Kaléidoscope (sans Hitchcock) II
Six années de ciné recensées sur FB…
- À propos de Nice (Jean Vigo, 1930)
Accompagné de Kaufman, Vigo invente
le point de vue vertical des séries US urbaines (ou du générique de Candyman
en mode Nicolas de Staël), présage les pantins de casino à la Demy. L’eau des
vagues devient un motif rythmique repris par les arroseurs de municipalité, les
garçons de café. En montage alterné, on s’active pour le carnaval, à l’opposé
de palmiers immobiles, pénis naturels dont prendre soin. Les luxueux hôtels
basculent dans l’ivresse des axes, la promenade embourgeoisée, malgré sa
mendiante, défile en travelling ou
prise en plongée. Un avion puis des bateaux sur l’eau, un match de tennis, une pétanque de prolos, des
autos : vive, placide, la ville se donne en spectacle, à l’instar de la (bonne)
société immortalisée, déshabillée. Anges = requins alors Vigo cadre des crocos,
des ruelles presque napolitaines. Le soleil incinère, des mecs jouent avec
leurs mains, on danse (en contre-plongée, au ralenti), on se balance (des
fleurs) mais rôdent la mort et la marine. Une vieille friquée, des cheminées,
des ouvriers hilares : carnavalesque bakhtinesque, vivant écho de Vigo.
- A Taste of Phobia (Collectif, 2017)
Au plus près du corps ? Essaie
encore. Ça sent son manque d’argent, son absence de style. 14 cinéastes et pas
une seule idée. Davantage que les indifférents, qui finiront quand même dans la
même fosse, que les bien-pensants, les méprisants, les spécialistes autarciques,
l’imagerie horrifique souffre de ses fanatiques, tics, tactiques. Et plus elle
entend être graphique, plus elle s’autodétruit en raison de sa propre ineptie.
Cette anthologie anglo-italienne le rappelle. Par pure charité cinéphile, on se
gardera de comparer ça au corpus de
Cronenberg ou aux atrocités/fécalité de Paso à Salò. Par objectivité
subjective, on évoquera des échos de La dolce vita du côté de Sofia,
salut de fellation en sus, de Simple mortel, proie d’effroi
spatial, pascalien, du cosmos mutique, de Creepshow, la copieuse performeuse
Roberta Gemma déguisée (rhabillée) en cuisinière cuite au four, avec poisson
parlant, trinité au moins supportable, sinon souriante. Pour le reste, RAS,
hormis un épilogue méta réactionnaire : la téléspectatrice esseulée succombe
sur son canapé à son reflet ensanglanté. En vérité, la violence à vide ne
provoquera le mimétisme, juste l’ennui. On sort ou s’endort…
- Alger la blanche (Cyril Collard, 1986)
Amours masculines franco-maghrébines
? Tellement mieux. Farid se suicide à la Anna Karénine. Sa sœur, promise à un «
porc », pleure par avance. Jean partira sans lui en Algérie. 1986 : Cyril
Collard tourne en famille une histoire familiale et hexagonale, un conte tendre
et violent sur les occasions manquées, l’incapacité à aimer. Son court primé à
Clermont, dédié à Pialat qu’il assista, se lit aujourd’hui en précipité d’une
époque, en annonce des Nuits fauves. Ali Baouche baigne
dans la mélancolie tandis que Frédéric Deban, pas encore pensionnaire de Sous
le soleil, dévoile un premier alter
ego. Dans Alger la blanche, on ne voit jamais la capitale idéale, on boit
de la Volvic après le coït, on frise la rixe à la Maurice, on casse
quelques glaces. Surtout, on ressent à chaque plan, à chaque réplique, l’envie
de saisir quelque chose de la ville, de la nuit, des êtres, des corps promis à
la mort et pourtant captivants de présence, d’immanence, d’innocence coupable.
