Contes et légendes du peuple corse : L’Île mystérieuse
Géographie féminine, intérieure, d’une « patrie » problématique
et d’un magnifique, authentique, morceau d’éternité…
Le cinéma corse n’existe pas, et pour
cause (un salut au Sempre vivu ! de Robin Renucci, au Silence d’Orso Miret). En
littérature, le désert (des Agriates) paraît moins désolant mais la production
demeure confidentielle et s’exprime souvent en français. Fabienne Maestracci,
comme sa consœur Marie Susini, pratique itou cette langue (commune, partagée,
autrefois imposée dans son monopole « républicain ») mais l’agrémente
d’idiomatismes assez goûteux (clin
d’œil à son activité passée de restauratrice). La seconde partie du titre
renseigne discrètement sur son « engagement » nationaliste (on laisse
au lecteur l’épuisant loisir d’apprécier, ou pas, la notion-nation de
« peuple corse »). Car ce copieux
– 59 entrées, 508 pages – double recueil très délectable, doté dans son
humilité revendiquée d’une vraie qualité littéraire, abouché à la source d’un
imaginaire transfrontière (le fantastique et le merveilleux, les animaux parlants,
l’épreuve en apprentissage existentiel), peut encore se lire en précis d’une
« âme » (d’un « génie des lieux ») évidente et cependant
insaisissable, puisque la Corse n’existe pas, puisque n’existent seulement que
des Corses, dans leur multiplicité d’îles et d’insulaires. Au plaisir dédoublé du
récit, de son écriture et de sa lecture, s’ajoute par conséquent celui d’une
lucidité adulte, d’une capacité « naturelle » à saisir les contrastes
d’un paysage et d’un visage particuliers, la psyché personnelle d’un esprit à
nul autre comparable ni assimilable (pas de Brexit à l’horizon des aiguilles de
Bavella).
Les fables orales, outre leur part « édifiante »
d’enfance conservée à l’âge adulte, possèdent certes une valeur symbolique (la
psychanalyse ne se priva guère de l’exploiter, dans le sillage d’un Bruno Bettelheim) ; elles permettent également, sous leurs atours colorés,
exagérés, en apparence peu sérieux, d’atteindre une vérité refusée aux
dérisoires sociologues, aux minables comptables du réel, aux imposteurs de
toute sorte pourvus de « pignon sur rue » entendant classer, nommer,
emprisonner l’incessante métamorphose du monde, au sein de cette
« montagne dans la mer » et ailleurs. La sensualité des termes et des
situations (parfois orientales, sans Shéhérazade) expose en filigrane
impressionniste, dans l’éloquente brièveté des aventures, le miroitement
incessant des élans, des tabous, des structures mentales, morales et locales d’un territoire culturellement marqué du sceau de la gravité
souriante, de la violence tendre, de la poésie politique, de la communauté
rassurante et asphyxiante. L’auteur arpente sans peur, avec ardeur, un pays de
mort et de vie, de foi et de superstition, d’amour romantique, quasi médiéval, et de haine ancestrale, vivace,
héritage maudit justement défini en « l’un des plus antiques fléaux des
sociétés méditerranéennes ».
Tout y bruisse d’une belle présence
de la nature dans ses allures de Protée, aussi calme qu’une plaine cultivable
ou aussi déchaînée qu’un orage sur les hauteurs inhospitalières, tout y vibre des
gestes et des accents (du cœur, de la phase) d’un « petit peuple » de
crèche pagnolesque (le surnaturel et le stylet en plus), composé de curés, de bergers, de baronnets,
de mages maléfiques, de demoiselles à la fois ménagères et muses. La mort peut
surgir au tournant de la route (nocturne), au foyer pauvre, alors lestée d’un
caractère lapidaire propre à une effective économie narrative (davantage
Maupassant que Mérimée ou Flaubert), autant qu’au prix accordé par des
locuteurs taciturnes au moindre de leur mot (précision et valorisation de la
parole dans son acception duelle). Ici, on aime et on tue brutalement,
incestueusement, chacun semblant connaître l’autre, les distances et les
époques abolies par leur évidence même, fusionnées dans une terre à célébrer, à
examiner sans complaisance, à quitter, in
fine, pour faire fortune en Amérique ou ne plus subir la loi de la misère,
du clanisme, de l’arrogance étatique. Durant son agréable et familière
(universalité des particularismes) excursion, le lecteur, notamment originaire
du « Continent », ne rencontrera aucun « terroriste »
cagoulé ni n’entendra de polyphonie ecclésiastique ou profane (tant pis pour ce
chant masculin qui peut s’avérer assez bouleversant). Il se nourrira toutefois
de charcuteries, de romances et de vengeances, de trivialité populaire tissée à
la spiritualité catholique.
Les nouvelles féeriques transmises par la
famille ou les amis ne finissent pas toujours bien, comment pourrait-il en être
autrement dans une littérature ne cherchant pas à consoler, à dépayser, à
conforter (les clichés), et cependant l’exercice ne cède jamais au désespoir, à
l’impuissance ou à l’auto-flagellation (maux hexagonaux), moins encore à la
paresse d’une brochure touristique ou au maniérisme d’un tract indépendantiste. Fabienne Maestracci aime « son »
île et l’évoque avec clarté, complicité, légitimité. Ses livres fraternels et
mémoriels s’achèvent élégamment sur deux textes suprêmes et superbes,
l’autobiographique, lyrique et suicidaire Conte d’hiver, le satirique,
dramatique et diabolique Le Pacte du prêtre. Voici ce qu’elle
écrit en préambule du premier : « À mon tour j’ai aimé raconter des
histoires. Celles-ci peuvent faire rêver, frémir, comprendre aussi les
hantises, les espoirs et même les valeurs d’un peuple. » Davantage que
détente estivale, les Contes et légendes du peuple corse constitue
ainsi une pertinente et inspirée introduction à la « corsitude », un
poème en prose à sa beauté tragique et solaire, à sa noblesse impitoyable et
coupable, à sa générosité altruiste quelquefois entachée par des discours
« allogènes ».
La Corse, française ou non, pluvieuse
ou ventée, dans sa solitude hautaine, hors-la-loi, mystique et métaphysique,
dans ses allégeances, ses renaissances, ses difficiles conditions d’existence à
réinventer, décor adorable et adoré de Pascal Paoli ou Petru Guelfucci (flanqué
d’Antoine Ciosi, d’I Muvrini, de Giramundu, d’A Filetta, de Patrizia
Gattaceca et désormais Joan Alasta), de Bastia à Ajaccio, de Corte à Sartène,
de Calvi à Aléria, de Rogliano à Bonifacio, du Tavignano à la Castagniccia en
passant par la Balagne, la Plaine orientale, le golfe de Porto ou les
Sanguinaires (périple effectué/suggéré par votre serviteur), offre mille
invitations et mystères à qui sait les recevoir, les percevoir et les
respecter ; écrin fratricide soumis aux saignées de la Grande Guerre,
pionnière à la Libération, rattrapée naguère par les conséquences collatérales des « événements
d’Algérie », elle méritait bien une anthologie intemporelle de souvenirs
vivants – conseillons-la « chaleureusement », à Rio selon les JO ou
là où il vous plaira.
Magnifique mise en bouche qui donne envie de lire les ouvrages au coin du feu par une belle nuit d'hiver claire, semis haletant de contes plein du mystère de la vie et de la mort d'étoiles inaccessibles...
RépondreSupprimerEt le plaisant Petru en bande-son à l'unisson :
Supprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=sUnm5pePVk8