinacle par les mêmes (ou presque) qui naguère le traînèrent dans la boue (l’enfermèrent dans une geôle immonde à l’instar des comparses de Robert De Niro piégés par les vilains Viêt-Congs), Cimino doit en rire, s’il le peut, savourant cet éloge œcuménique à sa juste valeur, alors qu’il ne put jamais financer aucun projet de vaste ou moyenne envergure après le naufrage de sa massacrante Americana, ni parvenir à se faire  éditer, réinventé en (assez peu convaincant) romancier pour Big Jane, sinon en France chez Rivages (on lui décerna ici, en sus, un prix littéraire et une médaille commémorative en chocolat disons amer). Du reste, pas plus qu’il ne saurait exister un cinéma, rien qu’un ensemble d’expressions, de sensibilités, d’aventures esthétiques, économiques, politiques et spirituelles constituant le cinéma, tout portrait un peu sérieux (ou une modeste esquisse) se doit d’aborder les multiples visages de Michael Cimino, pas seulement ceux, ressassé, de la légende scandaleuse du Nouvel Hollywood (de son épitaphe) ou, sidérant, de ses traits étrangement refaçonnés par la chirurgie esthétique.

Dorian Gray formé à la peinture, Faust passionné d’architecture, conteur lyrique parfois médisant (sur Brando, Coppola, Oliver Stone ou Vilmos Zsigmond), perfectionniste cyclothymique et orateur attachant (émouvante générosité de son récent passage à Locarno, s’adressant avec sourire et chaleur au « public », à des gens comme vous et moi, pas aux « professionnels de la profession », critique ou cinématographique), cinéaste de la durée aux débuts dans la publicité, pont entre l’Amérique (Griffith, évidemment, à l’itinéraire en parallèle) et l’Europe (Visconti, similaire amateur de bals, de cérémonials, d’épopées désenchantées, de lutte des classes saisies dans le prisme homoérotique, ses vieillards momifiés à Venise un brin plus maquillés que Bridges & Eastwood dans leur road movie amoureux et tristement joyeux pour Le Canardeur), petit homme (moins d’un mètre soixante-dix) d’une haute ambition-détermination et « grand cinéaste » (paresseux raccourci lapidaire), scénariste fécond (l’écologique Silent Running, le rectificateur Magnum Force, le biographique The Rose, le mercenaire Les Chiens de guerre) et producteur malheureux (quatuor sous le signe des chasseurs, de daim ou de soleil), septuagénaire aux allures de petit garçon et amoureux intermittent, durant trente ans, de Joann Carelli, ami de Dino De Laurentiis, ressuscité par ses bons soins le temps d’un doublé imparfait (L’Année du dragon et Le Sicilien), adolescent rebelle et engagé volontaire en tant que réserviste (absolument rien de vécu dans l’enfer martial de The Deer Hunter, donc), amoureux du mystère (sur sa date de naissance, ses premières années d’existence, jusque dans les  causes exactes de sa mort alitée), du silence (rareté des entretiens, à l’exception notable des paroles pieusement recueillies en chemin nostalgique par Jean-Baptiste Thoret, son théoricien-pèlerin), personnalité discrète éprise de spectaculaire (dans ses films, dans ses quelques embellissements autobiographiques) et de comédies musicales (on aimerait parcourir son Pearl dédié à Janis Joplin, surtout après le ratage de Mark Rydell), chantre lucide, adulte, « honorable » et « incompris » (remember Carpenter ou Romero, rapidement étiquetés dans nos contrées « contrebandiers » gauchistes triviaux) des États-Unis en nation cosmopolite, rurale, routière, blessée, réunie autour d’un table mélancolique de retrouvailles/victuailles sur fond d’hymne sentimental a capella ou mosaïque communautaire, déchirée en « ethnies » (Polacks contre Bridés, représentants WASP versus descendants de Navajos), décimée dans une guerre civile de poche dictée par des intérêts financiers (le von Stroheim des Rapaces franchit avant lui l’imposture de la porte édénique, mit à nu la laideur meurtrière à peine dissimulée sous les ors du « rêve américain », piste narcissique reprise par le De Palma de Scarface), discutable héritier putatif du « réalisme poétique » hexagonal (essentiellement en studio) des années 30 et maître de l’espace étasunien (après John Ford ou Anthony Mann) – autant de masques véridiques et réducteurs qui le rendent encore plus insaisissable qu’un Salvatore Giuliano maladroitement iconisé en figure romantique et opératique (léthargique, accuseront les moins indulgents).




