Monsieur Tartuffe : Un moment d’égarement
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Friedrich
Wilhelm Murnau.
Mayer métamorphose Molière, élague à
la hache, taille dans le texte : exit
les personnages secondaires, adieu au Roi deus
ex machina, bye-bye
l’anticléricalisme (polémique, donc censuré) et le marivaudage (avant
Marivaux). Le fidèle scénariste réutilise sa structure méta du Cabinet
du docteur Caligari (avec, déjà, un méconnaissable Werner Krauss) et la
raffine dans le moule réflexif du dramaturge applaudi par Louis XIV (pensons
aussi aux dispositifs spéculaires de Hamlet et de L’Illusion comique). Ce
faisant, il concentre l’action jusqu’à l’implosion et la mise en abyme jusqu’au
moralisme, remodelant l’imposture (pitoyable), l’hypocrisie (sociale) du Dernier
des hommes et anticipant le triangle amoureux, voire mystique (deux
hommes, une femme puis deux femmes et un homme, avec l’infinité du monde
alentour) de L’Aurore. La « folie » d’Orgon remplace celle de
Francis, l’envoûtement supplante l’hypnose, la conversion prélude à la culpabilité,
dans ce modèle d’adaptation jamais théâtral retrouvant cependant l’essence du
théâtre : les voix, les mots, les intonations, les postures, l’espace
restreint et abstrait (le film, bercé par la partition originale et vivaldienne
de Giuseppe Becce, demeure muet mais s’ouvre de façon provocatrice sur une
clochette de porte que l’on entend). Nimbé
d’une douceur, d’une grâce et d’une fluidité devant beaucoup à la magistrale photographie
de Freund, Monsieur Tartuffe démontre brillamment (Pagnol usera d’autres
moyens, davantage naturalistes, sonores et sudistes), que le cinéma, en modulation du Paradoxe sur le comédien de Diderot, s’affirme toujours quand il opte pour un
surcroît de théâtralité (Le Paltoquet de Michel Deville
parvenait au même effet, dépourvu toutefois de pièce originelle).
Le film de Murnau, placé entre Le
Dernier des hommes et Faust, une légende allemande, sorti
quatre ans après Nosferatu le vampire, une année avant L’Aurore et six avant Tabou,
son ultime opus, ne possède pas un
identique statut (non usurpé) de chef-d’œuvre, alors qu’il ne s’agit en rien
d’une œuvre mineure, bien au contraire et tant mieux. Tenu tout entier entre
une dénégation (« Nous n’avons pas besoin de cinéma ! » gueule
la bonniche cupide à sa fenêtre de
Guignol, avant de se raviser, victime de sa propre crédulité vaniteuse) et une
injonction (« Vous devez regarder pour guérir ! » implore la
servante lucide à son maître, aveuglé par les apparences, pas si trompeuses
pourtant) contradictoires, ce long (et court) métrage dégraissé, décanté (façon Crash, disons) de
soixante-dix minutes ausculte une « pathologie » bien plus qu’il ne
verse dans la satire, donne dans le théâtre/la musique de chambre (à coucher)
et non plus la symphonie (de l’horreur, sous-titre de la transposition
« pirate » de Dracula, comme nul ne l’ignore),
enchâsse le film dans le film pour mieux s’écarter du subjectivisme et de la
déformation. Ni baroque ni démoniaque ni expressionniste – les critiques
paresseux ou bigleux feraient bien
d’ouvrir un dictionnaire de temps en temps, ou de voir vraiment les films sur lesquels ils écrivent –, Monsieur
Tartuffe, moralité platonicienne, quasi
racinienne, conserve tout du long une distance narrative et une élégance
formelle héritées du classicisme le plus accompli. Amateurs d’angles aigus, de
toiles peintes et de psychologies illustratives, passez votre chemin
cinéphile : ici ne figurent que les courbes d’escalier, de dôme de villa, de
réverbère stylisé, de robe à arceaux et de seins féminins que l’on ne saurait voir mais que l’on aperçoit (sensualité douce,
sereine et combative de la belle Lil Dagover, quadruplée par Lang dans Les
Trois Lumières). Rohmer consacra notoirement une thèse à la géométrie
de Faust,
une légende allemande ; contentons-nous de pointer itou le cercle du projecteur dans le carré de l’écran…
Le grand cinéaste s’amuse avec
trivialité (réveil sordide de la souillon, chaussures du vieillard en amorce
dans le couloir, matricule de bagnard sur l’épaule du protagoniste, ses
bâillements de sieste repue), il donne à voir une fable préventive – les
