Shaft’s Big Score : Assurance sur la mort
Un film de/avec/pour « les Noirs » ? Un incipit explicite de franc « film noir ».
Une voiture, une bombe, la ville, la
nuit : l’ouverture de Shaft’s Big Score (1972) revisite
bien sûr celle de La Soif du mal (1958), mais point de plan-séquence intense ici,
ni même de suspense en effet
« explosif ». Le réalisateur/compositeur Gordon Parks reprend du
service, ne se prend pas Orson Welles, délaisse la sensation de temps réel,
abandonne la durée au profit de la binarité, du montage alterné, comme au bon
vieux temps des pionniers du ciné US, surtout d’un certain David Wark Griffith.
Ce prologue met en parallèle la mobilité du privé au volant et l’immobilité
agitée d’un quidam de magasin,
l’attention du premier, la tension du second. Les trajectoires se tissent, déjà
complices, accompagnées sur la bande-son par une theme song en assez bonne imitation du supérieur Isaac Hayes,
ersatz dû à Parks himself, où O.C.
Smith chante plutôt qu’il n’enchante. On suppose que les tracés vont finir par
se croiser, que les deux hommes vont in
fine se rencontrer, déterminisme du montage, voire de l’amitié. Le type
dans sa boutique, aquarium à
contre-jour (ou contre-nuit), solitaire cercueil de verre à la Ray Bradbury,
semble d’ailleurs attendre le conducteur peu pressé, envahi par l’on ne sait
quel souci, sorte d’ours en cage en présage de saccage. D’un côté, le détective
charismatique bien en vie, bien en vue, surcadré par le pare-brise, miroir des
lumières éphémères de la nuit américaine (vade
retro, François Truffaut) illuminant le quartier de Harlem, joliment saisie en soft focus par Urs Furrer ; de
l’autre, une ombre cadrée serré, en clair-obscur, sur fond d’ésotérique et
inversé néon, symbolisme funeste, sémiologie en mode Hadès, notez le tunnel
souterrain pas con, clin d’œil inconscient, quoique, à Charon, la bagnole
substituée à la barque, l’Hudson au Styx.
Cette césure des postures, par
conséquent des personnages, duplique celle au cœur de l’image, au creux du
collage, car la virée se déroule vraiment, sans l’appui d’une transparence au
fond, hitchcockienne ou non, alors que le prisonnier désigné, en légère
contre-plongée, arbore un pur décor. Parks découpe son prélude, multiplie les
axes de prise de vues, les tailles de cadres, cherchant à lui faire épouser la
dynamique de sa musique, composition-partition autant musicale que filmique,
donc. Quant au titre de la chanson, Blowin’ Your Mind, il fait à la fois
référence au pouvoir de séduction du character
de l’agréable Richard Roundtree, la choriste convaincue, énamourée, affirme
« He surely will », à sa réputation d’étalon « interracial »
et à la coda de conclusion, au climax
d’explosion. Précisons au passage qu’avec Blow Out (1981), intitulé presque
polysémique, le cinéphilique et salace Brian De Palma se souviendra de
Michelangelo Antonioni & Andy Warhol. Deux silhouettes suspectes quittent
les parages de l’échoppe enfin renversée, identifiée, INSURANCE maintenant en
grandes lettres rouge sang. Un plan d’ensemble paraphe l’arrivée de Shaft,
rendez-vous à Samarcande, disons, grâce auquel on aperçoit au sol un glacis de
neige. À l’intérieur, l’assureur décide d’allumer sa lampe de bureau, geste
d’une main black, écarlate, charte
graphique en accord avec le véhicule du visiteur, plus tard le gyrophare, le long
camion : mauvaise idée, il se fait fissa sauter. De manière sarcastique, son
commerce ironique – disposait-il d’une assurance-vie, tant mieux, tant pis –
jouxte des pompes funèbres providentielles (ou pas tant que cela), appartenant
au même propriétaire (« une tradition de qualité », OK) !
Le nom du scénariste/producteur, et accessoirement
auteur du premier opus (Parks, 1971)
+ du script de French Connection
(William Friedkin, 1971), Ernest Tidyman, s’appose sur le panoramique de
destruction, encore une démonstration de l’art (de Parks) du contraste. Pas de disponibilité pour Shaft, rescapé, passé près, excellent timing, mon ami, de se recueillir au-dessus de la dépouille écrabouillée,
expulsée par le souffle, les pompiers rempilent, secours d’après le désastre, spectaculaire
mortifère, filmé de façon documentaire. Vient ensuite un commissaire (noir) à
moustache et lunettes, demandant au mec (blanc) de vérifier d’éventuels
cadavres, demandant à Shaft ce qu’il pense de tout ça. On le voit, le début de Shaft’s
Big Score manie avec une discrète maestria l’espace, le temps, l’argument,
le moment, enlacement de solitudes sur fond d’absence de mansuétude. En quatre
minutes, ce film dans le film séduit et intrigue, donne envie de
découvrir/visionner la suite, peu importe la couleur (de peau) du spectateur
(du héros). Ce métrage d’un autre âge, seventies
évidentes, stimulantes, pas une seconde passéistes, parle le langage du cinéma
et s’adresse ainsi à tous ceux sachant le lire, l’apprécier, le comprendre, au-delà des
clivages, des outrages, des « identités » et des « minorités »,
créant un consensus de sens davantage
qu’une communauté d’intérêts, CQFD.
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