Sic Transit Gloria Mundi : Marseille


Une vi(ll)e, une mort, se (dé)battre encore, au bord d’un port pétrifié, désespéré…


Pour Henri, projectionniste perspicace

J’aime depuis longtemps le cinéma de Robert Guédiguian, pas seulement en raison de mes origines marseillaises, mais j’imagine que Monsieur Emmanuel Macron, apparemment ému par Les Misérables (Ladj Ly, 2019), n’appréciera pas Sic Transit Gloria Mundi (idem), au titre explicite, prophétique. Peu m’importe, puisque je n’écris pas pour lui, ni pour ses amis, puisque je me remémore pour des morts, je poursuis pour des survivants. Un Robert à proximité, Daniel n’écrit que pour lui-même, déclare n’avoir rien à cacher : son carnet noir accumule les haïkus, moments parfaits à voix haute rédigés, immortalisés. La poésie, aujourd’hui, qui s’en soucie ? Bruno peut s’en chaut, queutard carburant à la coco, comme autrefois Tony Montana selon Brian De Palma (Scarface, 1983), encore un petit capitaliste improvisé, in fine liquidé, il croyait que le monde lui appartenait, le pauvre (plongeur les bras en croix). On retrouve d’ailleurs, ici, un crucifix, au-dessus du lit partagé avec Aurore, sa compagne, sa partenaire, son employée, rousse renoirienne aux dessous noirs, aussitôt émoustillée par du sexe numérisé. Parallèle à la prostitution – Daniel admire à distance la juvénile beauté d’une statue animée, aux seins refaits, laisse une liasse, discrètement se casse, puis Sylvie, jadis transformée par la ruine en Fantine, se confesse à la doctoresse, médecin sous pression, glissade à domicile incluse –, la pornographie, relisez ou pas ma prose à propos de cet « empire de la tristesse », procède elle aussi du capitalisme (et du consumérisme), dénature le don en (l’offre et la) demande, en rémunération ; elle sait cependant, heureusement, « à son corps défendant », comporter de la complicité, de la générosité, de la tendresse, n’en déplaise à ses contempteurs amateurs, souvent les mêmes vomissant l’imagerie dite d’horreur.


L’intime, désormais, se monnaie, se mondialise de manière immédiate, médiocre démocratie à la Jacquie & Michel, amen. Plus tard, prochaine (promise) directrice d’un second magasin mieux situé, in extremis évincée, ulcérée, par la félicitée Caroline, que le cuistot Bruno « encula un peu », Mathilda crachera la vérité de la vidéo guère private au visage de sa demi-sœur au décolleté conséquent, à la fragilité (sentimentale) d’enfant, hôtesse en détresse, victime d’infidélité, escortée par « l’anglais cassé » de Marianne Faithfull la mal nommée, éclat cause de scandale, de scooter bancal, de coup de pelle létal. La caméra panoramique sur les parents (Sylvie & Gérard sidérés, venus trop tard), sur le gisant, connard casqué, « bouffon » défunt, Christ de pacotille pour piteuse pietà. Précisons à présent que l’opus débute par un baptême au service maternité, un accouchement en hommage au cinéma d’Artavazd Pelechian, une naissance a contrario de la crudité de Romance (Catherine Breillat, 1999), un gracieux ralenti surplombé par du Verdi, en écho à celui, saccadé, de la chute littérale de Bruno, terrassé par un Nicolas cocu, au bras cassé, cadeau de taxis drivers détestant Uber, boucle bouclée par le double tour (d’écrou) du dernier plan, où l’à nouveau incarcéré (perpette aux Baumettes) Gérard Meylan nous regarde droit dans les yeux, via l’idoine judas de sa cellule minuscule. À l’ouverture hors-champ de l’enfantement répond par conséquent la fermeture surcadrée de l’emprisonnement, géométrie tragique. Forme dans l’espace (urbain, peu serein) supplémentaire, une tour d’affaires (commerciales, maritimes), à la Land of the Dead (George A. Romero, 2005) et sa lutte des classes anthropophage, se dresse dans le quartier relooké des docks, trophée de la zone « Euroméditerranée », phallus de verre astiqué, la nuit tombée, par la prolétaire épuisée, nettoyeuse tout sauf joyeuse d’un monde de « merde », en effet, cf. les toilettes infectes des ferries à destination de la Corse.