« cartons » interrogatifs et redoublés du prologue et de l’épilogue
adressés au spectateur, à l’instar du regard caméra du petit-fils, grimé d’un
postiche et d’une symbolique sacoche de médecin, Monsieur Loyal de la soyeuse
ménagerie présageant Ustinov et la pauvre mais people Martine Carol dans Lola Montès, résonnent avec
l’avertissement final des trois mères orphelines de M le maudit – et une
réflexion sur la portée révélatrice du cinéma, quitte à jouer les voyeurs
(trous de serrure, embrasure au battant entrouvert), quitte à se faire
démasquer, par celui qui arbore le masque de la piété, dans le reflet d’une
théière (contenant sans doute le breuvage du chapelier psychopathe des Aventures
d’Alice aux pays des merveilles, histoire de rester dans le contexte
contaminé). Il faudrait relever chaque détail associant ainsi la lourde
matérialité des objets, des corps, et l’évanescence du symbole, la polysémie
graphique de la métaphore (Murnau portera bientôt ce langage à son point de
perfection avec L’Aurore) : les pieds glacés du Conseiller (annonce
impromptue de Lino Ventura se réchauffant du sommeil et de la nuit en frottant
ses mains, en tapant le sol, dans L’Armée des ombres) couverts de
pantoufles empressées, le rasoir aiguisé avec un mauvais œil par la matrone
dérangée dans son sinistre office (dans La Couleur pourpre, une scène de
rasage homme/femme créait une tension explicite), le petit-déjeuner de banquet rabattu par la prière du matin, le
flacon de poison orné d’une étiquette de (mauvais) mélodrame, trouvé in extremis par le faux projectionniste,
etc. L’alliage inattendu des régimes (d’images, de sens) et des registres
(humour, drame) se cristallise bien sûr dans le personnage principal, désigné
avec une onctueuse et ironique obséquiosité par le titre teuton.
Si celui de Molière, avare en monologues, constituait une sorte d’énigme
dont tous les autres parlaient, se méfiaient, qu’ils louaient ou condamnaient, point
aveugle de focalisation des haines et des adorations, identité insaisissable
diffractée dans les discours périphériques (l’opposé de Dom Juan, défini par
son valet d’un lapidaire « grand seigneur méchant homme », et
néanmoins irréductible à la critique de Sganarelle, regagnant une grandeur
tragique dans son holocauste, surtout chez Losey transposant Mozart pour le
funèbre et vénitien – pléonasme ! – Don Giovanni), celui de Mayer et
Murnau, délesté de la panoplie luciférienne que d’aucuns voudraient encore lui
prêter, le confondant avec Méphisto (réservons plutôt ce rôle au petit-fils,
avec sa moustache et son bouc d’opéra ou de farces et attrapes), l’amalgamant
avec l’on ne sait quel Mal élémentaire et transcendant, quand le réalisateur
matérialiste, même et surtout en train de filmer des vampires ou des amoureux,
enracine à chaque plan leur existence doublement immatérielle (fantastique de
la survivance et du sentiment, dupliqué dans la nature fantomatique du film) à
l’intérieur du terreau du réel (comprendre : du réalisme), avec son prédateur au château découvert en
plein jour, une immolation causée par un simple et banal lever d’aube derrière
une vitre domestique, avec son couple embourbé dans les marais, pris dans le
flot mécanique d’une fête foraine, parvient à provoquer une étrange pitié,
l’incarnation qu’en donne l’admirable Jannings parvenant à faire sentir l’infamie de son usurpation mais
en outre la sale odeur de son stupre
(à peine) réprimé, qui imbiba beaucoup d’habits religieux et ce bien avant les
scandales actuels de la pédophilie ecclésiastique. Dans La Psychologie de masse du
fascisme, Reich reliera de manière convaincante le nazisme à l’impuissance,
les svastikas inversées aux
silhouettes enlacées, les troubles de la psyché au dérèglement de la libido, et Murnau, via le visage et le langage corporel de son talentueux acteur,
montre clairement ces noces funèbres du fanatisme (d’hier et d’aujourd’hui,
sacré ou profane) et de la sexualité tournée vers la mort, l’interdit stérile (sans
jeu de mots), aussi rassie que les vêtements de deuil de l’imposteur (sous-titre
de la pièce), aussi racornie et peu généreuse que le bréviaire collé de façon
obscène aux yeux mielleux, à demi clos, qui voient tout, du scélérat terrestre.
