The Duke of Burgundy : La Fin d’une liaison


Une utopie décorative, un rituel atone, une intimidante intertextualité : entomologiste attentif, observons ce spécimen cinématographique…


The Duke of Burgundy ennuie et séduit, s’éternise et s’amuse, patine et touche. Tel son couple scindé – par l’âge, la culture, l’origine sociale et le désir –, le nouveau film de Peter Strickland constitue un champ de bataille feutré, soyeux et sombre, entre des forces opposées, qui finissent par s’annuler en produisant une décevante, mais pas totalement déplaisante, inertie, une sorte de confortable prison d’immobilité, à l’image de celle des personnages sédentaires (de la maison à l’institut et inversement) ou des lépidoptères « crucifiés ».

On se gardera ici d’énumérer laborieusement les allusions, citations, clins d’œil, emprunts et références de ce film méta sur la comédie attristée de l’amour, les jeux de pouvoir réversibles et l’alliance momentanée des contraires, jusques et y compris dans l’orientation sexuelle spéculaire, égrenés ailleurs par le réalisateur et ses commentateurs. Ajoutons simplement à la dizaine de noms ceux, disons, d’Alain Resnais pour L’Année dernière à Marienbad, de Harry Kümel pour Lèvres de sang, de Neil Jordan pour La Compagnie des loups, de Wong Kar-wai pour In the Mood for Love et, bien sûr, celui de Stephen Frears pour Les liaisons dangereuses, dont le final réflexif et tragique se trouve reformulé au même endroit par notre auteur.  

Pour le dire avec diplomatie, jamais cet opus ne se hisse au niveau de ses illustres prédécesseurs, encore moins ne convient aux vitrines – de papillons – dûment étiquetées par la critique paresseuse et suiveuse. Ni érotique, ni saphique, ni sado-masochiste, ni onirique, voici une œuvre à la fois trop longue et trop courte, qui tourne vite à vide tout en échappant au vide poseur et insipide d’Amer, qui relit et déplace les enjeux sonores, sensuels, représentatifs et moraux de Berberian Sound Studio.

Que ceux qui délaissent le dictionnaire ou souffrent d’amnésie cinéphile et littéraire redécouvrent Maîtresse, Portier de nuit et Histoire d’O (le chef-d’œuvre, impitoyable et mystique, de Pauline Réage, elle-même écrivain masqué, non l’adaptation, probablement bien lisse, du fadasse Just Jaeckin) ; qu’ils aillent donc jeter un œil, s’ils l’osent, sur les saynètes des bourreaux assermentés sévissant gentiment du côté de Frisco – et dans un ancien arsenal, en bonne logique symbolique – pour la lucrative société Kink, spécialisée dans le BDSM (elle connut les honneurs d’un documentaire en 2013). Quant aux amateurs d’étreintes intergénérationnelles entre femmes, ils doivent connaître les productions de Sweetheart Video, où la caméra de Nica Noelle offre de l’espace et du temps à ses actrices, afin de capturer habilement leur jouissance émouvante car non simulée. Dans un souci œcuménique, signalons en outre Anja et Katja, surnommées explicitement les urine twins, vraies jumelles allemandes pratiquant l’inceste lesbien mâtiné de « douches dorées », avec une bonne humeur et une complicité propres (ou sales, selon la sensibilité du spectateur) à nourrir la réflexion rassie des psychanalystes.     

Trop chic et pas assez porno, ce drame de chambre sage « designé » en 69 (la position sexuelle, pas l’année, quoique), sis dans un fantasmatique et intemporel duché d’Europe de l’Est (Budapest, accessoirement capitale du X hors USA, lieu d’élection personnel et professionnel de Strickland, marié exilé), perd de sa superbe et fait sourire, face aux imageries précédentes, mais le cinéaste se défend de tout puritanisme, joue la carte expérimentale et le remodelage des imaginaires d’hier : pas de nudité, mais des cœurs et des psychés mis à nu, pas d’exploitation, mais des échappées de libération narrative, au sein d’un cadre itératif davantage dédié aux protagonistes qu’à l’histoire, possiblement réduite et résumable à un argument de cinq lignes, tracées d’une élégante écriture sur les cartons remis par Evelyn à Cynthia, réalisatrice inflexible guidant l’actrice complice dans son film pour adultes, avec l’urologie, bruitée hors-champ, en « acmé » secrète (notez l’acception médicale et orgasmique du terme, réservée au dit deuxième sexe).