Collard ne faisait pas du cinéma de cinéphile, du ciné estampillé LGBT, il
filmait du cynisme et de la sincérité, le deuil et le désir, deux départs en
miroir. En 2018, qui pour lui ressembler un peu ici ? Personne…
- Alice in Wonderland: An X-Rated Musical Fantasy (Bud Townsend, 1976)
Tu aimes les comédies musicales
libidinales ? Tu te préoccupes de pornographie estampillée culte ? Voilà qui te
ravira, en vérité, en VO non sous-titrée. Astucieuse et pas moqueuse
transposition de Lewis Carroll, cette Alice-ci se suit avec sympathie, pour son
actrice principale, au charme immédiat, pour ses chansons de saison, point à la
con, pour la bonne humeur générale d’une entreprise à succès, décorée ou
délestée des scènes sexuelles superficielles. Comme souvent, il s’agit du récit
subjectif, entre rêve et réalité, d’une éducation anatomique et sentimentale
tissée à l’air du temps permissif des seventies
: notre bibliothécaire romantique, un brin trop pudique, va découvrir les
délices ludiques du cunnilingus, de
l’onanisme, de la fellation, de l’inceste, du métissage, de l’homosexualité
masculine et du saphisme. Au terme de son odyssée ensommeillée, miroitée,
gentiment méta et mise en abyme, l’héroïne inventive conquiert un bonheur
conservateur. Fable adulte sur les pouvoirs de l’imagination, sur
l’émancipation, le métrage amuse, séduit assez.
- L’amour existe (Maurice Pialat, 1960)
L’ex-étudiant
en architecture cartographie sans une once de pitié, avec une sourde rage, la
cinégénique banlieue parisienne, ses bourgeois étroits, ses Arabes anonymes,
ses vieillards tenus à l’écart, ses immeubles imbuvables. Pialat se souvient de
Proust, de Franju, de Metropolis, de Rocco et ses frères, des
panzers. Il filme des trains sinistres, des foules tristes, avance vers une
école déserte, un gosse en pleurs privé de son, utilise les statistiques contre
le misérabilisme et renverse le geste d’une statue patriotique via un angle divers. Il énumère des
cinés fermés, il énonce un studio (de Méliès) détruit, il cadre en haut puis
sous l’eau une plongeuse à la Vigo. L’ennui des vies à vif s’unit à la
facticité de la publicité, les « coups donnés, reçus » paraissent
assommer, rendre falots, les 400 de Truffaut. La nature de peinture, la beauté
cachée, la misère dissimulée, tout ici démasque le mensonge hédoniste de la
société de consommation, deux ans avant Le Fanfaron, et prophétise la France
d’aujourd’hui, son air encore irrespirable, sa mélancolie dépourvue de Delerue.
Pialat, voilà.
- Anthropophagous (Joe D’Amato, 1980)
Supérieure à sa réputation
répugnante, voici la relecture assez intéressante d’un mythe antique. Pour
mémoire, Luigi Montefiori, cœur et cerveau de l’ouvrage, incarna déjà le
Minotaure du Satyricon de Fellini : ici, Thésée se nomme Andy et Ariane
s’appelle Julie, tandis que le village du générique figure un labyrinthe
immaculé, bientôt dépeuplé. Au centre de cette Grèce fantasmée se tient un
manoir gothique de giallo touristique, où la sœur du naufragé anthropophage se
pend illico, où l’orpheline aveugle
se fait dévorer le visage à travers le toit, souvenir/présage des trépas
davantage esthétiques de Suspiria et Ténèbres. Si le
contemporain Cannibal Holocaust optait pour une Amazonie méta, une
île-tombeau italienne suffira, placée sous un ciel constamment couvert,
agrémentée d’un tarot funeste (Carole en pythie entichée d’un séducteur bandé),
ponctuée d’un cimetière et de catacombes ad
hoc. Sans atteindre l’acmé macabre de Blue Holocaust, sorte de Poe hardcore, le titre lucratif, pas
approximatif, parvient à pousser jusqu’à ses limites ironiques l’oisiveté
condescendante de la « société des loisirs » et le cannibalisme sous-jacent de
sa consœur de consommation. Une fois englouti le fœtus de Serena Grandi, figuration rapide du calvaire de Sharon
Tate, l’ogre mutique ne peut que se manger lui-même, mutilé oméga.
- A.X.L.
(Oliver Daly, 2018)
Une romance d’adolescence, tout sauf déplaisante,
pour un premier (télé)film assez soigné, ne prenant jamais le spectateur, a priori juvénile, pour un imbécile.
Assorti de solides effets spéciaux, mécaniques et numériques, ce conte
d’éducation dédoublée dispose en sus d’un filigrane marxiste du meilleur aloi,
en tout cas pour moi. Il possède aussi un féminisme amoureux et militaire, qui
devrait plaire aux spectatrices rétives au statut de potiche. Outsider orphelin insulté de white trash, Latina bomba et fifille d’employée financée par charité intéressée
+ clébard électronique en maverick à
70 millions de dollars : joli trio d’Amérique cosmopolite et pacifiste,
combattant les Frankenstein à chiens de guerre et les connards sponsorisés, un
brin œdipiens, à joujou incendiaire. Un suicide désertique, des bourses
d’études cyniques, une survie de cyberespace, tout ceci ne saurait certes
suffire à faire du cinéma adulte, mais l’on se divertit, SPA ou pas, mais l’on
apprécie la modestie, la sincérité de l’entreprise, descendue par les
spécialistes. Un piètre opus ? Du
Netflix famille...
