Eyes Wide Shut : Filmer l’invisible
Morts et renaissances dans la douceur poignante de l’automne ; et si
l’on parlait, pour une fois, d’autres cinémas ?
Un art métaphysique
Et alors nous nous précipitâmes dans les étreintes de la
cataracte, où un gouffre s’entrouvrit, comme pour nous recevoir. Mais voilà
qu’en travers de notre route se dressa une figure humaine voilée, de
proportions beaucoup plus vastes que celles d’aucun habitant de la terre. Et la
couleur de la peau de l’homme était la blancheur parfaite de la neige.
Poe, Les Aventures d'Arthur Gordon Pym (1838)
Que le mystère apparaisse à chaque
photogramme ou presque. Qu’il irrigue le flot d’amour des images, qu’il épouse
la ténèbre du cœur et des actes, des pensées et des films, ce torrent sans
Vincent charriant les vices, les illuminations, la verroterie et les promesses
invincibles du soleil. Une résurrection avérée, le scandale d’une morte revenue
vivre ici parmi nous, la terreur sacrée face à l’ordre détraqué du monde ?
Peut-être, ou l’ultime plaisanterie, la plus sinistre, la plus cruelle, d’un
diable cathare ou bressonien en meneur du jeu, en réalisateur bien planqué
derrière sa caméra invisible, si peu candide, semblant s’ennuyer des
vicissitudes et des mots – toujours trop de mots partout, exigeons, chiche, le
silence et le retrait au sein de monastères séculiers – du troupeau. Pas de
Christ de pacotille, nul gourou à suivre, Dieu merci, et la pitié dangereuse
volontiers cédée aux belles et bonnes âmes désireuses d’aider ceux qui n’en
demandent pas tant, se savent perdus de toute éternité. Le cinéma ne sert pas à
reproduire le réel, à l’enregistrer en parfait petit comptable du métrage long
ou court, à le découper en cases comestibles, boucher assermenté, pistonné,
encore toléré au repas parmi d’autres plats et de bien plus savoureuses
friandises (allez, le jeu vidéo, les échanges sur des réseaux étiquetés
sociaux). Le cinéma ne sert pas non plus à s’évader, à fuir la réalité –
elle-même illusoire, trompeuse, aussi séductrice et ignoble que la plus infâme
des putains –, à se réfugier entre les jupes de la déesse défunte, notre mère à
tous, douloureuse dans son assomption, sacrée dans son pardon. Si vous ne
percevez le visage de la sainte humaine dans chaque corps outragé, dans chaque
hardeuse au travail, dans chaque amoureuse stupide (non d’aimer, mais d’aimer
ainsi, puisqu’il faut aussi réinventer l’amour, comme l’affirmait un poète-météore,
trafiquant d’armes et gangrené dans un hôpital marseillais), comment
pourriez-vous comprendre cette prière ? Plutôt que Lumière ou Méliès,
célébrés à tort et à travers pour de mauvaises raisons, vive Dreyer, Tarkovski
et Pialat, et tous les autres avant et après eux, qui osèrent nous faire voir
un frémissement, une présence, un souffle irréductibles aux dogmes, aux
orthodoxies, aux ouvrages éthiques et poétiques détournés. Nous voulons de
l’au-delà ici et maintenant, nous désirons entr’apercevoir une ombre
aveuglante, la preuve d’une énigme et l’invitation à un dépassement. Ne nous
suffisent les étoiles dans la nuit, ni les silences inouïs du cosmos : le
cinéma peut et doit cela ; sinon, qu’il continue à distraire, se trahir et
intéresser sans nous.
