Révélations


Oublions la connaissance par les gouffres naguère prônée par Michaux : voici (re)venir le temps médiéval de la glose et de l’exégèse, appliquées cette fois au cinéma… 


Entre, entrez, invite l’arnaqueur au seuil des suppléments de la galette en plastique. Amène et polymorphe, il propose en toute bonne foi de dévoiler les dessous de l’œuvre, d’introduire dans le saint des saints de la fabrication, de convier à l’évocation de l’envers du spectacle, aussi spectaculaire, sinon davantage, que le film lui-même. Vous allez tout savoir et bien plus, vous ne regretterez pas l’édition collector ni le temps passé à lire l’ensemble des éclectiques bonus. Chapitrage, commentaire audio, bande originale séparée, featurettes, documentaires thématiques, interviews, analyses de spécialistes (redoutable espèce dont il faut se méfier), galeries d’images, cerise méta sur le gâteau du module caché, cernent le plat de résistance et de persistance (rétinienne) du making-of, pièce de choix propre à vous faire visiter toutes les pièces ou presque de la maison cinéma (mais pas celle de Daney). Union parfaite de l’offre et de la demande : l’omniprésence du segment révélateur répond à l’appétit contemporain de visiter les cuisines, d’assister aux coulisses, de soulever le tapis de pellicule ou d’octets. Le dogme de la transparence généralisée sévit ici aussi : montrez-nous ce que nous voulons enfin voir, le sein de Tartuffe et le tournage du blockbuster, les larmes de l’acteur et la chronologie de la production, le soir de la première et les versions alternatives du scénario. Le long métrage ne suffit pas, ne suffit jamais ; il convient de l’accompagner de morceaux de réalité histoire de relever le sorbet, de révéler la genèse et le work in progress, à la façon d’étais qui le soutiennent et justifient l’achat d’un produit aussi démodé, dès sa sortie facultative en salle, que n’importe quelle automobile neuve dévaluée par son départ du concessionnaire. Travailler moins et gagner plus ? Regarder encore et payer doublement !

Si les arts « primitifs » (ou « premiers », comme disent les amateurs de politiquement correct) se caractérisent par une innocence (de l’artiste, rousseauiste ou pas, inclus dans une communauté, en dialogue étendu avec le sacré) ; si le classicisme se targue de clarté, de mesure, de plénitude, d’équilibre propices à l’appréhension immédiate de l’artefact, à proximité du pouvoir de la cour et du bon goût discutable d’une époque prise de court (se vouloir à la mode revient également à viser l’éternité) ; si le baroque joue les sales gosses décoratifs, prend les chemins de traverse formalistes et revendique son exubérance, pavant la voie royale à l’autarcie apolitique et délicieusement décadente de l’art pour l’art, la modernité – entendre la sensibilité post-moderne – pratique la compréhension et la confection au carré, le recyclage moqueur et le cynisme serein (l’improbable notion de kitsch cristallisant les forces contraires en présence). La cinéphilie d’hier, volontiers nécrophile, avec son cortège de femmes mortes, de formes (silhouettes et langage) fantômes, cède sa place dans la salle obscure à un décryptage démocratique, chaque spectateur informé pareillement aux critiques, éduqué à l’insu de son plein gré par le robinet télévisuel officiant en permanence et depuis l’enfance (gardons un silence magnanime sur l’enseignement du « septième art » dans les établissements scolaires de France et de Navarre). À défaut de style, du discours, en substitut de beauté, de la réflexivité, au diable la nouveauté, vive le ressassement. Puisque le terme création ne sert plus qu’à désigner l’insipidité de la publicité[1] (Godard, pardonnons-lui, crut un moment que là se situaient les idées !) ou l’aimable remplissage de la fiction télévisée (les séries d’aujourd’hui : beaucoup de bruit pour rien, et bien peu shakespearien), pratiquons à profusion l’analyse et le décorticage des alliages narratifs, la mise en pièces de la trame audiovisuelle, l’examen à la loupe numérique des trésors restaurés dans une jeunesse faustienne (en demandaient-ils autant ? La réponse leur appartient).

Tout ceci, bel et bon, ne néglige qu’un détail, n’omet qu’un plan : le sens des productions artistiques – produits artisanaux et commerciaux, plaques très sensibles de la psyché individuelle, d’un système industriel et d’une civilisation ponctuelle – échappe toujours, in fine, au paratexte, au piratage (dans l’acception sémiologique et non plus technique du mot), à la profanation de l’interprétation (ceci vaut bien sûr pour les articles de ce blog, charité cinéphile bien ordonnée commençant proverbialement par soi-même, comme chacun sait). Les explications des cinéastes, des acteurs, des producteurs, trop rarement des scénaristes, monteurs, compositeurs, directeurs de la photographie et de tous les autres corps de métier de cette profession collective et interdépendante malgré la doxa auteuriste, ne constituent en définitive qu’un babillage parfois appréciable, souvent superfétatoire. Que vaut un film qui ne parle pas pour lui-même, qui livre avec paresse et mépris son mode d’emploi, qui se contrefiche de la complexité inconfortable du réel ? Quel crédit prêter à d’inlassables relectures de genres exsangues, à l’utilisation effrontée de schémas fictionnels hérités du pire théâtre bourgeois, à l’étalage d’une psychologie de pacotille et d’une assourdissante pyrotechnie ? Qui peut s’intéresser à de tels discours prémâchés, prévendus, dont les sociétés de production, par le biais d’une mention légale, persistent toutefois à se désolidariser, on ne sait jamais, une pointe de franchise et de personnalité risquant de s’y glisser ? Il nous paraît au contraire que le second disque (du DVD) devrait rajouter au mystère – oh, le vilain mot mystique ! – de l’expérience du spectateur, au cinéma ou chez soi, lui ouvrir des pistes de réflexion et non lui servir le pain rassis de l’autosatisfaction et de la dégoulinante concorde (l’atroce et cruelle famille des professionnels de la profession). Les moines, dans leur rumination de lectures et d’enluminures, possédaient l’excuse du règne religieux : les épiciers contemporains, sous couvert de transmission, de pédagogie – ah, le beau mot dévoyé –, de générosité intéressée, se limitent à un vil parasitisme, tandis que les silences de Resnais ou Lynch (par exemple) jouent pour eux et à aucun moment contre leurs films, ni notre plaisir d’exploration singulière et sauvagement ouverte.        




[1] On parle dans ce milieu de « créatifs » au service majestueux de l’annonceur, visant le « cœur de cible » d’un public sociologiquement – et donc avec des outils de fumiste – déterminé, classé, répertorié, contrôlé. En toute innocence, le corpus publicitaire voisine avec les laïus totalitaires (voire communautaires), le dit culte de la personnalité tels l’aboutissement suprême et la rencontre cohérente des deux expressions, superficiellement opposées en surface. 
   

Commentaires

  1. Georges Moustaki - Mendiants et orgueilleux [Audio - 1972]
    https://www.youtube.com/watch?v=jIU-em7BbhU
    https://www.youtube.com/watch?v=_D8HSDYd_go&t=85s

    Albert Cossery : Paris - Le Caire (1991)
    https://www.youtube.com/watch?v=ip74Zse1Crg

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