Nous aimions Michael (« une balle, une seule ») pour tout cela, et nous continuerons longtemps à l’aimer pour ses réussites ou ses inaboutissements (le dispensable et insipide Desperate Hours, le cancéreux et naïf The Sunchaser), pour sa délicatesse et sa démesure, son sens de la fresque historique et intimiste (guère éloigné d’un David Lean admiré, bien que politiquement plus démocrate que républicain, pas assez au goût des « progressistes » US) prenant acte de « l’image-temps » deleuzienne, cette dilatation (voire son effacement progressif) du récit dans la stase des minutes au sortir de la Seconde Guerre mondiale, paradigme d’impuissance sidérée du « cinéma moderne » (je vais vite, je schématise à dessein) porté dans le ventre de la « bête immonde » brechtienne, crémation des histoires et de l’Histoire avec focalisation sur le point aveugle de « l’image manquante » des camps d’extermination (Cimino, cependant, rêvait d’adapter Malraux, La Condition humaine davantage que Le Journal d’Anne Frank). Afin d’épargner au lecteur une seconde interminable énumération, on se gardera de détailler les nombreux « avortements » qui scandèrent la carrière du réalisateur, ses films inexistants, à songer (Leone à Leningrad, Visconti à Combray, Pialat relisant Mort à crédit, Kubrick se prenant pour Napoléon), à décrire en souvenirs faussés mais excitants (retenons la proposition refusée de réaliser Le Bounty dans la version avec Gibson, un diptyque d’après Raymond Carver, l’une des idoles littéraires de Lou Reed, une biographie de Dostoïevski co-écrite par Soljenitsyne anonyme pour Carlo Ponti, Perfect Strangers, apparemment sorte de Z à la mode romantique, de Casablanca mis à jour, ou un script de Carl Foreman, l’auteur du scénario du Train sifflera trois fois, consacré à une course cycliste, avec Dustin Hoffman au guidon, actualité du Tour de France oblige).

Ni génie (épithète dévaluée) ni martyr (chacun possède une part de responsabilité dans son « destin », y compris à l’occasion de la banqueroute d’un studio), célébré (cinq Oscars pour Voyage au bout de l’enfer, que certains durent regretter ensuite de lui avoir accordés) et haï (des témoins bien intentionnés soulignent son égoïsme, sa mégalomanie, ses addictions démenties), Michael Cimino, en vingt-deux ans et sept films (aussi peu prolixe que Stanley K., pas pour les mêmes raisons) cartographia un pays, un imaginaire, un territoire de cinéma constellé de trajectoires collectives et individuelles. Dans cet univers fondamentalement masculin (les personnages de Walken, Rourke, De Niro ou Lambert incarnent des élans contradictoires, vers la destruction ou la création, le ressassement ou l’apaisement, la violence ou la tendresse, que les psychanalystes cinéphiles se feront un plaisir d’interpréter en clés pour déverrouiller la personnalité complexe du cinéaste), trois femmes belles, éphémères et de caractère, brillent malgré tout – Meryl Streep en Pénélope d’origine ukrainienne, Isabelle Huppert en drolatiques patins à roulettes, Caroline Kava en épouse rageuse d’un flic trop White – et la mort finit toujours par attendre au bout de la route, la coda de The Sunchaser retravaillant celle du Canardeur et bouclant la boucle d’une filmographie lacunaire, inégale, mais précieuse, mais fulgurante, trop vite et trop tôt interrompue par un faisceau de facteurs abondamment étudiés depuis, un changement de système de production et de réception (pour mémoire, les cadres de United Artists adorèrent les rushes de Heaven’s Gate, ouvrirent avec plaisir leurs portefeuilles, avant que les nuages du désastre annoncé ne viennent in fine obscurcir leur ciel bleu aussi immense que celui du Wyoming) des films irréductible à la tentante (et outrageante) formule Lucas encule Friedkin (variante funèbre : La Guerre des étoiles enterre Le Convoi de la peur).

Deux faits demeurent à ce jour (de fête d’indépendance étasunienne). Tout d’abord, Hollywood (une part du cinéma américain, la plus commercialement agressive, la plus médiatiquement tapageuse, à l’international ou même à Cannes) survit (bien, merci pour lui) face au jeu vidéo, à la VOD, à la piraterie, au moyen (au prix) de produits d’un abrutissement abyssal, d’une vulgarité suffocante (peu importe la climatisation, la 3D, le pop-corn, les cartes d’abonnement et mille autres gadgets ineptes). Ensuite, la vision épique, « analogique » de Cimino (on ne l’imaginerait pas un quart de seconde entreprendre l’adaptation du Seigneur des anneaux), cette importance accordée à la nature, au climat, aux corps, aux visages, aux paysages, aux intérieurs, aux rues, aux flux intérieurs des personnages, au risque antonionien de leur vacance, de leurs baisses de rythme équilibrées par des éclats de tonnerre, de foudre armée, ne pouvaient définitivement plus s’accorder avec la doxa (ni les diktats) de « l’usine à rêves » contemporaine, ou de ses annexes auteuristes, agonisantes, sous perfusion étatique, en Europe (et vade retro, Terrence Malick). Homme de culture et d’intelligence, il dut plus d’une fois, sans doute, repenser à Mankiewicz enlisé dans Cléopâtre, à Lean conspué (again la délicieuse Pauline) pour La Fille de Ryan, deux opus intenses, majeurs, méta et populaires (en dépit de leur insuccès commercial et critique), raisonnablement qualifiables de « ciminoesques ».

