Je suis vivant ! : Mar adentro


Catalepsie singulière et terrorisme d’État, romance touristique et complot éternel : ce titre transalpin méconnu délaisse le rouge du gore pour dépeindre l’échec glaçant de la « lutte rouge » d’alors – en présage du monde meurtri et désenchanté d’aujourd’hui ?


Je suis vivant ! (1971) ou l’opus originel d’Aldo Lado et, surtout, le premier pan d’un triptyque cinématographique et politique, poursuivi par Chi l’ha vista morire? (1972), achevé avec Le Dernier Train de la nuit (1975). Dans une Prague sépulcrale, hantée par les fantômes de Kafka (clin d’œil local du titre alternatif Malastrana) et du Printemps avorté de Dubček, un journaliste entre la vie et la mort se remémore son enquête anxiogène sur d’inquiétantes disparitions de jeunes femmes, papillons (pris au filet du pouvoir) ou poupées (de cire, de verre, de son, de sang) collectionnés par une secte ploutocrate, vampirique et mélomane, qui parviendra in fine à le réduire au silence de façon cruelle et spectaculaire. Cette chronique métaphorique et marxiste d’une mort annoncée doit beaucoup à Poe (le corbeau de l’ouverture, volatile associé, on le sait, à l’illustre illustrateur d’enterré vivant et de magnétisé en sursis) et Buñuel, Jean Sorel, déjà invalide et non-voyant à la fin de Belle de jour, en lien évident avec l’univers onirique et frondeur de Don Luis, parmi un cul-de-jatte et un aveugle tout droit sortis de Los olvidados, un peu, également, à Une question de vie ou de mort des Archers et à Johnny s’en va-t’en guerre de Trumbo (1971 itou).

Moins d’humour, ici, même noir, plutôt une colère froide et un climat cauchemardesque, bien servis par la photographie très travaillée du grand Giuseppe Ruzzolini, collaborateur de Pasolini avec lequel Lado connut quelques frictions, une partition entêtante, dissonante et sentimentale de Morricone, sans négliger la « figuration intelligente » de Barbara Bac(c)h(anale) – elle finit dans un réfrigérateur, à l’instar de la victime sur l’affiche de Rage – et Ingrid (sulla strada) Thulin, rescapée de Bergman, pas encore enrôlée dans le bordel viscontien du Salon Kitty de Brass. Y voir un brouillon du Eyes Wide Shut de Kubrick paraît hâtif (on pense en outre au contemporain Orange mécanique, pour son spectateur contraint de regarder des « horreurs »), mais le vrai-faux giallo de Lado (pas d’arme blanche, à moins de considérer un scalpel comme tel, pas d’imperméable fétichiste, pas de psychopathologie individuelle ni d’assassinat traité de manière esthétique) s’inscrit de plein droit – et témoigne, quarante-cinq ans plus tard – dans le contexte des « années de plomb » italiennes (l’attentat de la piazza Fontana date du 12 décembre 1969, l’assassinat d’Aldo Moro du 9 mai 1978), avec la supposée collusion – ou probable  instrumentalisation, pour le moins – entre l’extrême gauche et la Démocratie chrétienne.

Certes, la fable sociale frise le manichéisme et sa lenteur délibérée, à l’unisson, disons, du Leone de Il était une fois dans l’Ouest, pourra décourager (surtout les fans de la franchise poussive Fast and Furious) ; Lado corrigera vite ces défauts mineurs par la suite dans les autres volets de son officieuse trilogie. Mâtiné d’inserts intempestifs et de flashes-back heuristiques, pratiquant le zoom arrière en rime formelle lors de l’incision cardiaque, Je suis vivant ! demeure cependant et ainsi un exemple exemplaire du cinéma dépressif, volontiers soupçonneux, de l’époque, auquel allaient s’abreuver, ou rejoindre par d’autres chemins, les cadors du Nouvel Hollywood.



Avec sa voix off implorante, ses révolutionnaires internés en hôpital psychiatrique (le Forman de Vol au-dessus d’un nid de coucou en embuscade), son savoureux restaurant indien, ses baisers « au goût de pomme » (jolie trouvaille érotique et lexicale), ses mannequins gazés, sa boîte de Tampax dans un sac à main (féminin, faut-il le préciser), son flic aux allures de gestapiste, ses tomates « souffrantes » et ses tableaux dits surréalistes (plutôt à ranger dans l’abstraction lyrique, mais passons), sa chambre de jouvencelle musicale en désordre et poussiéreuse, son aveugle clairvoyant (qui dit le Lang de M le maudit ?), son club satanique (beaucoup, et entre générations) 99 (ou en 69, à chacun ses vices), son train fatal aux vieillards jetés d’un pont, sa cabine téléphonique bleutée propre à titiller l’Argento d’Inferno, son chanteur des rues susurrant un air dédié aux lépidoptères, avec l’ami – solide et jovial Mario Adorf – trucidé enfoui dans une poubelle (Marilyn Chambers, toujours chez Cronenberg, aboutissait à une décharge, ce qui nous ramène aux gamins oubliés/sacrifiés de Buñuel), avec son suicide avorté qui anticipe celui de Gibson avalant son arme fatale, ses éminences grises issues des ténèbres bien avant les méchants en clair-obscur de Superman, sa morphine paralysante, son grand-prêtre chirurgien aux allures de Pinball Wizard (Elton John dans Tommy), aux lunettes géantes et à l’improbable coiffe en forme d’ailes de papillon, son lustre devenu roue de la Fortune et mauvais numéro tiré, son amphithéâtre de faculté de médecine, scène clinique d’un spectacle banal et crucial, avec le cri désynchronisé d’une muse impuissante et rejetée, au ralenti et avec un arrêt sur image à la Munch, en une coda placée sous le signe de la catastrophe enfin advenue (le cafard Gregor – notez le prénom du protagoniste : Gregory – finalement écrasé dans La Métamorphose), Je suis vivant ! diffuse en continu une angoisse existentielle réflexive de celle du spectateur, immobile et conscient de son « devenir cadavre », qui contemple, une fois encore, sa mort au miroir du « genre ».


Suppléments : devant la caméra de Bill Lustig et de ses comparses de Blue Underground, l’aimable Lado évoque avec précision et faconde – drolatique anecdote de l’orgie gérontophile ! – la genèse et le sens de La corta notte delle bambole di vetro ; on lira aussi, avec profit, ce long entretien, conduit en 2007 par Francis Barbier, où l’auteur dresse un panorama lucide, riche et vivant, de sa filmographie à redécouvrir…


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