Tant mieux pour eux si certain(e)s – la majorité sous le charme, autrefois contemptrice de « l’esthétisme de la torture » illustré par Cavalier, bien avant Eli Roth, dans Libera me – apprécient sans réserve cette calligraphie en circuit fermé, tellement polie et inoffensive, so British dans son déni du sexe et de la violence (le Royaume-Uni, au début des années 80, se mit à parler de video nasty, alibi lexical et censorial appliqué à la diffusion domestique). D’aucuns, parmi lesquels votre serviteur, et sans renier l’apport du suggéré, de l’entrevu et du mythe (le Tourneur de La Féline, pour aller très vite), préféreront les « sandwiches de réalité » dégustés par Allen Ginsberg, plus âpres et roboratifs, plus salaces et pourtant abstraits, plus incarnés et parfois poignants – sur l’ensemble de ces thématiques, cf. également notre essai consacré à « l’empire de la tristesse » érigé par la pornographie. 

Il ne suffit pas, hélas ou heureusement, de travailler avec talent et entouré de gens talentueux (le duo d’actrices, Sidse Babett Knudsen et Chiara D'Anna, qui ne démérite pas ; le directeur de la photographie Nic Rowland, dans les pas ou plutôt les lumières et les objectifs de Freddie Francis ; le groupe musical féminin/masculin Cat’s Eyes, plus proche de Pino Donaggio ou Goldfrapp première manière – la blonde et lyrique Alison ne cache point ses amours dépourvues de pénis – que de Rota ou Barry ; Renátó Cseh à la direction artistique, après The Borgias), ni de se faire produire par Film4, le BFI et la National Lottery, pour accomplir une œuvre de talent, comprendre : radicale et réussie. De même que Hitcher, autre parabole schizophrénique et létale, entre hommes, cette fois, souffrait continûment du spectre de son story-board, filigrane de surdéterminisme anémiant le duel organique, The Duke of Burgundy pâtit à l’identique d’une réalisation « au cordeau », au millimètre, « le doigt sur la couture du pantalon » (ou du sous-vêtement), à des années-lumière de l’intensité classique (Racine, insurpassable brûlure) ou du déchaînement baroque (Żuławski, loué par nos soins, en facile caricature).

Collectionner les panoramiques de papillons sous verre n’équivaut certes pas à portraiturer les passions, et Strickland, moins bête qu’un autre, plus sympathique, tenace, humble, mélomane et doué, sans conteste, le sait bien, reconnaissant volontiers que la « zone de confort » de son huis clos peut jouer contre lui, à la façon d’un piège formaliste, d’un aimable divertissement inoffensif classé art et essai, d’une bluette dépourvue de sex toy à peine plus adulte que le risible Cinquante nuances de Grey, « estouffade » marketing déclinée sur papier puis pellicule (jeu de mots tentant, mais on s’abstiendra), à l’attention des jouvencelles et des matrones décérébrées (cinquante ans de féminisme pour en arriver à ça).








Il va par conséquent essayer de détraquer son propre programme, dans un dispositif au carré, la routine de la « scène primitive » en replay, du numéro usé dominante/dominée (transposable partout et tout le temps, d’après ses dires, ce qui rattache, de manière assez lâche car métaphorisée, The Duke of Burgundy au traditionnel réalisme social de la cinématographie britannique), modifiée par des changements d’intonations, de positions (de caméra, d’héroïnes), par des incidents de parcours (et de « tournage ») causés par les matériaux humains de l’illusion comique, la part imprévue d’impondérable venant gripper la mécanique trop précise et ordonnée.