Osons le dire crûment : Tartuffe
veut mettre Elmire, qui fera tout ce
qu’elle peut afin qu’Orgon, qui ne désire que cela, ne se fasse pas mettre par Tartuffe ! Par-delà le
portrait d’une conversion, l’œuvre s’avère en effet la description volontiers
mélodramatique d’une passion, le
vaudeville heuristique substitué à la parabole christique. Les deux hommes se
donnent du « frère », mais le riche zélé contemple son nouvel et
« saint » ami avec une intensité, une ardeur, proprement énamourées,
dans l’ombre claire d’un amour informulé, indicible alors, qui étreignait
pareillement Claude Zoret chérissant Michaël chez Dreyer, qui consumera en miroir Messala idolâtrant
Ben-Hur
chez Wyler. Amours contraires (on qualifiait naguère l’homosexualité d’un joli
mot injurieux : « inversion »), vouées à l’échec douloureux, à
la ruine des corps autant que des âmes, à la solitude impitoyablement privée de
son narcissique reflet (indépendant de la ressemblance physique ou de la
différence d’âge) : de là le pathétisme du film, atteignant son acmé dans
la dernière confrontation à la fois virile et attendrie, soufflets d’Orgon
jetés à la face de Tartuffe soûl au sol, violence d’amant déçu, dessillé,
désappointé (désespéré ?). L’homoérotisme de Monsieur Tartuffe,
tellement évident que personne ne paraît le remarquer – la scène du repas, de
la digestion en hamac balancé tel un berceau, de l’épanchement larmoyant après
le stratagème raté de l’épouse, elle-même femme frustrée par la fureur fervente
de sa moitié, condamnée à dormir seule (à s’y procurer un triste plaisir ?)
dans son grand lit froid et vide – se lisent avec facilité (biographique) en
reformulations renversées du jeu sentimental hétérosexuel, trinité païenne des phases
de préliminaires, de consommation, de séparation. La déchirure d’Orgon et
l’humiliation de Tartuffe peuvent parler à tous, au-delà des genres et des
orientations sexuelles (celle de Murnau, par exemple, qu’il métaphorisera dans L’Aurore
avec une puissance expressive accrue, sous la forme d’un conte moral et sexuel
identitaire). La comédie (noire) de mœurs et de masques se pare dès lors d’une
dimension masculine de drame intime.
On décèle aussi du home invasion en écho à Nosferatu
le vampire : l’intrus s’immisce dans la maison pour la détrousser
(souhaitant trousser sa maîtresse),
la violer, la profaner. Le roman de Stoker représentait un cas limite et
mythique de xénophobie littéraire, la vieille et puritaine Angleterre sur le
point de succomber sur ses terres au comte des Carpates aux dents très longues,
qui fomentait son annexion dans les règles notariales : guerre de
territoires, de cultures, de classes, d’ego et de sexes (Jonathan Harker sauvé
à l’improviste du trio de succubes par un propriétaire lui administrant son
droit de servage et de cuissage). Tartuffe ou l’ennemi intime, la part d’ombre
d’une société (mise en exergue par le Hugo partisan des Misérables), le
magouilleur apte à duper la bonne conscience des bienfaiteurs (il s’attaquerait
désormais aux tenants et pratiquants laïcs de l’humanitaire, bonnes consciences
qui remercient chaque jour les pauvres, les miséreux, les déshérités d’exister,
capables de donner leur « chemise à des pauvres gens heureux », comme
chantait Brel dans Ces gens-là). La fin de la mésaventure voit triompher le
seigneur spolié, l’ordre bourgeois rétabli, Orgon plongé dans le giron
d’Elmire, pietà coquine nantie de
remerciements divins frisant la bondieuserie (rédimée par la sincérité de la
compagne comédienne). En dépit des cornes diaboliques du drolatique
porte-manteau, de la réplique de Dorine « On dirait que Satan en personne
est venu chez vous ! », Tartuffe, arnaqueur humain, trop humain aux
faux airs de Shrek, vaincu sans exorcisme ni force de police, s’enfuit par une
porte-fenêtre dans sa nuit plébéienne, où l’attendent tous ses frères
d’infortune baisés par les puissances
chthoniennes de l’argent sans éthique et les harangues spécieuses des révoltes
trahies (cf. la mise au point de Juan Miranda/Rod Steiger dans Il
était une fois la révolution en climax
rageur et désolé).
