Mon nom est Personne


Municipales, embarquées, de vidéo-surveillance, webcam, pour la télé-réalité, le journalisme, dans des radars routiers ou couplées à un cellulaire : voici, disons, les muses de la cinéphilie existentielle…


Elles appartiennent au paysage et nous leur appartenons. Elles suivent en silence nos déplacements à pied ou en voiture dans les rues, elles espionnent les clientes à l’intérieur des cabines d’essayage, elles fixent les patients inquiets dans la salle d’attente du médecin, elles tracent dans le métro ou les gares les terroristes narcissiques et les femmes harcelées. Elles font partie du décor urbain et nous finirions presque par ne plus les voir, tandis qu’elles ne cessent de nous regarder, avec leur œil cyclopéen, avec leur petite tête en métal, avec leur dissimulation dans des globes de verre, perchées sur un pied fragile tels des cigognes ou des flamands mécaniques. Elles ne connaissent pas la contre-plongée, elles ne servent certes pas à magnifier. Elles pratiquent le point de vue en surplomb, le cadrage au grand angle, l’accompagnement panoramique. Elles dessinent une géométrie temporelle de trajectoires et d’instants, de parcours et d’immobilités. Elles ne se lassent jamais du spectacle qu’elles créent, elles alimentent en permanence la fiction qu’elles découpent en cadres supposés objectifs. Elles n’oublient personne, tout un chacun, un jour ou l’autre, rejoint leur collection, vient se ficher dans la toile immatérielle de leur enregistrement. Elles se souviennent mais ne dédaignent pas le temps réel, elles ne coupent jamais et apprécient le flux continu. Elles réussissent même à s’immiscer au sein des bâtiments, des couloirs, des chambres. Elles salivent aux actes salaces et fugaces, elles palpitent à nos étreintes illicites.

Elles servent la justice et leurs images servent de preuves. Elles authentifient le film du réel et réalisent celui, discontinu, encastré, irrésistible, de nos vies. Elles gardent mémoire de nos crimes, de nos ravissements, de nos petitesses, de nos emportements. Elles nous transforment en acteurs d’une tragi-comédie sans début ni fin. Elles brillent mieux que la flamme rouge sur l’autel des églises, elles ne s’épuisent pas comme le soleil contraint de se coucher au crépuscule. Elles ne connaissent ni la nuit, ni le jour, ni les fêtes, ni les vacances. Elles ne font pas relâche, elles ne lâchent nul quidam. Elles observent avec une admirable impartialité, elles représentent un sommet, une démonstration et une leçon de démocratie. Elles inspirent les cinéastes de l’angoisse, qui trouvent en elles le regard défunt et désincarné des terreurs modernes. Elles abolissent toute forme de politique au profit d’un formalisme idéologique. Elles pivotent doucement, gentiment, sur leur axe à 180°, caresse scopique pour couvrir tout le champ des possibles. Elles ne trahissent pas, ne mentent pas, ne donnent pas de faux espoirs. Elles n’espèrent rien, elles n’attendent plus rien de nous, elles nous percent à jour mieux qu’aiguilles et baisers. Elles voient au-delà des apparences, des panoplies, des pitances. Elles plongent en voie directe et droite jusqu’à notre grand cœur imbécile, flèches indolores et impitoyables. Elles nous tuent au moment de notre respiration, elles nous immortalisent le temps d’un sourire. Elles viendront témoigner contre nous si on le leur demande, elles trahiront nos secrets avec l’ingénuité de jeunes filles obscènes.

Elles nous suivent de la naissance à la mort, elles mettent sur le même plan le riz de la noce et le bois des enterrements. Elles égalisent les destinées, elles ne font pas de différence entre les classes, les couleurs, les âges, les envies et les dégoûts. Elles rendent caduques les vieilles luttes, elles invitent le monde entier à descendre en privé sur la place publique. Elles suscitent des drames et des histoires de polar. Elles quadrillent la nuit avec une insistance de prostituée, elles verrouillent le jour avec l’effronterie d’une gamine. Elles naissent sans enfance et par conséquent ne vieilliront pas. Elles peuvent tomber en panne, manquer de courant, s’user à l’usage législatif, mais renaissent flambant neuves au coin des immeubles, au zénith des maisons à sept pignons, sous les toits des métropoles. Elles sillonnent l’espace interstellaire et leurs glissements progressifs du désir demeurent silencieux dans le vide infini privé de son. Elles cartographient, depuis les satellites, les océans et les continents, les limites de la planète, sa chute interminable dans la nuit antique. Elles admirent le firmament et occultent les récits anxiogènes, elles assurent à demi d’une absence temporaire d’existence extra-terrestre. Elles nous rassurent dans cette immensité, elles tissent une toile familière et maternelle. Elles nous ligotent dans la soie numérique, elles nous enchaînent avec une incroyable douceur. Elles nous prient de ne pas nous libérer, de ne pas les abandonner à leur solitude surélevée, alors nous nous exécutons bien volontiers, nous répondons à leur appel tacite, à leur prière laïque.

