À nous la victoire
Une passe, une mêlée, un but, un ace, sur les accords des poèmes de
Beuren…
Le journal télévisé de TF1 à la
mi-journée (lire le sort improbable réservé par le facétieux Houellebecq à
Jean-Pierre Pernaut pour sa cartographie récompensée d’un Goncourt) rappelait récemment
que les joueurs de rugby français passèrent du temps à étudier leurs
adversaires d’Afrique du Sud sur petit écran : vaine tentative de trouver
une faille (par laquelle s’engouffrer afin de marquer un essai) dans la
cuirasse colossale de ces égorgeurs au cœur tendre, comme si l’image recelait un
plus ou moins terrible secret (celui de Swan dédoublé par son pacte
faustien ?). Cette fréquentation rituelle et assidue des archives ravive le
regard du boxeur russe stupéfait, émerveillé, par les mirages pailletés du
spectaculaire mode de vie américain, tandis que l’étalon italien, a contrario, partait
dans la toundra s’entraîner à la dure. Il semble que la symétrie et la
spécularité, lois géométriques de l’univers et de l’espèce, régissent les
sports à leur tour et à l’identique. Affronter une équipe sportive, de surcroît
précédée d’une impressionnante réputation médiatique et d’une vraie culture
éducative, reviendrait presque à une forme moderne de mimétisme, un ballet
coloré de corps et de trajectoires dans l’espace (du terrain), une abstraction
sauvage, épique et lyrique, propres à stimuler le pinceau-couteau d’un Nicolas
de Staël ou à susciter l’admiration morale d’un Camus (les deux davantage
titillés par le football, certes).
L’observation en préambule à
l’émulation, le sport en ersatz de guerre et d’opéra, les colosses exotiques devenus
substituts internationaux des gladiateurs, naguère condamnés à mourir pour le
bon plaisir des colonisateurs – pas une goutte de sang versée ici, sinon le
tracé réaliste des blessures, apposé sur les visages à la façon d’un baiser
viril, sorte de coming out généralisé, accepté de tous, à base d’étreintes fraternelles,
d’accolades innocentes (à défaut d’une autre Internationale, il faudra se
réjouir de celle-là) et… d’oreilles mâchouillées. Pratiquer un sport revient
toujours à se confronter au réel, à faire l’expérience de ses limites physiques,
à éprouver son endurance en sublimant des envies de meurtre (mieux vaut écraser
autrui ainsi qu’autrement, sans doute). Les caméras, jamais très loin, offrent
une vision panoramique, panoptique et microscopique, déterminante en cas d’arbitrage : dans l’arène SM
de Max Renn ou au sein du stade célébrant les sponsors, les angles divers et
les axes iconiques (auxquels s’ajoute le ralenti du générique final, montage en
replay des plus belles actions déjà rejouées dans l’immédiat) quadrillent la
perspective et l’horizon d’attente du spectateur, monarque domestique doté d’un
œil quasi divin, sa puissance scopique exercée sans efforts sur le brouhaha
tamisé de la foule anonyme dont quelques faces, hilares de se reconnaître sur
écran géant (ubiquité au carré de suivre la partie, ou le concert, au présent
et depuis l’intérieur, mais encore en infime différé via ce relais audiovisuel),
viennent le saluer inopinément (« Salut, Maman ! » souriait De
Niro chez De Palma).
Méfions-nous toutefois de
l’omnipotence promise – le docteur Mabuse au millier d’yeux et Tony Montana
l’enfariné tels des tyrans-épouvantails – en louant le direct et la vidéo,
seuls capables d’imposer avec une telle évidence un insurpassable effet de
réel, qui explique en partie la suprématie existentielle du pire match sur sa
transposition cinématographique, pourtant portée parfois par de grands
cinéastes (cf. Huston, Loach ou Eastwood). Hors de l’homoérotisme cinéphile de
Vigo amoureux de son plongeur gracieux, hors de la statuaire vivante et raciale
de Leni Riefenstahl rescapée de ses symphonies alpestres, le sport à la TV relève
bel et bien de la réalité transfigurée (même achetée par des dirigeants, même arrangée
pour des paris), événement étymologique sidérant dans la confortable et
imprévisible dramaturgie démocratique de son hic et nunc, messe laïque athlétique
autant qu’hyperbolique, voire objet intéressé de louanges gouvernementales ou
de retrouvailles nationales. Interprété par des héros sans passé (car maintenus
dans l’adolescence des centres de formation) ni langue personnelle (discours
pesé, formaté, partout et tout le temps, à l’exception de la crudité
pince-sans-rire de Cantona, vite et logiquement annexé par les plateaux puis la
scène), contant une histoire de défaites anecdotiques et de victoires
identitaires, le long métrage, privé de réalisateur, dédié à la dépense individuelle
ou collective, avec ses nuances de classes, de représentations, de rêve et de
réussite (commerciale, imaginaire), n’en finit plus de dérouler un fil d’Ariane
universel et ambivalent, à la fois tendu vers l’enfance fervente et l’antre redoutée
du Minotaure, la liesse régressive et l’exténuation/extermination totalitaire
des JO cauchemardés par Perec.
Pasolini : “Le langage du football”
RépondreSupprimerhttps://www.footichiste.com/2019/10/02/pasolini-langage-football/
https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-les-tribulations-dun-editeur/20100615.RUE9637/peut-on-etre-ecrivain-et-aimer-le-football-oui-dit-camus.html
Supprimerhttps://dialectik-football.info/sous-les-semelles-d-albert-camus/