Il primo re : Roma


Nulle louve fellinienne à l’horizon, mais un chevreuil chassé, dévoré, sans cuisson… 


Péplum réaliste, Il primo re (Matteo Rovere, 2019) relit le récit originel de Rémus & Romulus. Davantage qu’à La Passion du Christ ou Apocalypto (Mel Gibson, 2004 + 2006), autres épopées primitives, dépaysantes, aux idiomes d’époque(s) reconstitués, puisque le ciné, art funéraire, fantomatique, les « langues mortes » aussi ressuscite, le film fait penser à La Guerre du feu (Jean-Jacques Annaud, 1981) et au Nouveau Monde (Terrence Malick, 2005). Il s’agit, en effet, d’une réflexion en action(s), sur la société puis la citoyenneté, à base de fraternité, ensuite de fratricide, d’altérité, de religiosité, de piété, de virginité, de sacrifice et d’hubris, de destin et d’émancipation. En dépit d’un déluge dévastant les deux bergers, liminaire, spectaculaire, l’opus se place sous le signe du feu, assimilé ou non à un dieu, à respecter, ne profane point son cercle sacré, à ranimer, à alimenter, au moins durant la transmission d’une trentaine d’années, travail de vestale improvisée. Affranchis de la cavalerie cruelle par une feinte fraternelle, par une bonne baston de saison, d’occasion, nos frérots, tout sauf falots, visitent un village, en colons, le vandalisent, à la Néron, incendie joli, joliment éclairé en lumière dite naturelle par le primé directeur photo Daniele Ciprì, par ailleurs régulier collaborateur de Marco Bellocchio. Le robuste Rémus materne le ramollo Romulus, affiche aux flambeaux son fascisme nouveau, forestier, dépourvu de pitié, tant pis pour le vieillard divin, illico égorgé. Son appétit de pouvoir l’aveugle, il comprend trop tard le rôle de victime magnanime que lui réserve la prophétie perçue dans le sang et les tripes de brebis, elle itou au coupé cou.


Un brin shakespearien, de remords atteint, le roi de mauvais aloi retourne sur le lieu de son crime d’athéisme, auprès de la prêtresse auparavant protectrice, protégée, aux faux airs de Prométhée, agonisante à un arbre attachée, livrée à la volonté de la locale bestialité, sinon simple pion de la niée déité. Au bord du Tibre, l’ennemi commun enfin défait, Rémus rend l’âme, désarmé, rédimé, pardonné, pendant une pietà sympa, bientôt brûlé sur son bienvenu bûché (des vanités). Ne doutons pas que le petit speech, à la fois furieux et généreux, oraison pour la postérité, de Romulus qui va mieux, reprend les rênes, la couronne, subito architecte, à propos de municipalité puissante, impériale, « d’asile » offert à tous, s’apprécia parmi la péninsule transalpine, surtout du côté de Lampedusa, oui-da. On le voit, ce retour d’antan, à destination de notre temps, prend ses distances dépressives, adultes, avec l’a priori festif et inoffensif tumulte très sixties du Romulus et Rémus de Sergio Corbucci (1961) : que les culturistes se cassent, que les vamps s’évaporent, que les remplacent des ersatz de Conan le Barbare (John Milius, 1982), des esquisses presque préhistoriques. En près de soixante ans, mon enfant, les choses changèrent, mon frère, en Italie, au sein de sa filmographie. La légèreté de la bande dessinée gonflée, au propre, au figuré, ne semble plus de mise, ni l’héroïsme masculin, enfantin, hein, on leur substitue désormais un révisionnisme rédigé par la modernité, on penche un peu vers le conte philosophique et politique à la Spartacus (Stanley Kubrick, 1960), délesté, mon amour, du glamour et des fameux « moyens » hollywoodien, néanmoins.


Certes assez languissant, parfois inconsistant, Il primo re possède cependant plusieurs séductions, citons la performance intense d’Alessandro Borghi, récemment remarqué au cœur de Mauvaise graine (Claudio Caligari, 2015), assurons que Matteo Rovere sait se servir de sa caméra, composer ses plans, nocturnes, mordorés, verts, de canopée, ponctuer l’odyssée intime, miroitée, à la limite de la gémellité, d’éclairs enténébrés de violence en cohérence, jamais de complaisance. À juste titre récompensé à domicile pour le son et la réalisation, Il primo re mérite son succès domestique, son visionnage immersif, loin de la gloriole nationale et de l’auteurisme européen, mine de rien. Tandis que défile le générique de fin, une carte écarlate retrace l’expansion romaine, symbolisme sanglant éloquent – si les civilisations s’érigent, elles périssent en sus, finissent par se rétrécir, pour le meilleur, le pire, l’érection carbure à la destruction, à l’annexion, à une paix pragmatique, peut-être empoisonnée. La royauté ritale, savoyarde, s’étend, on le sait, de 1861 à 1946. Un an plus tôt, Rome, ville ouverte (Roberto Rossellini, 1945) sort au milieu de salles encore bancales, comme un passage de témoin, urbain, citoyen, bien sûr esthétique et phénoménologique. Sorte de modeste prequel aux cartographies incontournables, idem subjectives, de Pier Paolo Pasolini (Mamma Roma, 1962), Federico Fellini (Roma, 1972) ou Nanni Moretti (Journal intime, 1993), l’œuvre de Rovere suit sa voie, sa voix, ne vous déplaira pas, je crois.


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