- La Belle Captive (Alain Robbe-Grillet, 1983)
« Marguerite Duras n’a pas écrit que
des conneries : elle en a aussi filmé » plaisantait Desproges pour apprivoiser
le Crabe ; ou Żuławski, à propos du Fort Saganne de Corneau, où il repéra
toutefois une certaine Sophie Marceau : « Ce cinéma-là ne m’intéresse pas ».
Tout cela pour avouer que l’on ne s’étendra pas sur cet opus arty, même sur un
lit (de soie, of course) en compagnie de Cyrielle imitant Marianne (d’après
Mandiargues), de Gabrielle jouant les vampires aryennes ou d’Arielle délivrant
déjà des vocalises. Au vu et au su des images et des analyses en ligne, le
citationnel chapelet de Robbe-Grillet – Magritte, Goethe, Schubert, Bogart, Ava
Gardner en Pandora, Schnitzler (avant la cérémonie secrète de Kubrick), Jean
Rollin, Dario Argento (plage ténébreuse), Preminger (tableau animé), Fulci
(énigmatique casque cérébral), Resnais, un peu, échos parmi d’autres –, tissé à
une esthétique très années 80 (Alekan se pend en se prenant pour Hilton
McConnico), à un érotisme hamiltonien so
chic (pas assez porno) et à un humour franchouillard (bouteille de Ricard au
bar, François Chaumette, la voix hexagonale de HAL 9000, et son crâne danois),
effraie pour de mauvaises raisons, ne se prête guère à être pris au sérieux.
Nous laisserons donc volontiers ce bazar onirique, apparemment sis aux
antipodes du cinéma et de la littérature, aux exégètes adeptes de la physique
quantique citant un Deleuze hypnotisé.
- Il bibestico domato (Castellano & Pipolo, 1980)
Comédie de classes à succès, portée
par l’excellent Adriano Celentano, bien éclairée par Alfio Contini,
collaborateur de Risi, Festa Campanile ou Antonioni, ponctuée par des effets de
montage d’un autre âge commis a contrario
par Antonio Siciliano, produite par les incontournables Cecchi Gori père &
fils, où la charmante Ornella Muti séduit et s’amuse juste avant de trouver
peut-être son plus beau rôle pour Bukowski selon Ferreri, où la méconnue Edith
Peters interprète une nounou dotée d’humour et de tendresse, n’en déplaise aux
sourcilleux VRP autoproclamés de la représentativité des supposées minorités,
où l’athlétique Milly Carlucci, partenaire de Ferrigno en Hercule de Cozzi, se
livre à du catfight à quatre pattes ;
outre renverser Shakespeare relu par Poggioli (La Mégère apprivoisée,
1942), se souvenir du lit motorisé du Grand Amour (Étaix, 1969), annoncer
la sportivité de Moretti (Palombella rossa, 1989), l’opus impersonnel et pourtant soigné du tandem Castellano & Pipolo
portraiture une « Femme des années 80/Mais femme jusqu’au bout des seins »,
comme le chantait naguère un Sardou transgenre, ainsi qu’un propriétaire
terrien parlant aux animaux, à la saint François d’Assise, préférant licencier
ses comptables épris de profit plutôt que des ouvriers à parenté, en joli
couple de ciné assez sincère et sexy.
