The Rebel : Indochine


S’amouracher d’une « terroriste », résister contre ses compatriotes, honorer les morts d’une cause juste à l’issue funeste…  


Cela commence un peu comme L’Amant, une chambre aux tons blancs et bleus, un homme aux allures de mannequin donne une liasse de billets enroulés à une femme silencieuse, dans la distance et l’attente (Parlez-moi d’amour[1] en version instrumentale murmure sur la bande-son ironique) ; il descend un escalier, semble nous regarder puis mise au point laissant flou le miroir pour rendre nette la photographie d’un visage féminin. L’image se décolore, devient une sorte de noir et blanc en couleurs désaturées (beau boulot de Dominic Pereira, aussi co-scénariste) : un voile de cendres vient de se déposer sur les images, sur les personnages – infinie mélancolie des traits de Johnny Tri Nguyen, acteur-cascadeur (il doubla notamment le Green Goblin du Spider-Man de Sam Raimi), larmes durant le récit maternel de Ngo Thanh Van, ancien modèle et depuis femme d’affaires, couple convaincant à l’écran et au-delà –, sur l’histoire tissée à l’Histoire, celle du Vietnam alors sous domination française[2] (quelques répliques dites dans cette langue avec un accent étranger). Cela se poursuit en écho à The Killer (ou au manège liminaire de Volte-face), avec tuerie dans la rue, meurtre d’un adolescent d’une balle dans la tête, à une poignée de mètres, dont le sang vient souiller la face sombre et le costume immaculé du protagoniste. Tournant narratif et psychologique – celui qui travaillait pour l’envahisseur commence à se poser des questions, à grimacer devant la torture d’une rebelle capturée en train de distribuer les tracts d’insoumission rédigés par son père.

Aucun scrupule en revanche du côté de son comparse (Dustin Tri Nguyen, découvert naguère dans 21 Jump Street, croisé dans Entre Ciel et Terre de Stone ou The Doom Generation d’Araki, possède une fatigue existentielle à la Bronson) se voyant déjà au sommet de l’échelle collaborationniste, mais brisé de l’intérieur par une naissance indigne (mère prostituée, père alcoolique, lourd héritage zolaesque où s’enracine l’une des scènes les plus violentes de l’œuvre, son poing creusant un trou dans un mur à coups enragés, désespérés). Ce trio infernal, sorte de Jules et Jim d’Asie, va nous entraîner au cœur de la forêt, dans un village d’insurgés bientôt rattrapés par les séides de la puissance occidentale (la « Terreur des Mers », navire de guerre, ronronne au port). Les tensions historiques, psychologiques, s’entremêlent tels les corps des amants en sueur – car il tombe amoureux d’elle, forcément, dirait Marguerite Duras, et elle finit par lui faire confiance, le regarde sans le voir, sent son regard à lui posé sur sa chaste nudité, durant sa douche dans la maison de l’ennemi improvisée en cachette, en havre vite violé – dans un contexte œdipien en diable (le « traître » reproche à son père, esclave de l’opium, « empereur » déchu, tigre énucléé, on ne sait quel crime envers sa mère et le voyant pour la dernière fois, réinventé fuyard pour sa chère et tendre indocile, il reproduira le geste inaugural, lui tendra de l’argent cette fois accompagné du portrait précédent, mystérieuse clé sémantique).


Cette envoûtante fable endeuillée sur l’éveil d’une conscience politique catalysée par la naissance du sentiment amoureux (Jivago écrit à sa Lara) se voit en outre portée par la partition inspirée de Christopher Wong, alternance de percussions martiales pour les combats, d’élans orchestraux pour le reste de la tapisserie dramatique (cf. deux aspects du talent de ce compositeur formé par Jerry Goldsmith sur notre communauté dédiée à la « musique de film »). Nonobstant, les amateurs plus ou moins juvéniles de bagarres sur pellicule risquent d’être un chouïa déçus. Hâtivement vendu en resucée musclée du plaisant Ong-bak (inattendu mysticisme du second volet), l’opus comporte certes des séquences d’affrontement très convaincantes, chorégraphiées par JTN avec une sèche maestria (préférence personnelle à la spectaculaire prise dite du serpent, étranglement de l’adversaire avec les mollets), mais l’essentiel se trouve ailleurs, dans ce sens de la mort, jamais loin, toujours vorace, irriguant le voyage et la vision. Le massacre final des villageois, leurs cadavres par dizaines (une gosse blessée survit cependant) constitue l’acmé létale d’une trajectoire tendue vers la perte, d’une fuite ou course-poursuite au ralenti, plombée par les chaussures de plomb du passé, du présent, de l’avenir voilé par des fumées d’encens.