Le cœur (révélateur ou mystificateur, « chasseur solitaire » affirme Carson McCullers) du réalisateur battait avec ardeur, cela, même ses adversaires consentent à le reconnaître, et ce battement vaillant, niché dans l’écrin de plans amples, nimbés de plénitude, majestueux champ des possibles miné de l’intérieur par une « pulsion de mort » autodestructrice, propice aux injustices, aux dialogues assourdis (caractère laconique de son cinéma), en métaphore des relations sentimentales, de l’Histoire des USA (Cimino, citoyen italo-américain, cristallisait cette double nature, artistique et « raciale », en écho à un Scorsese, plus « chanceux », plus « conservateur », dans sa manière et sa mémoire), « terre des opportunités » entre fascination et répulsion, démocratie et lobbies, protectionnisme commercial et ingérence soldatesque à l’étranger, continuera à résonner chez ceux qui vont le (re)découvrir par curiosité, par amitié, par amour de la beauté. Le désespoir – les athées le savent peut-être mieux que les croyants – appartient au Malin, alors choisissons de ne pas nous lamenter sur sa disparition, de nous en attrister sans jérémiades, canonisation de saison ou indifférence laudative et poussive. Stetson et lunettes noires à la Melville, Michael s’en va d’où l’on ne revient pas, mais il nous plaît de l’imaginer accomplir sa dernière balade (ballade de Cable Hogue selon Peckinpah ?) accompagné par les superbes élégies signées Stanley Myers ou David Mansfield. God bless Cimino, my homme, sweet homme, indeed…  


Commentaires

  1. A part le vade retro Terrence Malick (que j'ai peut-être mal compris? l'affection pour Cimino et pour Malick ne sont elles pas tout à fait compatibles? ) c'est un bien beau texte...

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    1. Compatibilité tout à fait possible, en effet, sauf chez votre serviteur - qui vous remercie pourtant doublement, pour le commentaire et le compliment !

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  2. Comme ceux que tu as cité et comme dernièrement le Génial WES CRAVEN , MICHAËL CIMINO aussi aura droit aux éloges trop bien tardive de ceux qui l'ont exploité et en faire comme beaucoup d'autres réalisateurs qui deviendront des icone après la tragédie de perdre des réalisateurs qui nous ont fait rêver et de les voir préparés leurs futurs classiques comme enfin je n'avais jamais plus entendu parler du superbe film de CRAVEN L'EMPRISE DES TENEBRES dont ils veulent faire un remake, et parions que ils referont VOYAGE AU BOUT DE L'ENFER. C'est toute cette industrie qui m'a fait changé de cap, a part quelques uns je préfère voir des films asiatiques et surtout Coréens Que de voir leurs nouveaux navets.
    A Hollywood il faut être mort pour que l'ont te reconnaissent. Quand j'ai vue que SCORSESE qui le mérité dix fois, ont lui donne l'oscar car ont s'aperçoit que avec une telle filmographie il ne la jamais gagné. Depuis je regarde encore le cinéma de certains Américains mais même nous cinéphiles depuis les années 80 ont vieilli et ce n'est heureusement pas que eux qui font du cinéma, mais, avec, MICHAËL, WES, et tous les autres, ont a perdu très cher.

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    1. Merci du commentaire, Jamel.
      Oui, à Hollywood et ailleurs, on honore les "enfants terribles" une fois ceux-ci définitivement passés "de l'autre côté", comme le chantait Jim Morrison avec les Doors (dont Coppola utilisa The End pour son propre cauchemar au napalm).
      La seule idée d'un remake de The Deer Hunter fait en effet très peur !
      Le cinéma américain, tant mieux, ne se limite pas à ce quartier de Los Angeles ni aux studios-entrepôts de Burbank la banlieusarde ; quelques maîtres (Eastwood, par exemple, malgré ses récents ratages) demeurent en activité, ou des réalisateurs prometteurs (Jeff Nichols, surtout pour Take Shelter, ici loué) émergent loin du tapage médiatique des superproductions décérébrées.
      Dans Chasseur blanc, cœur noir, Clint, déguisé en John Huston durant le tournage de son African Queen, répondait de manière cinglante à une critique paresseuse de ce système : il faut garder espoir dans le "septième art" sous tous ses visages, même ceux, souvent détestables, de l'industrie US et de "l'usine à rêves", esthétique, économique et politique, en (trop) puissante figure de proue...

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    2. Je viens un peu tardivement, me joindre au choeur des louanges de ce beau billet, au pays de Pat Garrett and Billy the Kid, l'obole à Charon
      Fils d'Érèbe (l'Obscurité) et de Nyx (la Nuit) prend la forme d'une dernière ...balle...love streams...
      sub ita Sam Peckinpah (1973)https://www.youtube.com/watch?v=6_vq8TxTYAw

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    3. Prendre son temps, justement, il ne reste plus rien d'autre à (dé)faire, pour les survivants, sinon les morts-vivants, du sieur Sam.
      Une scène presque surdécoupée, qui cependant sait conserver sa parfaite lisibilité, maestria du montage.
      On ne peut que rêver au lyrisme tendu accordé par le fidèle Jerry Fielding hélas ici remplacé par le dispensable et dédoublé Bob Dylan.
      Superbe visage de femme au bord de la mort, capable de sourire et d'aimer encore, alors que le crépuscule s'endort.

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