- Blanche-Neige et le Chasseur (Rupert Saunders, 2012)
Subi ce produit anonyme depuis la
mort de l’héroïne ; un téléfilm onéreux et anodin, certes, mais dont la valeur
réside dans sa réflexivité : au-delà de la mise à jour politiquement correcte
du conte (maléfique car craintive), emballée dans l’imagerie contemporaine,
pseudo-féministe, de la femme d’action post-Lara
Croft – deux tares rédhibitoires –, on se trouve face à une fable très
hollywoodienne, qui dialectise les problématiques de l’âge, de la rivalité, du
sang neuf (rouge pomme), de la place, figurante et figurative, des hommes, au
cinéma ou ailleurs, du chômage (le sommeil des comédiens) et du triomphe de
l’esprit combattant, acte individuel métaphorisé en bataille (l’American dream épouse la volonté
inflexible de Leni Riefenstahl, triomphante dans d’autres ténèbres). L’usine à
(mauvais) rêves se regarde au miroir de sa puissance d’exploitation, dans tous
les sens du terme, et sa morale se résume à peu : le jeunisme sacre la reine
éphémère du jour, nouvelle Ève très peu mankiewiczienne, brune Jeanne selon
Besson poignardant sa mère symbolique (les adaptations X se délectent du tabou
saphique et incestueux, caressé par Demy, cinéaste œdipien) – l’épée remplace
le balais, signe des temps, mais aussi lexique psychanalytique à l’usage des
masses supposées illettrées des salles de l’Oncle Sam, moqué par Hitch dans
l’explication finale de Psychose –, la blonde marâtre aryenne
célébrée/diabolisée par cette industrie puritaine avec le film noir et son
érotisme létal. Charlize Theron, actrice au masochisme narcissique, ou
l’inverse (cf. son enlaidissement dans le bien nommé Monster, primé pour
cela), affronte la brune émancipée Kristen Stewart, amazone vierge en quête
d’une crédibilité ciné après ses frasques mormones placées itou sous le signe
de la chasteté (un comble en matière de vampirisme, autre genre adepte du
symbolisme phallique !) et gagne, dans sa solitude couronnée, le droit de
focaliser tous les regards de ses soupirants, sur l’écran et en dehors :
naissance d’une actrice, d’une idole spéculaire, parmi la hideur numérique des
effets spéciaux tressée à l’innocence spectaculaire des paysages naturels (ici
gît une autre guerre d’aujourd’hui, brillamment analysée par Baudrillard)…
- Bleeding Steel (Leo Zhang, 2017)
Mélodrame d’action irrigué par la
mélancolie de Jackie, les larmes de Chan, dont l’argument de SF physique, à
base de leucémie infantile, expérimentations militaires, transplantation et
transfusion, spiritualiste espionnant + voleur travesti, s’interprète en
moralité de modernité, métaphorise la question fondamentale du corps filmé, en
sus de réfléchir au passé à venir du cinéma de HK. En 1984, avec le succès que
l’on sait, Spielberg ressuscitait le serial,
temple maudit en écho au tombeau langien. Ici aussi, on arrache un cœur à vif,
mais le flic de JC, à l’avant-bras repoussé, échoue à (nous) faire ressentir le
pire, à savoir la perte d’un enfant, puisque le premier film se casse au bout
d’un quart d’heure, a priori réaliste, avant que le générique
en CGI, sorte d’ersatz du Voyage fantastique (Fleischer,
1966), n’ouvre sur un second, saupoudré de teen
movie et de comédie. Adieu au dolorisme notoire de la star, adios au pathos du monstre revanchard, le débutant Leo Zhang
privilégie l’efficacité aux dépens du lyrisme, en dépit d’une séquence de
baston assez spectaculaire, sise sur les toits d’un célèbre opéra australien
(la locale Tess Aubrich séduit en cousine de Famke Janssen, tourmenteuse
athlétique, sinon SM, du pauvre Bond-Brosnan). Bleeding Steel (2018) ne
saigne jamais, respire à peine, passe à côté du problème, dommage, ratage de
samedi soir…
- Body Love (Lasse Braun, 1977)
« Montre ta chatte au monsieur » après
qu’un matou mata deux félines en train de se faire du bien en hauteur puis
apesanteur. Un film de son temps, plus intéressant qu’excitant, cadré/éclairé
avec méticulosité. La BO mélodique et atmosphérique de Klaus Schulze confère à
l’ensemble un climat onirique davantage que priapique. Cette histoire de
défloration familiale, de fantasme vocal, d’amours ancillaires, d’esclavagisme
exotique et de journalisme gonzo
tient itou du plaidoyer pro domo gentiment méta. Tout tend vers une
partouze débutée en thérapie de groupe datée, acmé du film et utopie autarcique
de communisme sexuel où les genres, les corps, les couleurs, les classes, les
générations, les relations se mêlent à l’unisson, avant que les difficultés
économiques (le château prend l’eau) et la solitude ontologique (de chacun) ne
refassent surface durant une aube grise, un assoupissement aux allures de
gisant(s), dont seule émerge Martine, au prénom emprunté à l’héroïne de BD
transformiste, c’est-à-dire Catherine (Ringer), juvénile-gracile, amusante-captivante,
boucle bouclée de coda, arrêt sur image sur son visage au regard noir substitué
à sa souple silhouette à la barre. Avec ses limites évidentes, ses qualités
résistantes, le sage ouvrage ombrageux témoigne d’une sexualité jadis filmée
avec intégrité, complicité, beauté.