Homme de théâtre passé, cinéaste prometteur d’aujourd’hui, Strickland en revient au corps, en l’occurrence celui de Sidse Babett Knudsen, connue et reconnue pour son interprétation d’une femme de pouvoir dans Borgen (elle forme un tandem avec Luchini dans l’actuelle Hermine de Christian Vincent). La belle comédienne aux doux yeux d’acier, francophone et formée à Paris au mime, donne à voir une maturité de silhouette (brune et mate) et de jeu (dédoublé, généreux) rappelant l’inoubliable Stefania Sandrelli de La Clé (tout sauf un mince compliment sous notre plume numérique), elle-même adepte nocturne de l’ondinisme dans ses ruelles vénitiennes, propulsée par l’Histoire masculine et histrionne au rang d’égérie antifasciste involontaire. Elle ronfle, dort en pyjama informe, n’arrive pas à nouer son corset de cuir, déchire de dépit ses collants noirs et se fait un tour de rein en transportant un coffre lourd comme un tombeau, dans lequel sa jeune et blanche amie ne rêve que de dormir, ou plutôt de veiller, Ligeia ludique, capable de s’en délivrer en pleine nuit par la grâce du mot de passe Pinastri prononcé à voix basse (l’appellation latine, amputée mais « raccord » avec les origines sudistes de l’actrice, désigne prosaïquement un Sphinx des pins ; l’usage du vocable évoque itou le magique « Sésame, ouvre-toi ! » d’Ali Baba et les Quarante Voleurs).

En elle bat véritablement le cœur du film, à l’unisson de ses hésitations (elle boit et reboit de l’eau, pour honorer les goûts de sa muse dessalée, autant que pour se donner du courage avant son entrée en scène, à l’instar de certaines chanteuses s’éclaircissant la voix grâce à des gorgées de miel), de sa mélancolie, de sa meilleure vieillesse, pour pasticher/contredire un titre célèbre de Pasolini, de sa solitude et de sa peur panique de se retrouver un jour seule, désaimée. « Laisse-moi devenir/L'ombre de ton ombre/L'ombre de ta main/L'ombre de ton chien » suppliait Brel dans Ne me quitte pas, tout amour-propre ravalé, toute honte bue, et une semblable désespérance affleure, ou explose, dans cette Cynthia en jupe stricte ou en larmes (Cassavetes voulait filmer des real people, notamment dans Love Streams), magistralement incarnée par Sidse Babett (Chiara, au rôle plus ingrat de manipulatrice sincère, convainc néanmoins, à l’exception d’un climax verbal à la Crash entre les draps immaculés du réveil, son visage ne possédant à aucun moment l’abandon bouleversant, dérisoire et miraculeux, d’une hardeuse en train de défaillir, sous la bouche ou la main, contractuelle et fidèle, d’une partenaire éphémère – deux papillons, énergiques et tendres, épinglés pour le plaisir et la contemplation du voyeurisme hétérosexuel : ainsi pourrait-on définir, de manière lapidaire et sommaire, l’iconographie girl/girl).  

Les petits synopsis prévisibles de la Miss soumise vont aussi prendre feu, rime inversée aux effusions salées de Cynthia, à son collant éventré dans la narcissique psyché sans pitié. Ce plan d’artificier, en mineur, semble exprimer l’envie du réalisateur de réduire en cendres la (trop) jolie maison de poupée, vaguement victorienne, élaborée pendant le reste du métrage, de mettre enfin le feu au cœur et au corps de ses femmes plus tièdes qu’ardentes, de brûler le film, suivant l’exemple de la pellicule incendiée, rongée par une lèpre matérielle et métaphysique, de Berberian Sound Studio. Tant pis pour les songes d’holocauste : il faudra se contenter d’une carte parfaitement cadrée, nulle flammèche ne venant embrasser le tapis brossé, ni le décor (et le décorum du rituel pseudo-SM), studieux et luxurieux, du manoir de pierre recouvert de lierre, perdu dans une végétation bruissante aperçue en scansions, avatars de la nature « vampirique » de Katalin Varga, alors transformée en terrain de jeu – et de retrouvailles – pour un rape and revenge roumain, lesté du gamin d’un viol (dans le contexte transalpin, Gilderoy détonait par son impuissance insulaire).     