Quant à son mari, il travaille assis, chauffeur de bus municipal mis à pied pour usage du téléphone portable, il préfère, honnête beau-père, mec accueillant, géniteur se fichant des fameux liens du sang, sa belle-fille à sa propre fille, c’est-à-dire la refroidissante (et raciste) Mathilda au lieu de l’échauffée (et raciste, bis) Aurore (sous le voile vert, rien que du « Caucasien », tiens). De façon similaire, certains spectateurs opteront plutôt pour Marius et Jeannette (1997), conte solaire, à succès en salles, que rappelle une scène de baignade en solitaire, faussement estivale. Toutefois, sorte de réponse dépressive (et familiale) au déjà sombre, davantage choral, La ville est tranquille (2000), titre très antithétique, Sic Transit Gloria Mundi possède sa lumière enténébrée à lui, « film noir » ensoleillé, ainsi estampillé par le principal intéressé, dans une estimable note d’intention paraphrasant Marx, mince. Quand il accueille sur le parking du sommet au monument consacré (conception immaculée, olé) des touristes anglophones, remarquez la rime drolatique, ironique, du groupe de touristes allemands marchant, Nicolas qualifie en souriant Marseille de « greatest town in the world », publicité sarcastique en réalité, car Robert Guédiguian, même s’il remercie au générique de fin les offices spécialisés, ne bosse ni pour l’OTSI, ni pour la mairie, Dieu (communiste, à la don Camillo) merci. Délestée du révisionnisme, du misérabilisme, du cynisme, sa « cité phocéenne » à lui doit beaucoup au beau boulot (diurne et nocturne) du directeur photo Pierre Milon, loué par votre serviteur après visionnage du Voyage en Arménie (2006). Cette absence de paresse pittoresque dans la peinture des quartiers (Plombières « pourri », comprendre paupérisé) s’accompagne au niveau des personnages d’un manque de manichéisme méritant.


Néanmoins les moins indulgents reprocheront au réalisateur/co-auteur/co-producteur une légère lourdeur dans la caractérisation des deux sœurs, un (fallacieux) filigrane gérontophile, la sagesse, l’altruisme, le sens de l’amitié, du sacrifice, réservés aux plus âgés, passons, pardonnons. Le cinéaste ne filme pas des salauds intégraux, accorde aux plus coupables un seconde de lucidité, sinon de rédemption, Bruno pourrait (envisager de) céder une poignée de billets à Mathilda & Bruno, Aurore, soudain dégrisée, lui interdit de coucher avec son aînée jalousée, celle-ci autorise une voleuse de lingerie à s’éclipser, allez, tant pis pour la patronne qui l’exploite, la flique. Irrigué par une rage sourde, traversé par une blessure impure, Si Transit Gloria Mundi déploie en mineur sa mélancolie, mise en musique superbe, poignante, à base de « défunte infante », de pavane de Ravel, voui. Au royaume des (moyennement) démunis, quadrillé par un confrère de la discutable franchise Cash Converters, commerce de la misère, métonymie du système obscène, de la mainmise du libéralisme jamais préoccupé d’égalité, d’équité, a fortiori lorsqu’il s’en glorifie, urbi et orbi, les objets règnent, et l’argent (salut à Robert Bresson), pas la dépense, pas les sentiments. Vite dévalué de sa valeur d’achat, le produit cabossé passe fissa entre les mains de moins-que-rien, esclaves d’atelier non déclarés, non syndiqués, à la peau basanée, aux bulletins de salaire abolis, si ça te ne séduit, rien ne te retient, avertit le grand Blanc arrogant, inconséquent. Guédiguian (dé)montre une contamination croisée (entre le public et le privé) de l’égoïsme généralisé, au sein malsain de laquelle la solidarité se dissout, la bienveillance équivaut à l’abstinence, l’humanité s’amenuise.


« Immigrés » mutiques-ludiques d’hôtel cheap (Mathilda déboulonne un « bidonville ») ou « Français » taciturne (Aurore le juge gitan), ex-détenu rennais, tous se sentent, à juste titre, en prison, au purgatoire, laissés-pour-compte lestés de cinq cent euros par mois (ou même pas) pour (sur)vivre, pour solde de tout compte de charité étatique, chic. En quittant L’Estaque, Guédiguian ne se trahit pas, ne se renie pas, loin de là, il persiste et signe (saigne), il signe un mélodrame débarrassé de larmes (à part celles de Mathilda & Nicolas), cadré au millimètre, je pense au découpage exemplaire de sa nativité hospitalisée, un conte cruel de la jeunesse (amitiés à Nagisa Ōshima), un conte d’hiver (amitiés à Éric Rohmer) glacé, à l’instar des eaux (du « calcul ») individualistes décrites par Karl. À côté du constat cohérent, pertinent, établi par Sic Transit Gloria Mundi, le contemporain et acéré Sorry We Missed You de Ken Loach, récemment célébré par mes soins, ressemble presque à une comédie de mœurs, au tableau d’une fatalité localisée, à laquelle opposer la sueur, la douceur, le soutien, le maintien. En 2019, à Marseille, dans ce film, au-delà, on croise des soldats, des migrants, une nourrice, la police, une assistante sociale, on baise à la sauvette, en levrette, sans cesse on se fait mettre, par les maîtres, par soi-même, on crise, on s’épuise, on se confronte à ses collègues, Sylvie, isolée, en avatar d’Antigone rétive à la grève, on promène une poussette, grand-père disponible, on repense au passé, peut-être – Robert l’affirme, je me permets de l’infirmer, je ne cède à aucune nostalgie, même ouvrière, dommage pour ma mère, mon père – plus solidaire, moins amer. Et Gloria, dans tout ça, propriétaire d’un prénom de métrage maté « à la télévision », Cassavetes ne se vexe ?