Un art scientifique
À la fin tu es las de ce monde ancien
Apollinaire, Zone,
Alcools
(1913)
Marey, Muybridge, Jean
Painlevé : trinité – rajoutons Demenÿ et Reynaud – profane mais valeureuse
d’aventuriers du mouvement, de la séquence, de l’univers méconnu des êtres et
des choses qui nous cernent et nous regardent sans que nous daignons leur
accorder l’attention nécessaire et revigorante. Des images à dépoussiérer, des
territoires à imaginer, une faune et une flore sur pellicule à explorer, à
nommer, à baptiser sans une goutte de foutue eau bénite. Fusil photographique,
dispositif de caméras en arc de cercle (repris par un duo de frères transsexuel
et par le X ambitieux), tournages en extérieur ou à la lumière sans pareille du
laboratoire : modernes outils pour interroger d’antiques mystères, mettre
à nu les corps et les cellules (photographiques, chimiques), les analyser en
anatomies vivantes, en écorchés rieurs et vus, vraiment vus, pour la première
fois (plus tard surgira la médecine concentrationnaire, revers immonde tissant
sa toile létale où viendra se ficher un trop beau papillon nommé Delon). L’ami
de Vigo collectionne les titres insolites et puissamment évocateurs, chapelet
ou collier de hyas et de stenorinques, de daphnies, de caprelles, de
pantopodes et de corèthres affolant l’indigent correcteur orthographique du
richissime sieur Gates ; l’électrophorèse du nitrate d’argent nous
électrise ; en bon cinéphile littéraire (ou l’inverse), nous brûlons de
découvrir un jour ces images mathématiques de la quatrième dimension,
d’assister au bal des sorcières, de contempler la transition de phase dans les
cristaux liquides, tandis que le tueur de femmes immortalisé par Perrault doit
bien valoir celui de Dmytryk (pâte à modeler au lieu de modèles à tomber, délicieusement
énumérés : Agostina Belli, Sybil Danning, Nathalie Delon, Virna Lisi, Marilù
Tolo, Karin Schubert et Raquel Welch) et la chauve-souris d’Amérique du Sud son
homologue cyclothymique à Gotham chez Nolan. Nous décevraient-ils finalement
que nous leur pardonnerions avec indulgence, car ils démontrent, par l’exotisme
d’une simple dénomination, la magie du sensible, l’exaltante fenêtre ouverte
sur d’autres existences infimes et majestueuses, chevaux de mer à ne jamais
monter, assassins d’eau douce à ne pas mettre en prison, danseuses (dé)salées à
l’érotisme aquatique. N’importe où hors du monde, réclamait Baudelaire, alors
pourquoi pas sous l’eau, dans la jungle en studio de Zaroff et du roi Kong,
dans le sillage joyeux de Johnny Weissmuller (et la sensualité sereine de
Maureen O’Sullivan !), dans les voyages fantastiques et intérieurs de
Richard Fleischer et Joe Dante, dans les organismes énigmatiques de Wilhelm
Reich et des bandes dites sexuellement éducatives à la suédoise, dans les
métamorphoses mentales de Cronenberg et les anticipations maniaques de Kubrick,
dans tout ce qui recule les frontières du visible et plonge à l’intérieur du
continent inconnu que nous habitons tous, dédoublé dans l’immensité
vertigineuse alentour, impensable et indéniable cœur battant au rythme des
cosmogonies ancestrales, de l’horizon des événements chers au caro Antonioni,
des trous noirs loin de Disney. Et au bout de l’odyssée singulière, l’examen du
merveilleux cancer.
Un art politique
Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se
dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la
lumière : en faisant tous ces mouvements il souffrira, et l'éblouissement
l'empêchera de distinguer ces objets dont tout à l'heure il voyait les ombres.
Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu
jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité
et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste?
Platon, La République, Livre VII
Comment dire nous après la Shoah et
la Sibérie ? Comment décrire la Cité endeuillée par des siècles de
mensonges, d’atrocités, de faillites idéologiques ? Oublier 68, se souvenir du
Mur, ressasser le 11-Septembre ? Quel début de centenaire pour les enfants
tristes du choc pétrolier, du SIDA, de la guerre du Golfe, des clandestins de
Syrie et de nulle part ? Voter pour des professionnels (des amateurs) de
la politique, qui font la morale aux salauds de pauvres, qui convoitent les
voix de la majorité silencieuse, qui se soumettent aux intérêts économiques des
puissances transnationales ? Rire ou pleurer face aux tirades, aux
pantalonnades, aux rodomontades ? Plus de deux mille ans de démocratie pour en
arriver à ça, citoyen déchu de sa citoyenneté, coincé entre le marteau du
capital, la faucille du fanatisme et l’enclume de l’humanitaire ? La
guerre en couleurs et en prime time, les débats abjects, le film catastrophe
permanent du terrorisme, le malaise des masses, l’arrogance innée/transmise des
élites, les partis dépassés, les discours de ciment, le petit bulletin caduc
que certains échangeraient bien contre une mitraillette ou un lance-flammes, le
karcher et la normalité, la haine de père et en fille et le bienheureux mariage
pour tous, la démagogie polymorphe et l’incompétence planétaire, les
accrochages antisémites et les policiers bientôt équipés de caméras
individuelles, le réchauffement climatique et l’inexorable agonie des ours
polaires, les sauveurs du TGV, le harcèlement à l’école, la nouvelle intifada,
le sportif du Kremlin, l’avocat présidentiel déplorant à chaque tuerie le droit
de posséder une arme (donc de s’en servir), les gouvernants de droite et de
gauche s’invitant chez la France d’en bas, grignoter un bout à la table de la
populace, boire un café avec les aînés, les petites affaires allant bon train
de tous les dragons d’Asie, la multinationale de la terreur ouvrant aisément
des boutiques, convertissant à coup de clips hollywoodiens, provoquant l’exil
volontaire de filles insoupçonnables, et l’hygiénisme des pharisiens, l’écologie
décorative, le pathos, le misérabilisme, la bonne conscience, le règne du
politiquement correct, le vomi audiovisuel avalé à longueur de journée, la
logorrhée des ordinateurs, le désespoir des hospitalisés, des handicapés, des vieillards
crevant dans leur studio-mouroir et l’indifférence commune, révélés par le
fumet d’une putréfaction – et il faudrait remercier pour ceci ? Oubliez
Costa-Gavras et Boisset, Michael Moore et même Ken Loach : prenez une
caméra, sortez de chez vous, témoignez, ne jouez pas au procureur, au
justicier, filmez au plus près, en laissant la révolution aux astronomes et à
ceux qui se feront toujours avoir par les beaux parleurs et les propagandistes,
portraiturés par Eisenstein, Leone, De Palma ou Eli Roth.