Strickland saupoudre également son breuvage doux-amer d’un humour appréciable, déjà décelé dans son précédent effort, qui osait en vase clos et radio le mélange des tons, des genres et des nationalités. On sourit beaucoup devant The Duke of Burgundy, et particulièrement via le savoureux numéro de la fidèle Fatma Mohamed, affublée, pour l’occasion, d’une robe d’ébène à la Delphine Seyrig et d’une perruque blonde à la Marilyn, du meilleur effet de surprise saugrenu. Dans le rôle d’une ébéniste (The Carpenter, précise les cartons d’ouverture) très demandée dans les environs, proposant à Evelyn, après prise de mesures pince-sans-rire, un lit à tiroir apte à satisfaire ses penchants déviants, délicieusement nécrophiles, elle délivre une mémorable performance d’hilarité contenue, surtout lorsqu’elle se met en devoir d’expliquer à la mijaurée transie, avec force gestes de ses mains fines et obscènes, le fonctionnement de « toilettes humaines » hélas substituées, en raison du délai de fabrication et de la demande multiple, au lit-corbillard, initialement offert, pour son anniversaire, par la maternelle Cynthia.

Cette respiration dans l’exsangue récit, avec sa bienvenue absurdité apitoyée, confère au film un élan et un second degré qui amènent à s’interroger sur le sérieux affiché de la fable, sa dimension sarcastique plutôt qu’idéale. Dans le scénario originel, le monde extérieur existait, au sein duquel Cynthia exerçait le métier de coiffeuse, Evelyn celui d’actrice, parmi des hommes désormais abolis. Nous ne verrons jamais cet alternatif Duke of Burgundy, le réalisateur sacrifiant l’ancrage pragmatique de son voyage intérieur, au profit d’une abstraction et d’une généralisation risquées, quasi aliénantes (voire aliénées). Mais lui-même paraît éprouver le besoin de se renouveler, de respirer un peu d’air non vicié, puisque son prochain projet, encore au stade de l’écriture, devrait renouer avec la troupe de Katalin Varga déplacée dans le « vrai monde », pour un argument à base réaliste, mais volontiers privé de « message » : la chronique, tournée dans la « jovialité », de Roumains travaillant en Angleterre.









En guise de synthèse impressionniste à cet article très dissertant, avec ses deux doctes et impartiales parties, nous soumettons au lecteur – et à l’amicale lectrice, une femme selon notre cœur, qui nous permit de le visionner dans des conditions privilégiées et « customisées » – une mosaïque chronologique de moments, d’émotions, de significations, un montage-patchwork, purement personnel, d’images et de sons, qui constitueraient une reprise littéraire du carrelage élaboré à coup d’autocollants de la salle de bains (modestie du budget oblige !), un extrait, au sens floral et parfumé du mot, de l’essence de The Duke of Burgundy, sa trace imparfaite mais entêtante, inaboutie mais prometteuse, présente, pas encore effacée, dans notre mémoire réactive – munissez-vous de votre filet cinéphile : la chasse poétique aux papillons commence.

Une fantaisie intime et transgenre placée sous le signe culturellement féminin de l’eau, et ce dès le tout premier plan d’un ruisseau dans sa forêt automnale de conte de fées (sensation d’une imminence, le regard d’Evelyn porté à travers la cime des arbres vers un soleil caché, voilé)

« Dress and Lingerie » signés par la bien nommée Andrea Flesch, nous dit le générique, aussi vintage et léché que celui de The House of the Devil de Ti West

« Perfume by Je suis Gizella » (le ballet d’amour et de mort d’Adolphe Adam, sur un livret co-écrit par Gautier, avec ses Wilis, fiancées défuntes, à la fois nymphes, spectres et vampires revanchards ?) – Strickland rêve sans doute d’un cinéma en odorama, grisant et boisé 

Une faune grouillante et colorée d’insectes (probable écho de l’ouverture ironique de Blue Velvet et des légumes ambivalents de Berberian Sound Studio)

Des chansons aux paroles évanescentes, subtilement tressées à la trame du récit, qui traitent de retour et de rêve enfui, de gens changés, d’âge et d’amour sans réponse, de soleil ascendant et d’ombres, de fin de l’été, d’une chaîne dorée qui se rompt

Cynthia accueille Evelyn d’un glacial « Tu es en retard » et le spectateur, surtout anglophile, ne peut pas ne pas penser à la réplique du lapin, montre à la main et le souffle court, des Aventures d’Alice au pays des merveilles, similaire traversée du miroir

Une chatte noire et blanche partage seule leur intimité, autorisée à contempler les ébats délicats des femelles bipèdes et à occuper un bord de couche, avec la proverbiale discrétion de sa race  

Un microscope phallique et une machine à écrire moins libidineuse que celle du Festin nu, une perruque rousse détachée au lit et des planches de taxinomie, une bicyclette (pas celle de Régine Deforges, elle-même tribade dans ses livres et sa vie) et des bottes noires (motif intempestif de jalousie introduit dans le couple par Monica Swinn, en Lorna référentielle – pas celle des Dardenne, cependant ! – aux airs d’Amazone, surgie d’une bande commise par Marc Dorcel à la suite du prolétaire Franco) 

Cynthia derrière une fenêtre (celle de Deborah Kerr dans Les Innocents ?), Evelyn l’espionnant à travers un trou de serrure (celui de Norman Bates ou du Voyeur de Powell ?)