Disons que la bénédiction de sa venue sur Terre risque de s’apparenter à un chemin de croix de premier choix, à une saison sudiste en enfer, à une ascension vers l’abjection, que les pitoyables « premiers de cordée » macroniens coupent leur corde à la Hitchcock et se la passent autour du cou, mon chou. Suicidaire, l’univers de Guédiguian Robert ? Salutaire, en ce qu’il diagnostique une épidémie et laisse au spectateur le désir de réinventer son utopie. Au miroir cette fois-ci pas si fantomatique du cinéma, Sic Transit Gloria Mundi (re)dit la nécessité de se révolter, de vouloir une autre vie, un autre pays, plus cléments (plus décents, nuancerait Nanni Moretti), moins mortifères (moins totalitaires, préciserait Pier Paolo Pasolini). Si ce monde immonde, guère glorieux, nous rend si malheureux, avec notre placidité, avec notre complicité, si son cinéma ne nous/me va pas, mélasse de crétinisme, d’auteurisme, de parisianisme, de bien-pensance à outrance, de téléfilms à foison, cela ne signifie pas qu’il faut baisser les bras, baisser la tête, détourner le regard, espérer plus tard, se crever à rêver à la gloire de nos descendants, pour l’instant innocents, quoique. Comme le précieux compatriote Pagnol, Guédiguian, cinéaste autonome (et capitaine d’une troupe impeccable), ne sermonne (personne), fait des films, non des meetings, maltraite et magnifie une ville que j’aime, que je malmène, que je crois en partie mienne, entité elle-même plurielle, infernal paradis de nantis et de taudis, d’anonymes qui résistent, seuls ensemble. Je le redis, le cinéma apolitique n’existe pas, que ceci te plaise ou point, et l’idéologie de la distraction – le ciné en simple (simpliste) divertissement sonnant et trébuchant – m’intéresse autant que les discours du pénible Président.


Quoi que tu penses des appels du 5 décembre (mobilisation des mêmes, again), du feuilleton (fadasse) des gilets jaunes (jaunis ?), je te recommande, entre deux courses à ton supermarché préféré, Noël approche, tout se vend, rien ne s’offre, d’aller vite voir-découvrir Si Transit Gloria Mundi, film en colère, film sincère, film lapidaire qui assombrit, éclaire, dont la violence et l’urgence parviennent pourtant à prodiguer la caresse désarmante de rares fondus enchaînés, d’un bain de soleil un brin désabusé sur une terrasse aux allures de pont (de paquebot). À l’horizon, le château d’If frissonne, songe d’injustice, illusion d’évasion, vague de vengeance. Perdus parmi d’innombrables mauvaises bandes, parmi un « cauchemar climatisé » à la Henry Miller, cernés d’insanités en série, perclus de peurs, oppressés jusqu’au cœur, il nous demeure la possibilité d’agir, de nous réjouir, d’exercer la sensualité stoïcienne de la « pensée de midi », amitiés à Camus, du cinéma et du CV qu’elle suppose, vaccinés contre le morose. Que Gloria le sache ou pas (« les enfants entendent », indeed), Robert la glorifie, maintenant, ici, et son ouvrage de visages, de paysages, s’envisage en naufrage, en déminage, en courage, en « partage », en métrage majeur, adulte, rempli de froide fureur, de triviaux tumultes. La dérisoire renommée trépasse, pas l’espérance, pas l’enfance, pas les puissances (du « septième art », de nos histoires, de nos trajectoires), alors, en solo, en chœur, « Haut les cœurs » et « Moteur » !


Commentaires

  1. Jean Guidoni - Marseille, 1990 : j' y étais, j'en ai encore la chair de poule...

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    1. J'y vis et entendis Marianne Faithfull à l'Odéon, autres temps, autres mœurs (musicales)...

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  2. https://www.dailymotion.com/video/xtjz4
    https://www.youtube.com/watch?v=NhiiMoExvnI

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