Flashdance


De la musique, du chant, de la danse : métamorphoses éphémères de la Cité… 


Le mot flashmob ne possède pas de sexe mais reste invariable, nous apprend la grammaire – bien, nous nous coucherons moins bête grâce à cet anglicisme déjà un peu vieillot (la langue plus rapide que la lumière ? Presque, les connexions neuronales allant bon train, paraît-il), quasi passé de mode même dans le lexique adolescent, ses supposés locuteurs pourtant (un temps) friands de ce qu’il désigne (mais l’âge des découvertes s’accommode sans remords des abandons et des passions fugaces, suivant la poésie davantage que la psychologie). De quoi s’agit-il ? De se réunir, de s’activer de concert dans un lieu public et de préférence devant l’œil glacé/amusé des caméras de la TV du monde entier, de se répandre en vidéo « virale » sur les plateformes « de partage » et les réseaux « sociaux » ? Oui, mais pas seulement, pas uniquement, et par surprise politiquement (voir du méta partout : piège de la critique de cinéma ; apercevoir la polis à chaque coin de rue : péché de la cinéphilie marxiste). Sans le savoir, sans le vouloir, ces foules dynamiques en action (de groupe) renouent avec un genre assez délaissé de nos jours, devenu malléable matériau pour les très sérieuses (et souvent risibles) études universitaires baptisées génériques à l’américaine (lire un film via le prisme de son anatomie génitale et culturelle : onanisme des clercs dans le sillage du néo-féminisme étasunien). Nous parlons bien sûr de la comédie musicale, et plus particulièrement de celles prenant pour cadre l’espace municipal, de préférence solaire et maritime (Donen à New York, avec ses marins en permission et en goguette, ou Demy à Rochefort, avec sa troupe itinérante et ses passants colorés, Gene Kelly en mobile point commun).

La ville, la place publique, le port et ses quais, se prêtèrent naguère à de joyeux ballets qui réjouissaient l’œil, l’oreille et le cœur des cinéphiles mélomanes (d’autres, par opposition, prisaient les ténèbres claires de Cyd Charisse au bras de Fred Astaire dans le parc de Minnelli, mais nous ne voulons pas choisir, et les deux temporalités nous ravissent à égal effet). « Jacquot de Nantes » repeignit notoirement les rues au tracé militaire, les murs de maisons basses et les bouches d’incendie aux vives couleurs de son chassé-croisé ludique et mélancolique, de son inceste pastel irrigué par une indifférenciation identitaire en guise d’autoportrait (le Monsieur Dame de Piccoli comme l’aveu transparent d’une bisexualité qui semble encore poser problème à ses héritiers). Les baladins de Chakiris parvenaient à égayer brièvement cette petite comédie humaine jamais très loin de la tragédie (cf. le premier volet du diptyque sis sous la pluie à Cherbourg, dans l’ombre des « événements » d’Algérie et l’usure précipitée d’un couple de prolétaires) et l’on retrouve cette même volonté d’enchanter  (voire de réenchanter) « en chanté » le monde d’avant Mai 68 dans les manifestations musicales et dansées du présent sinistré. Bien plus que la gloriole et le nombre de « vues », ces artistes intempestifs recherchent l’ivresse de la communauté, de la réappropriation d’une « scène urbaine », au sens littéral de l’expression, de sa transcendance – son détournement, pour user d’un vocable moins religieusement connoté – par une chorégraphie à l’unisson, redéfinissant l’engagement et le collectif sous un angle avant tout physique et esthétique.

Danser ensemble, (se) délivrer (dans) un spectacle de poche aux dimensions spectaculaires (la masse impressionne toujours, surtout filmée en défilé, demandez à la dépouille de Leni R.), rompre la rigueur et l’austérité et la monotonie du quotidien (des actes, des vies, du paysage) par un numéro musical exécuté en harmonie, le sourire aux lèvres, ne représente rien d’autre qu’une forme dégradée – ou sublimée, diront les plus optimistes – de l’élan social, de la citoyenneté active et fière de ses réalisations, pacifiée dans une gestuelle rythmique en accord avec les singularités de chacun. Dans la sueur réside une satisfaction plus grande que dans le vote, dans les silhouettes en miroir un plaisir plus fort que la tenue de banderoles, dans le chant en chœur une immédiateté plus puissante que les promesses de la démocratie labellisée participative. Ici et maintenant, ces anonymes dansent leur vie, sous les yeux de tous et un peu partout en direct, événement unique répété en amont, relayé en aval par la toile immatérielle (le corps se déploie en avatar iconographique, délesté du poids sacré des icônes). Du divertissement, assurément, et la joie simple – médisent les esprits forts cependant peu agiles – de vivre, de respirer, d’évoluer d’un seul et enveloppant mouvement, mais en outre, sous le travail, la gaieté, la force d’attraction d’une orgie bienséante, le deuil de l’union idéologique après les grands massacres du vingtième siècle et la trace mélancolique d’une utopie festive et humaine, enfin advenue dans un pas de deux à plusieurs, une valse guère viennoise ou les simulacres robotiques : l’art et la gymnastique au service d’une certaine idée, non partisane et tout sauf agressive, de la communauté de figures, donc de destins.   
           

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