Des dessous multicolores et des bulles de savon qui éclatent doucement, danger assourdi de disparition futile menaçant le film

Des pupilles dilatées aux teintes brun et orange d’ailes de papillon (l’idoine duc du titre, auquel le cinéaste s’identifie avec espièglerie, reprenant à son compte l’aveu fameux de Flaubert dans la peau d’Emma) et un chandelier assorti d’un coffre, chipés au vestiaire des accessoires de la Hammer

Des conférences drolatiques à l’institut bientôt fermé pour l’hiver (Jack Torrance s’occupe de la chaudière), avec des sons d’insectes sidérant l’assemblée muette, parsemée de mannequins à la Kubrick, Bava ou issus du giallo, et des haut-parleurs gris nantis de je ne sais quelle patine teutonne

Un zoom avant vers le miroir où apparaît une source tremblante de lumière blanche (interprétée comme le soleil du début, miroité dans l’eau du ruisseau, revenu après le basculement émotionnel du film, ou comme la lumière du projecteur hypnotique dans Berberian Sound Studio), en réponse à la bouche d’ombre hugolienne à venir de l’entrejambes de Cynthia, puis un fondu sur la texture lynchienne du corps des papillons sous la lentille scientifique 

Durant les deux scènes d’amour, des effets de flou, de dédoublement et de gaze mordorée, un sein mais pas de langue, le cliché assumé, à la Playboy, d’un drap saisi, froissé (lavé par l’acariâtre voisine âgée, probable servante, elle-même prénommée Lorna ?), le tout baigné dans le plasma sonore d’un accompagnement de drone imité de Lynch

Une montage sequence, comme on dit outre-Atlantique, nous donne à voir le quotidien bucolique, humide et textuel des deux femmes : promenade à vélo et à deux en forêt, enchaînée à un cunnilingus nocturne reflété dans le miroir rond au-dessus du lit (moins concave que celui de Losey, plus allusif que celui de Brass) puis achevé en flou, tissé à une séance de lecture badine et inquiète sur un canapé grenat, l’ensemble soumis au regard impassible de leur félin mallarméen et manichéen par son pelage

La science un peu vaniteuse d’Evelyn, qui veut en remontrer à Cynthia, « étalée » en public (elle lève la main telle une écolière attardée ou perverse) et « recadrée » par le professeur (au féminin) baptisé Viridana – Peter se fait plaisir au moyen des patronymes, mais moins que Carpenter avec les siens

Une lecture silencieuse, en combinaison noire (Black Madonna dit la BO), de Cynthia assise sur le visage d’Evelyn, cette dernière attachée à un banc étroit (bondage bourgeois et réminiscence livresque de Miou-Miou, jadis Lectrice érectile chez Michel Deville)

Une piqûre de moustique oblige Evelyn à quitter son coffre chéri et sa « maman » intime à la fillette un « Va te coucher » (auprès d’elle) sans réplique, quand ce nouveau jeu épicé de claustrophobie et de liens aux poignets ne l’emballe guère, pour employer un euphémisme connoté

Le chant strident des criquets, écouté sur tourne-disque, au désespoir d’Evelyn les jugeant très laids

Une dispute d’amoureuses après un bain de soleil rendu nécessaire par plusieurs nuits de veille – pas de crème glacée mais la faiblesse d’une fontaine tarie et une robe blanche de première communiante assoupie

Un gâteau au chocolat, avec une unique bougie blanche au sommet, au goût amer pour celle qui ne le mange pas, le pied de sa patronne posé sur sa gorge, qu’elle dut faire elle-même, dans une vengeance « cruelle » consommée par le délice sucré savouré à la fourchette

