Le Feu follet : L’Homme pressé

 

Nouvelle Vague ? Dernier rivage…

Pour Jacqueline

Chronique presque autobiographique d’un décès annoncé, amitiés à Márquez & Rosi, Le Feu follet (Malle, 1963) fait davantage que servir de présage à L’Insoumis (Cavalier, 1964) et Les Parapluies de Cherbourg (Demy, idem), c’est-à-dire évoquer les fameux « événements d’Algérie » et leur trouble de « stress post-traumatique » dépressif, consécutif. Certes, le « bel Alain », Leroy déchu, le Roi mis à nu, se suicide aussi en raison de ceci, mais son passé militaire, de sale et silencieuse guerre, n’explique pas tout, pas plus que sa nausée, à l’évidence sartrienne, devant la « médiocrité » du monde, du sien, de ses amis, de son destin. Si la mort demeure un mystère, le trépas volontaire constitue un rébus absurde, une énigme irréductible, un (dés)astre noir neutralisant, en élégant noir et blanc, Cloquet vient d’éclairer Classe tous risques (Sautet, 1960) et Le Trou (Becker, 1960), Versailles puis Paris, au soleil ou sous la pluie. L’ouverture du Feu follet revisite Hiroshima mon amour (Resnais, 1959) autant que Les Amants (Malle, 1958) : le vide et vain vétéran veut voir, savoir, il observe le visage de sa maîtresse maternelle, sinon maternante, en sus payante, après l’orgasme. Comme Le Voyeur (Powell, 1960), il ne réussit à saisir l’instant, à toucher les gens, il faut à ces hommes immatures, meurtris, meurtriers, d’autrui, d’eux-mêmes, une médiation de malédiction, celle d’une caméra paternelle, celle d’un verre d’alcool éternel. Face à la flamme funèbre du remarquable en cramé Maurice Ronet, les femmes fortes, familières, brûlent de leur savoir-faire, et le triste sort du grand enfant « malheureux » ne les indiffère, au contraire. Malle magnifie Moreau & Stewart, muses intimes, il ne saurait les transformer en sauveuses, en rédemptrices, contre la masculine déprime.

Observant son suicidaire solitaire, social, impatient, pressé, avec la précision et l’empathie d’un entomologiste compréhensif, réflexif, le cinéaste, assorti à Satie, ensuite repris par le Welles de Une histoire immortelle (1968), Jeanne s’en réjouit, verse vers la sociologie, décrit une pitoyable petite-bourgeoisie, adapte Drieu, adresse des clins d’œil à Fitzgerald & Marilyn. Issu d’un milieu « privilégié », il parvient à le portraiturer, à s’en éloigner un peu, par exemple en compagnie de populaires transporteurs auxquels Leroy, encore sobre, sorti de coûteuse clinique, monté à bord, se dit malade du cœur, en effet, au moins au sens figuré. Film d’une faille, biopic d’une faillite, Le Feu follet documente une capitale de picaresque mondain, de défilé féminin, pour rien, entourée par une banlieue d’immeubles anonymes, bientôt esthétisée en bichromie par La Haine (Kassovitz, 1995). Pas de « multiculturalisme » tumultueux chez Malle, à peine un noir hilare, entourée de blanches franches, juste une « angoisse » juste, signe des temps, signe du temps qui passe, d’une durable « adulescence » en synonyme d’impuissance. Pourtant, à nouveau, « tirer à blanc », ne point parvenir les belles dames à ravir, par conséquent, en réponse sinistre, décider de (se) tirer « à balle réelle », date fatale sur le miroir mouroir programmée, affaires bien rangées, ne suffit à résumer le caractère, sa psychologie mortifère, pas même le carton final, au didactisme molto moral. À la question à la fois cruciale et anecdotique du suicide, le Camus du Mythe de Sisyphe, paru pendant l’Occupation, pas sans raison, répondait par une révolte solaire, solidaire, sensuelle, sudiste, une acceptation de saison, condition consciente et créatrice de libération.

Malle l’imite, il sait, puisque artiste, que l’œuvre représente en soi une victoire, sur le désordre, le hasard, l’absence de sens, l’errance, la laideur, la peur, a fortiori lorsqu’elle les cartographie, les cristallise au moyen d’un conte pour adultes. L’égyptologie, la drogue, la philosophie, la ronde du désir infini, du plaisir inaccessible, tout cela, ces bérézinas, Le Feu follet en use avec maestria, à la façon de funestes offrandes, de combustibles passionnés et placides, les transmue et les transcende en un film limpide, lucide, opaque, implacable. La cinématographie devient alchimie, la création carbure à la destruction, l’arrêt sur image se mue en hommage, la vie choisie, vécue, bien ou malvenue, au ciné, à côté, en acte de courage, non plus en naufrage.      

Commentaires

  1. Leroy dans l'empire des ombres : « Je bois parce que je fais mal l'amour »,
    « J’aurais voulu captiver les gens, les retenir, les attacher »
    «Je me tue parce que vous ne m'avez pas aimé,
    parce que je ne vous ai pas aimés.
    Je me tue parce que nos rapports furent lâches,
    pour resserrer nos rapports.
    Je laisserai sur vous une tache indélébile.»
    http://jacquelinewaechter.blogspot.com/2015/04/le-feu-follet-le-mot-cest-la-mort-prive_29.html

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    1. Le roi sans divertissement, ou seulement désolants...

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    2. Génération perdue, trois guerres à la file, 14/18 et puis la drôle de guerre façon de parler, et ensuite l'Algérie, certains ont combattu, se sont fait résistants, d'autres, n'ont pas pu, les conditions historiques nous déterminent pour beaucoup...

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    3. Et celle, franco-allemande, de 1870.
      Depuis, la guerre, surtout US, passe en direct, en différé, en replay, à la TV, Vietnam + Irak, of course.
      Quant à l'Europe, elle assista, sidérée, au saccage de Sarajevo, allez parler d'union, sacrée ou non, après...
      Dialectique du déterminisme et du libre arbitre, notamment à main armée.

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    4. http://jacquelinewaechter.blogspot.com/2020/11/le-prix-exorbitant-de-lheroine.html

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