On se bat, on s’étreint, on sabote un train, on prie, on trahit, on fouette une femme, on interdit la nourriture à une future parturiente, on fait travailler les « niaquoués » dans une mine de fer (le métrage évite toutefois le piège facile, confortable, rétif à la complexité vécue, du manichéisme démagogique, il reconnaît les apports de l’éducation – beauté muséale de la France reconnue par l’ancien étudiant –, de la modernité – des « ponts et chaussées » – hexagonales, et l’héroïne sait bien qu’il existe des Français « honnêtes » ; elle s’interroge simplement sur le prix exorbitant à payer, celui de la liberté de son peuple). Charlie Nguyen, le frère de Johnny, réalise/monte avec précision, classicisme, tempo particulier (on sent la densité du temps s’écouler, à peine rompue par les accès de rapidité des castagnes), une allégorie intimiste et nationaliste, les deux pans de réalité placés en parallèle, le viol d’une mère (la « graine du démon blanc », déposée hors-champ par le gang bang « interracial », enfantera un avorton enterré dans une rivière) équivalant à celui d’un pays, motif insupportablement poétique travaillé par De Palma dans son diptyque Outrages et Redacted. L’épilogue nous montre le couple solitaire dans une barque sur un lac, dispersant les cendres des anonymes défunts, paraphe à partager de toutes les guérillas, des luttes d’indépendance, des volontés d’émancipation.


Personne ne gagne vraiment, ni les exploiteurs ni les insurgés, sinon la Faucheuse à l’incessante moisson, ici dans une jungle humide et sans soleil (celle, disons, du beau La Harpe de Birmanie, plutôt que les autres, volontiers métaphorique ou mentale, de Voyage au bout de l’enfer et Apocalypse Now), dans le sillage d’un héros non pas en quête d’honneur cocardier, de rédemption tardive mais d’une paix, extérieure et intérieure, au goût amer, acquise dans la perte multipliée (compensée par le succès triomphal du film au Vietnam, preuve superflue et rassurante que l’on peut s’adresser en adulte au spectateur, lui rafraîchir la mémoire, détourner joliment ses attentes). Film d’action, histoire d’amour, drame historique et politique, The Rebel s’avère ainsi, finalement, de façon surprenante et logique, un requiem pour toutes les victimes du colonialisme, d’autant plus émouvant qu’il s’abreuve avec intelligence et générosité aux trois « genres » précités, à des kilomètres de la terre (bien trop) connue de « l’engagement » lénifiant, de la bonne conscience tiers-mondiste (ce qu’il en survit) ou du tourisme pyrotechnique – une aimable rébellion, en définitive.

              


[1] Léger anachronisme puisque la chanson date de 1930 alors que le film se déroule dans les années 20.
[2] Créée en 1887, l’Indochine française disparaît en 1954 dans le sillage sanglant de Diên Biên Phu. 

Commentaires

  1. J'étais curieux de lire ton article car je possède ce film et il ne m'est jamais venu à l'esprit de le visionné car ayant lu les critiques de l'époque c'était un nanar de plus, donc je vais me le regarder de plus près et je t'en dirait d'avantage.Par contre actuellement je n'écris plus assez car j'ai rencontré quelqu'un, mais je vais m'y remettre et je voulais savoir si tu serais intéresser par des sites asiatique que je n'ai pas encore vu sur les sites dit publique. Et a tu trouvé le film de WOO THE CROSSING excellent mais en deux parties.je l'ai trouvé sur youtube coté films Inde et Thaïlandais,a bientôt mon ami cinéphiles

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    1. Toujours se méfier des critique, Jamel, positives ou négatives, d'ailleurs : personne, jamais, ne détient la vérité ultime, au cinéma et en dehors ; les avis ne servent qu'à guider, orienter le regard dans une vie trop courte pour tout voir (et il ne faut point regarder tous les films, puisque la majorité ne le mérite pas, hélas !).
      Excellente nouvelle que cette rencontre, et bien du bonheur pour vous deux !
      Pas encore vu le Woo (ton lien ne fonctionne pas) mais j'espère bien le faire un jour, sinon écrire sur ce réalisateur majeur, pas seulement pour des titres parfaits comme The Killer ou Une balle dans la tête (au passage, son Voyage au bout de l'enfer à lui).
      Amitiés asiatiques, estivales et surtout cinéphiles.

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    2. Merci mon ami pour tout ce que tu m'a dit, mais c'est vrai,que il faut regarder de tous les films car en faites comme tu le note bien, des très bon films, il n'en reste pas tant que çà. pour WOO il y a un site qui a mis que la première partie c'est tout simplement films streaming sud coréen. Et moi aussi je vais revisité le maître WOO. Et pour finir, THE REBEL et bien j'aurais du le voir bien avant, comme le cinéma japonais qui ont de belles perles. passe d'agréable vacance et à bientôt, ami cinéphile.

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    3. On ira lire avec plaisir ce que tu prévois d'écrire sur l'autre "Big John" (avec Carpenter)... Bel été en salle et au-delà !

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