Une chanson fredonnée parmi les blés, Evelyn vêtue de deuil, en présage de la fin de son amour

Une lanterne dans la nuit et un visage livide fardé à la Barbara Steele : Evelyn, Strickland, sa caméra pénétrante et le spectateur s’engouffrent dans L’Origine du monde, rêvée, fantasmée, imaginée les yeux grands ouverts, de ce monde utérin, végétal, buisson pas assez ardent selon nous : le point de vue échangé devient celui de Cynthia, tour de passe-passe identitaire et fantastique loin et proche de Mulholland Drive ; sa rêverie morbide, ponctuée par un squelette allongé, l’entraîne dans la forêt, ombre vêtue de noir à la Dreyer, découvrant sa chère et tendre dans le cercueil improvisé, la rejoignant dans la tombe, littéralement, celle-ci clairement scellée sur la bande-son, puis extraction de la matrice (narrative, diégétique) pour un retour au miroir avec Cynthia semblant contempler Evelyn aussi aveugle que l’amour et la justice, un bandeau noir sur les yeux, tandis que tout autour d’elle, filmé en macrophotographie, un essaim de papillons envahit le cadre, la conscience, le temps, avant la reprise de contrôle du régime et du flux des images, dans le calme austère d’une chambre de travail arrimée par le microscope    

L’institut ferme ses portes, les feuilles d’automne vont se couvrir de givre : fin d’une saison et d’un cycle, naturel et sentimental, aux accords d’un requiem qui rejoue les rassurantes habitudes sans plus y croire entièrement

Dans le cadre de la scène originelle reprise en coda vient la défaillance majeure, la ligne de dialogue tant de fois répétée, impossible à redire, à dire correctement – au creux de ce moment de vérité enfin advenu à la lueur du mélodrame, les deux femmes se parlent franchement pour la première fois, se rencontrent réellement après tout ce temps, dans un double aveu de fragilité, de confiance. Il existe plusieurs façons d’aimer, voici la leur, belle et grotesque, particulière et universelle, puérile et ancienne

Un répit solaire après la carte brûlée, un bonheur « simple » dans les champs, une étreinte qui ne doit plus rien prouver, n’obéir à personne, s’aligner sur un discours amoureux fragmenté, dictature de dentelles et de billets doux

« Tout va bien » assure Evelyn, à l’instar de la mère stellaire de Merrick, et retour de l’épilogue à la rivière, précédé par la lumière du ciel et des sentiments et du cinéma : même cadrage, même expression d’expectative – un film rêvé, qui sait, emporté par le courant du désir et du ruisseau, un papillon posé sur le doigt de la pythie guérie de son délire et de sa maladie d’amour (« C’est ce dont j’ai toujours rêvé. Être utilisée par toi. Tu m’appartiens, maintenant » confessait-elle en soliloque) 

Cynthia se prépare pour le cérémonial – le dernier, au carrefour des chemins ? L’ultime avant la cessation du cocon, l’imago si raffiné, protégé, maîtrisé, sur le point de se métamorphoser en film ouvert sur le monde, Strickland, extirpé de la chrysalide autarcique (tentation décuplée par la sinistre actualité), faisant sa mue dans le sillage problématique, régressif ou transcendé, de ses personnages ?

La réponse, forcément ouverte, ses propos suggérant un flash-back, peut-être pioché dans le proustien et vaporeux Il était une fois en Amérique, appartient au reflet indécis/déterminé (nous assumons l’oxymoron) de Cynthia, au ressenti de chacun et à l’avenir de la filmographie de notre cinéaste.






PS : les papillons figurent au générique (le Sphinx Pinastri en quatrième position en partant de la fin), leur « rôle » écrit en anglais, leur « identité » en latin, suivis par la description des enregistrements sonores des insectes, année couplée au matériel sonore, au preneur de son et au lieu de saisie ; Eugenia Caruso, « créditée » en Dr. Fraxini, joue en sus les The Scream ; Special Thanks à Hélène Cattet (aïe), François Cognard (un ex de Starfix), Bruno Forzani (ouille), Jesus Franco et la Strickland Familiy ; aucune blessure d’insectes ou de mammifères à déplorer : ouf, le spectateur rassuré peut quitter la salle ou éteindre son ordinateur…  
     

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