Les Sentiers de la gloire
Partenaires de jeu, partenaires sexuels, onze équipiers mais combien de
traîtres ?...
Tout au long de ses aventures, le
rusé Ulysse côtoie la rumeur aux mille bouches, avant de réduire définitivement
au silence les envahissants prétendants, son visage grimé, son arc bandé pour
un grand massacre qui dut plaire à Frank Miller, prélude à une resucée de sa
nuit de noces avec la patiente Pénélope, assurément torride mais gardée hors
des mots (comme on dit hors du champ) par l’hypothétique Homère : happy
end du long voyage entre souvenirs impérieux (de l’épouse, du fils) et oubli
lascif (Calypso mon amoureuse, Circé mon ennemie intime), porte d’entrée
poétique de l’épopée ouverte directement sur le mythe au-delà du littéraire, en
écho anachronique aux migrants d’aujourd’hui (en outre, agréables réminiscences
de Kirk Douglas en jupette italienne). Le guerrier nostalgique, on s’en
souvient, se joue cruellement du cyclope aveuglé par ses soins :
désormais, l’anonymat – masque risible de guérilleros adeptes des BD d’Alan
Moore – se voit court-circuité par le réseau numérique de la toile mondiale.
N’importe qui peut devenir quelqu’un, s’attribuer injustement son quart d’heure
(ou moins) de célébrité breveté par le mélancolique VRP Warhol, le selfie
remplaçant la rivière de Narcisse pour une relecture inoffensive de sa noyade
dans son reflet (se noyer dans le flux de notifications, disons), les hommes
légendaires cédant leur place aux joueurs de football, aux bimbos canadiennes,
aux starlettes de télé-réalité, aux patineuses haineuses.
Dans une société aussi poreuse, où
les espaces publics et privés s’interpénètrent au quotidien, où le linge sale,
sali et salissant se lave sur l’agora de la petite lucarne et les forums de
discussion, la chambre de l’intime devient un lieu de profanation triviale, un
espace de réunion (et de discussions) vraiment open à tous les vents
médiatiques et critiques. Les sex tapes de célébrités souvent dérisoires
adoptent bien sûr le langage autiste et le réalisme abstrait de la pornographie
séculaire, aussi âgée que le cinéma, antérieure à lui et probablement sa
survivante, avec axe unique, temps réel et mauvaise qualité technique. Ces
bandes si peu bandantes visent à dévoiler (déflorer ?) l’intimité de ceux
dans la lumière, leur part obscure enfin étalée au plein midi de la
sociabilité. Montre-moi comment tu baises et je te dirai qui tu es vraiment, et
je likerai ta page, et je te chambrerai dans les vestiaires, antichambre de la
camaraderie virile, à comparer sous la douche la longueur de son membre
hérité/partagé (la pudeur masculine se situe ailleurs, telle la vérité de
Mulder). Le mélodrame sentimental – faire confiance à ses ennemis mais se
garder de ses amis, avertissait à raison le patriarche mafieux de Coppola –
épouse la rapacité proverbiale, le chantage des fréquentations supplante
l’hymne national, le nerf de la guerre remplace la guerre tout court, antique
et chantée par un aède aveugle. Le tragi-comique de la situation malaxe un
brouet de connivences, d’images volées ou consenties, de droit à l’image et de
tartuferie journalistique, donnons au bon peuple sa soupe peu ragoûtante du
jour, histoire de ne pas faire naître en lui une faim terrible d’autres festins
plus révolutionnaires, d’aspirations moins puériles et scabreuses.
Le sexe filmé, écrit, vendu en
pouvoir dans les supposées libertaires années 70, se transforme en a(r)gent du
pouvoir (international), en virus commercial chargé de déplacer l’énergie noire
des foules insatisfaites (le désir repose sur la frustration, jamais sur
l’assouvissement, cf. le pavé drolatique et documentaire de Witkiewicz), tandis
que les sociétés-communautés théologiques (aux religions dévoyées en
fanatismes, hier et demain) substituent à l’orgasme, qu’elle condamnent ou
limitent à un paradis posthume, l’éjaculation du spectacle terroriste, aussi
monotone et convenu qu’un blue movie vintage. Abel et Caïn, Othello et Iago,
Scottie Ferguson et Gavin Elster, Mathieu et Karim : les couples virils se
passent très bien des femmes, réduites à des accessoires sans visage
individuel, à des stimuli pour la jalousie ou la nécrophilie, à des silhouettes
gisant déjà entre des draps mortuaires. L’anecdote du fait divers, ingénument,
expose le puritanisme congénital de l’érotisme, qui montre de trop loin, et de
la pornographie, qui montre de trop près. Le cul, le fric, l’ego, l’hubris de
grands enfants gentiment pervers, saisis la main dans le sac de leur
amateurisme moderne (la vidéo-surveillance, nouvel espéranto des voyeurs, au
risque d’y perdre son esprit ou son âme, comme chez Lynch ou Ringo Lam) ?
Oui, mais pas seulement, puisque la gloire, factice et dévaluée, s’achète à ce
prix, caractéristique traditionnelle des mauvais garçons perdus (à leur sortie
de prison, Peter Pan les emmènera vers Neverland), actes illicites tolérés par
la société en catharsis à peu de frais – cette piètre sexualité en miroir
ramène les idoles dans la sphère dépressive du spectateur, lui met sous les
yeux et les oreilles ce qu’il savait déjà dans son corps mortel et son cœur
brisé : le lit de vie équivaut à un lit de mort, l’extase jouxte le
lynchage, les latrines affleurent sous le tintamarre ludique du village global.
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