- Braddock America (Gabriella Kessler & Jean-Loïc Portron, 2014)
Documentaire scolaire et superficiel
semblant découvrir la cruauté « naturelle » du capitalisme ; les
témoignages-monologues face à la caméra HD se suivent et se ressemblent, tandis
qu’aujourd’hui se voit tissé à hier par le montage alterné (la publicité de
John Hillcoat pour Levi’s demeure une faramineuse démonstration de mensonge « mystique »
pastichant Terrence Malick) ; la classe ouvrière, une fois de plus, n’ira pas
au paradis (clin d’œil à Petri), alors on préfère renvoyer le cinéphile,
marxiste ou non, disons vers Cimino, Romero, Loach, Ford (dans les pas d’Agee
& Evans), Eisenstein, Chaplin ou même Cantet (celui de Ressources humaines)
; les survivants de « l’horreur économique », émouvants et drôles,
incarnations d’une autre Amérique familière (le revers de Chuck Norris dans Delta
Force, lui aussi nommé Braddock), méritent encore un (télé)film qui
ne se contente pas de dresser la nécrologie, attendue et convenue, d’une
aciérie en Pennsylvanie, à la fois symbole de l’ascension et de la chute de
l’empire américain, mais éclaire le spectateur sur le monde tel qu’il tourne
(mal) désormais, quitte à lui donner envie, par un langage cinématographique
épique (voire révolutionnaire) ou lyrique ou sarcastique (cf. les
références supra), de vivre mieux
(plus décemment, réclamait Moretti dans Journal intime), ici et ailleurs,
maintenant et sans attendre d’improbables lendemains qui (dé)chantent…
- Ça (Andrés Muschietti, 2017)
Que ce téléfilm de luxe, voire de
parvenu(s), Scope inclus, suscita un tel brouhaha auprès des supposés
spécialistes et des novices amnésiques sidère, ne rassure guère sur la santé de
l’horreur américaine contemporaine. Tout, ici, sonne en effet téléphoné,
réchauffé, préfilmé. La transposition télévisée de Tommy Lee Wallace &
Lawrence D. Cohen, le scénariste de Carrie, se caractérisait au moins
par une modestie sentimentale assumée (Rob Reiner sut préserver l’humour et la
mélancolie de Stand by Me), tandis que le trio de scénaristes commet un
modèle d’adaptation à la con, plombée par un esprit de sérieux aussi pluvieux
que le prologue express, en outre
alourdie par une linéarité puérile, double acception, à rebours des allers
retours dialectiques du volumineux roman résilient, auquel le Friedkin de La
Nurse adressa en son temps un salut presque subliminal. Ça se fantasme
en fable sur la fin de l’enfance mais vire vite à un avatar des Goonies
dans les égouts, sans gang bang innocent durant les années 50.
Quant au fils convulsif et hydrocéphale de Stellan Skarsgård, il ferait passer
Tim Curry pour un modèle bressonien. Inoffensive et interminable, impersonnelle
et pasteurisée, la clownerie coûta, récolta, King se déclara encore conquis,
tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes horribles – réellement,
les enfants ?
- Chameleons (John Leslie, 1992)
Bien épaulé par le DP Jack Remy, par
le compositeur Bill Heid, par l’incandescente Ashlyn Gere et l’envoûtante
Deidre Holland, par un Rocco Siffredi jouant-jouissant, John Leslie, ici
scénariste, réalisateur, monteur, producteur, ne se soucie de gynécologie, Dieu
merci. Il raconte une histoire, il donne à voir et à entendre des personnages,
des situations, des émotions. Film noir et film fantastique, film d’amour puis
de désamour, Chameleons (1992) réussit remarquablement où échouait le piètre
Les
Prédateurs (Tony Scott, 1983). Rien de publicitaire ni de désincarné
dans ce ballet de trio en huis clos, au contraire : le cinéaste dirige un drame
de chambre sur le désir et la compulsion, sur la survie et la mort. Piégés par
leurs pouvoirs, les protagonistes presque vampiriques s’épuisent à portraiturer
des profanateurs de sépultures épris de luxure existentielle. Adulte, élégante,
mélancolique plutôt que lubrique, l’œuvre déploie une constante intelligence du
cinéma et se hisse aussitôt au-dessus du tout-venant désolant de l’imagerie
masturbatoire. Miroir surcadrant ou raccord identitaire, sueur de statues ou
instrumentalisation de classes, l’ancien acteur cartographie l’Amérique en
outre-tombe et transforme le marivaudage en outrage. Ce que peut apporter le X
au cinéphile ? Plusieurs réponses résident en ce recommandable sommet.