Un art à écrire
J'ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur.
Maintenant, j'ai toujours le vertige, et aujourd'hui, 23 janvier 1862, j'ai
subi un singulier avertissement, j'ai senti passer sur moi le vent de l'aile de
l'imbécillité.
Baudelaire, Hygiène (1887)
Arrive le temps d’une grande
lassitude, d’une inappétence pour la chose écrite et publique (res publica,
oui-da). Arrivent la mémoire vive alourdie de scories, la mémoire morte comme
peau de serpent. Arrive, que je te dise deux ou trois choses que je sais de
toi, que tu sais sur moi. Arriva le refus de cette forme bien trop familière,
confortable, rassurante, robinet verbal à ouvrir à toute heure, flux à débiter
sur ce blog, à l’instar d’une abjuration pasolinienne (pas de trilogie vitale
chez nous, davantage un culte des morts). Ah, la Russie soviétique et ses
faramineuses autocritiques, exercices d’exorcisme rouge pour expulser hors de
soi les démons du subjectivisme, du solipsisme, du formalisme ! Une
semaine de silence ne prodigue assurément pas les résultats d’une déportation
en bonne et due forme dans un no man’s land glacial et désertique, mais elle
permet de prendre du champ, d’effectuer un travelling arrière sur le parcours
établi (et quoi de pire que l’installation bourgeoise dans sa propre routine,
dans l’engourdissement d’une langue, louée ou réfutée, cela, à vrai dire, ne
nous appartient pas ?). Arrivera-t-il à se réinventer un avenir cinéphile
et scriptural, à formuler d’autres idées, à capturer dans la bouteille un éclat
différent, fugace et fragile ? Nul n’arrive à ressusciter les mort(e)s, ou
alors seulement chez Dreyer et Lynch, et ceci, il faut l’accepter, passer
outre, traverser la frontière des pertes irréparables (disent les partisans de
la résilience et tous les camelots, avec leur baumes psychologiques ou
ésotériques appliqués inutilement sur la plaie de la condition humaine). Les
visages, les paysages, les films, les livres, les musiques, les tableaux, les
fiertés à compter sur les doigts d’une main, les hontes bues avec le fiel de la
lucidité, les rencontres éphémères, le désastre d’une vie, le cinéma en miroir,
les fantômes plus présents que les vivants, la mélancolie foncière, la gaieté
du mauvais esprit (on ne cherchera pas à égaler Friedrich), le corps malade de
sa santé, la dimension méta et outrageusement sentimentale de cette écriture,
la (chère) lectrice française, le lectorat cosmopolite, tout ce qui constitue
celui qui tape ces mots lus par vous, se dissipera en brume, en cendres, en
mistral et profil supprimé. D’ici là, le cinéma persistera, à nos côtés, tressé
à notre ADN et que les sceptiques se rassurent, on le regagnera en filigrane ou
au premier plan de quelques textes. Non, Tara, demain n’est pas un autre jour,
rien qu’un jour de plus et de moins, une prise non utilisée dans la salle de
montage à l’étage supérieur, un beau raccord harmonieux à l’unisson rarissime
du monde. D’autres cinémas existent, et mille manières de les aborder, de les
lire. D’autres vies (que la mienne) palpitent et méritent des mots d’amant.
Lever la tête durant la chute, et quand viendront la dernière
disparition, l’ultime fondu au noir, savoir les accueillir avec un
sourire.
"Ma a che serve la luce?" PPP
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Pasolini + i suoi ragazzi :
RépondreSupprimerhttps://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/06/les-ragazzi-les-garcons-sauvages.html