Conservateur, Murnau, voire réactionnaire ?
Peut-être, mais respectant la norme ambivalente de l’épouvante (de l’horreur
dite économique, ici), redressement de
l’univers moral perverti dans le déséquilibre persistant d’une menace pérenne
(pour aller vite, Carpenter et la coda
de La
Nuit des masques). La figure de John Merrick, Elephant Man ne
souhaitant que l’indifférence, la normalité, le consensus – ce que la critique
de gauche bien-pensante reprocha à Lynch à l’époque –, surgit également :
en tout marginal sommeillent, qui sait, un habitant du centre, un représentant
de la majorité (l’inverse ne se vérifie pas, ou alors avec des gosses de riches
appelant au soulèvement prolétarien, Marx and
Co au hasard). Filmé en épure (Tartuffe invite au dépouillement des
attributs du luxe ostentatoire, et Orgon s’exécute de bon cœur, se débarrassant
de son argent, de sa femme, de ses tableaux puis finalement de ses serviteurs),
circonscrit essentiellement à deux pièces (le salon du Conseiller, celui
d’Orgon) et mené en caméra fixe, malgré l’artifice diégétique du cinéma itinérant,
propulsé par un mauvais esprit d’enfant (qui accueillent avec joie le camelot
des images muettes) et une cruauté d’adulte (ou réciproquement), riche en
miroirs et en effusions lacrymales (pas ceux de The Servant mais presque,
pas celles de Sirk ou Fassbinder, naturellement révolutionnaires, et amères, tandis
que les larmes d’Elmire, femme-fontaine avant la lettre, viennent éclabousser
la photographie en médaillon de son chéri, érotisme acceptable et scandaleux en
rime avec le pied de statue sucé dans L’Âge d’or), voici donc un beau
Murnau à redécouvrir sans tarder (replay
limité à une semaine), simple et complexe, séduisant et discutable, énergique
nonagénaire capable d’en re-montrer,
en matière cinématographique et politique, aux tartufes contemporains du
postmodernisme et de l’engagement.
Vu grâce à son bel article incitateur, Jean-Pascal, riche de moult détails interprétés avec pertinence. Je retiens en effet la superbe photographie de Carl Freund, l'expressivité étonnante des interprètes, que l'on jurerait avoir entendus parler, et surtout le travail sur l'espace : vaste et traversé par des personnages s'agitant comme en accéléré, ou restreint et cloisonné à l'extrême (long plan fixe, et vide, sur la porte de la future chambre - dont nous n'avons pas encore vu l'intérieur - de Tartuffe, depuis le couloir, alors qu'Orgon s'y démène et qu'Elmire est repartie en ravalant sa déception)... et ce plan troublant de la villa et de son dôme, avec la carriole de même forme qui s'avance, illustration visuelle du théâtre dans le théâtre, de la poupée gigogne, de la petite comédie à l'intérieur d'une plus vaste... Sans oublier les passions humaines, molestées et mises à nu.
RépondreSupprimerOu lus avec impertinence - merci, aventurière Audrey. Oui, Freund (avec un K dans le générique) accomplit des prodiges quasi invisibles, comme un voile de mousseline déposé sur chaque image, bien avant les bougies de John Alcott éclairées pour Kubrick dans son tableau social et filial de Barry Lyndon (soulignons aussi la qualité de la teinture orangée). Expressif mais pas expressionniste, éloquence du silence, sens de l'espace jusque dans le huis clos - Murnau maîtrise royalement ses moyens de cinéaste, dans la tradition allemande de la caméra-architecte, dont Lang représentera un sommet (géométrique et plastique), bien étudié par un certain Hitchcock parti faire ses gammes là-bas. On peut également penser, évidemment, et pour prendre cette carriole en marche, au Carrosse d'or de Renoir, autre mémorable réflexion sur les masques, la vérité, le cinéma, la ludique et grave comédie humaine, à nu ou en costumes...
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