La Féline : A Serbian Film


Le fretin du Grand Bain (Gilles Lellouche, 2018) ? Davantage la vestale, l’animal…


« Je suis une grande fille, maintenant ; je n’ai pas peur » : ainsi Jane Randolph congédie gentiment Kent Smith, décide donc de rentrer seule, après un repas sympa, où papoter à propos d’Irena. Seulement Simone Simon les espionne, glisse en surface d’une glace, s’affiche derrière des fleurs à télégraphier. Les personnages se déplacent à l’unisson, de la droite vers la gauche du cadre. Ensuite surviennent une rue, un lampadaire, un travelling latéral, une séparation amicale. Les deux femmes, les deux rivales, reproduisent à distance un geste similaire, celui de serrer sur elles leur manteau contre la nuit claire, presque polaire. Jacques Tourneur insère un insert de la familière de dos, adopte par conséquent, brièvement, le point de vue de l’étrange étrangère. Nos héroïnes pourraient être prises pour des péripatéticiennes chics, en tout cas au sens étymologique du mot technique : elles arpentent le pavé de la cité, leurs talons sur la bande-son. De gauche à droite, elles évoluent le long d’un mur humide, brillant, aux lourdes pierres rectangulaires, sorte de forteresse suintante. Le support d’éclairage vertical, fichtrement phallique, divise le plan, assemble comme une collure de montage d’un autre âge, nique au numérique, les territoires équidistants, aux ombres profondes. Deux travellings à 45°, en avant, en arrière, épousent les pas pressés des aventurières. Un instant, la bien nommée Alice, au pays des merveilles de la monstruosité maudite, de la bestialité serbe, cf. le récit explicatif précédent, disparaît de l’écran. Tourneur et son monteur, l’excellent-wellesien Mark Robson, ne coupent pourtant pas, laissent le vide nous captiver, présence d’absence, en écho à venir aux avenues à perte de vue de la banlieue résidentielle hantée, désertée, cartographiée par Carpenter, rematez La Nuit des masques (1978), histoire de sexe, d’ogre(sse) supplémentaire.


Hors-champ, Simone s’interrompt, cependant Alice se sent suivie, se retourne, et l’on découvre, sidéré, qu’elle se trouve à l’intérieur d’un passage voûté, molto utérin. Elle ne marche plus, à présent, elle court, elle contredit son courage ou sa forfanterie. La caméra, encore de côté, se rapproche du visage apeuré de ce « new type of other woman ». Soudain surgit un bus, sa porte à soufflet s’ouvre aussitôt, laissant le temps à Alice d’aviser des arbres frémissants, au-dessus de la haute muraille impénétrable, agités par un vent assourdi. Surcadré au creux de sa cabine, le conducteur nasillard lui donne du « sister », l’interroge au sujet d’un possible esprit aperçu, lui répond non de la tête à la sienne inquiète, lorsqu’elle lui rétorque sa question. Le véhicule s’en va, de droite à gauche, travelling immobile, aux passagers muets, tandis que le bosquet aux allures de toison pubienne, sinon twin peaksienne, persiste à frémir. Plus tard, à la piscine, Alice recroise Irena, reprise de la scène retranscrite, variation cette fois-ci en huis clos, remplie d’eau (distributeur inclus, appréciez le sens du détail), adieu au plein air (de studio), bienvenue au vestiaire (de tombeau). Un matou relou prévient dès l’orée la nageuse soucieuse, ou plutôt pas assez, sculptée en maillot collé à sa peau, remarquez les coutures soulignant ses seins, érotisme pas si inoffensif. Sur l’escalier géométrique, surcadré itou, une forme fugace feule. Incapable de remonter, de se confronter à l’émission du son, la secrétaire se jette à l’eau, littéralement, élément féminin depuis des temps très anciens, Suzanne au bain abonde, la naissante Vénus de Botticelli aussi, sans oublier de mentionner la cara Stefania (Sandrelli) de La chiave (Tinto Brass, 1983), vivante/vibrante Vénitienne, entre femme fontaine et urologie mussolinienne.