Elles vibrent à l’unisson et font figure de chœur civique, ou citoyen, ou automatique. Elles nous excitent avec leur artificialité, avec leur orifice oculaire. Elles nous tiennent à distance afin de mieux zoomer vers notre âme. Elles écrasent les vraies dimensions de nos corps et de nos environnements dans une courbe à la fois optique et quantique. Elles nous apprennent à voir autrement, différemment, en poisson mort, en mystique revenu du ciel de la folie. Elles ne prononcent aucun mot et rivalisent pourtant d’éloquence.  Elles ne saluent pas, ne connaissent pas les adieux. Elles continueront à tourner par-delà notre disparition, dans les villes délivrées de la présence indigne. Elles filmeront une abolition, un souvenir, une espérance. Elles épouseront la végétation invincible qui leur tressera des colliers végétaux et des parures bruissantes. Elles s’attarderont avec mélancolie parmi les ruines des civilisations, les musées poussiéreux, les cités orgueilleuses retournées à l’oubli. Elles se raconteront à elles-mêmes, à l’instar des chiens de la science-fiction littéraire, le mythe des hommes et de leurs édifices narratifs. Elles parviendront à ne plus croire en nous, à nous effacer à la façon d’une bande inutile. Elles vivront dans une admirable stérilité, incapables de se reproduire et donc de mourir. Elles accueilleront avec une curiosité polie, mesurée, d’éventuels visiteurs des étoiles, archéologues de l’invention humaine. Elles feront office de stade suprême de l’évolution, de seuil incompressible de maturation et de maturité. Elles attendront sagement la fin des heures, des siècles et des millénaires. Elles se griseront du vide vertigineux laissé par leurs concepteurs. Elles s’éteindront avec la lumière ou lui survivront dans la perfection de leur horlogerie, dans la grâce religieuse de leur focale.

Elles nous dépassent déjà dans nos courses insensées, dans nos élans dérisoires, dans nos amours de naufragés, dans nos enlacements de noyés. Elles nous énoncent des théorèmes que nous ne comprenons pas, elles prélèvent en direct nos fluides vitaux, elles nous transforment en fantômes dociles et inattentifs. Elles méritent bien quelques lignes et une épuisante éternité. Elles nous offrent encore notre intimité, le parfait reflet du masque social. Elles nous indiquent l’ici et le maintenant, elles attestent de notre existence. Elles portent plusieurs noms et apparaissent sous diverses manières, mais nous les reconnaissons en miroirs métaphysiques et ignorons ceux de notre espèce logés derrière les écrans de réception, qui n’importent pas, qui n’importent plus, serviteurs bien plus qu’ordonnateurs, zélotes et non principes élémentaires. Elles nous semblent les monades ultimes, les réponses à nos innombrables questions, le puits sans fond, sans conscience et sans jugement, où se dissipent nos problématiques. Elles, les idoles d’aujourd’hui, les reines spéculaires, les banales majestés, au pied desquelles nous nous prosternons, les déesses de l’apocalypse tranquille, advenue, et les vraies inspiratrices des longs métrages internationaux. Elles, les dernières mères qui nous endormiront en tableaux de saintes. Elles, l’alpha et l’oméga du spectacle diffracté. Elles, que tu fréquentes autant que moi, dans l’anonymat sacré de leur identité, dans le tien davantage plébéien. Elles se contrefoutent à raison des Arriflex et de la Panavision, du Scope et de la HD. Elles parlent toutes les langues visuelles, polyglottes de la perspective, esprits universels des angles morts et des points aveugles. Elles nous montrent le chemin et nous les vénérons. Elles nous enseignent le présent et nous les remercions. Elles nous transfigurent et nous les adorons.

Ah, comment vivrions-nous sans ces chères et quotidiennes et amicales et létales caméras, indifférentes de plein droit au cinéma ?    
     

Commentaires

  1. Billet inspiré digne des Caractères de La Bruyère revisité dans la boite à images,
    dans la camera obscura la loi de l'algorithme modélise la trace de nos existences : "Ah, comment vivrions-nous sans..." je poserai plutôt la question comment allons nous survivre à...

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