Tourneur transforme illico l’ondine en spectatrice, puisque sur un second mur démultiplié, du plafond accompagné, se projette son propre film à domicile d’anxiété mouillée, de calme panique acoustique. Elle-même déformée, Jane Randolph se fait son cinéma, force les noirs et les blancs (é)mouvants à devenir inquiétants, lestés de raucité, jusqu’à ce qu’apparaisse sur la paroi la silhouette suspecte, épiphanie audiovisuelle, sensorielle. Le cri de la panthère invisible suscite celui de la nymphe bien visible, scream queen de piscine dépourvue de pull marine, lourde de chlore, qui impressionne encore. Son « Help! » inepte se répercute sur les faces du cube de sa disgrâce disons en sous-sol, alerte ailleurs la réceptionniste et la femme de chambre, diantre, belle liaison sonique d’espaces antinomiques, psychique versus pragmatique. Alors Irena rallume la lumière, termine la séance, clôt la séquence, questionne et se moque. En cinq minutes modèles, magistrales, la RKO nous (re)met KO, nous permet de sonder la profondeur (du bassin guère serein) de la peur, de s’attendre au pire, in extremis de respirer, peut-être d’en rire. Mister/master Jacques Tourneur ne suggère rien, il montre tout, c’est-à-dire qu’il donne à voir le mécanisme matérialiste et matriciel, artisanal et personnel, des images en mouvement, du métrage intérieur, de sa solitude essentielle, existentielle, plurielle. Petit traité de féminité tourmentée, de phénoménologie jolie, de métamorphose dissimulée, d’exploration de la fameuse et freudienne obscurité du « continent » inconnu de la sexualité féminine, amen, La Féline (1942) affirme une réussite collective, au cœur de laquelle bat pour le meilleur (des cauchemars d’un soir) le chœur des talents réunis, je mentionne le producteur Val Lewton, le directeur de la photographie Nicholas Musuraca, je vous renvoie vers Susan Slept Here (Frank Tashlin, 1954), please.


Désormais, on le sait, n’importe quelle œuvre filmée dédiée au « deuxième sexe », a fortiori sis en situation de stress, se doit de comporter un scène aquatique, miroir rectangulaire, identitaire, d’effort et de réconfort, brasses d’oxygène au bord de l’enclos anxiogène. Je me garderai, s’il vous plaît, d’énumérer les occurrences, d’en débusquer, souvent, le manque de substance, lieu commun du discours symbolique, de l’imagerie rassie. Je préfère repenser à la chère Jessica Harper parmi la piscine transalpine de Suspiria (1977), où il maestro Dario Argento, molto Art déco, fluo, en stéréo, replongeait avec brio dans les eaux troubles, troublées, du fantastique dorénavant « genré ». Si la salle de bains, depuis Psychose (Alfred Hitchcock, 1960), tout au moins, demeure le catalyseur du létal danger, la mise à nu de notre intimité, de notre fragilité, de notre épuisant et impuissant désir de vouloir nous purifier de nos puritains péchés, la swimming pool nous rend maboule, Ozon opine, et pour tout ceci, on remercie, oui, la lucide féline Frenchy, immortalisée en clair-obscur impur.



Commentaires

  1. En somme il y avait le bain de Tourneur, il y aura la douche de Psychose. C'est difficile de ne pas être technique pour commenter La féline pourtant votre texte tout en mécanique cinématographique n'empêche pas de retracer quelques lignes félines et autres courbes féminines.

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    1. Puis la piscine de Suspiria, oui-da. Ou mécanique onirique, dirait Freud. En matière de félinité tourmentée, (re)matez Liz Taylor, j’adore, en chatte échauffée chez (Williams) Brooks, of course. Ravi de vous avoir (re)lu, Benjamin Fauré + belle fin d’année de ciné…

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