- Dark Touch (Marina
de Van, 2013)
Encore une émule de Catherine
Breillat, formée par Ozon, qui voudrait bien s’inscrire dans un courant
qualifié par certains critiques de New
French Extremity… Le corps, notamment violenté (par la vie elle-même, pas
seulement par des parents « tortionnaires », toujours coupables, si
l’on en croit ce farceur de Freud), constitue l’une des fondations du cinéma
d’horreur (body horror, en effet,
comme on dit pour Cronenberg) ; le fait que la presse « spécialisée »
ou non – tous ces titres bien connus en carré d’as de la cinéphilie « officielle »
et « politiquement correcte » – semble commencer à le découvrir avec
ce tout petit film, désavoué par les « fans » du genre (parfois tout
aussi « myopes », hélas), laisse songeur. Quant à Carrie
au bal du diable, bouleversant portrait de (jeune) femme qui renverse
l’héritage puritain de la sorcellerie américaine (du côté de Salem ou
d’ailleurs), l’associer à cet opus
pour en faire un film de vengeance avec un personnage « moins complexe »
paraît pour le moins réducteur. Quitte à se faire du mal, on conseille le remake TV avec la poignante Angela
Bettis, qui ne démérite pas auprès de l’inoubliable Sissy (impératrice)…
- Dernière séance (Laurent Achard, 2011)
Son ciné va fermer : vénère, Sylvain
s’en va le soir renvoyer ad patres
des gonzesses esseulées (de trottoir, au hasard). Ce film mortifère affiche un
freudisme affreux (gare aux mères cinéphiles, à leur pendant d’accessoire, à
leur placard de chiard) et s’affole sur French Cancan + Femmes
Femmes. Frédérique Moreau écrivit le modeste Cortex, Sabine Lancelin
éclaira La Captive (clin d’œil de fronton, bon). Noël Simsolo commet un
caméo (bras cassé par sa bibliothèque) et Pascal Cervo rejoue Le
Voyeur ou La Vie passionnée de Vincent van Gogh (oreille pareille).
Laurent Achard, ni Bresson ni Argento, ne pénètre jamais dans celui (de
cerveau, suivez, please) de son
pantin (pardon, tueur en série), étire un argument indigent durant 77 minutes,
fait de Karole Rocher le foyer (sonore, souffle de four en sus) du méta mélo gore, la sainte suicidaire d’une
chapelle funéraire et scopique (pléonasme). La rencontre avec une comédienne
(débutante) éprise de Racine n’y changera rien, le programmateur poignardera
son propriétaire voulant vendre la salle plus rentable, bientôt magasin,
putain. À la fin, il tend la main, veut pénétrer l’écran, en écho à Berberian
Sound Studio. On le laisse volontiers à sa solitude anémiée,
exsangue, répétitive, stérile, infantile.
- Dragon Blade (Daniel Lee Yan-kong, 2015)
Ce Kingdom of Heaven sis sur
la route de la soie donne l’impression de subir, durant deux heures
interminables, un gigantesque et rococo jeu vidéo, dans lequel « choc de
civilisations », œcuménisme pacifique et hymnes nationaux à l’unisson
s’entremêlent en insipide brouet, maladroitement ponctué d’affrontements filmés
par un analphabète de la caméra (en l’occurrence, Daniel Lee, jadis renommé
pour son Black Mask avec Jet Li). Non seulement on ne réalise pas un
(très) long métrage avec de bonnes intentions « internationalistes »,
mais en outre on verse avec allégresse dans le ridicule en raison d’un trio
très improbable (Jackie Chan, le Hun polyglotte façon Jean Jaurès ; John
Cusack, légionnaire romain protecteur d’un petit empereur aveugle, qui finira
comme Œdipe ; Adrien Brody, en roue libre vampirique, suçotant du sang de
cabotin). Si le Scott vaut à peine mieux, préférons à cette piètre relecture
pseudo-épique une autre Blade, celle, au hasard, du rageur
et adulte Tsui Hark…
- Eyes Wide
Shut (Stanley Kubrick, 1999)
« Adepte » paraîtrait un
grand mot, même idoine pour un film figurant une société secrète (une secte,
pour parler crûment), mais l’hypothèse de L. Vachaud, qui signa aussi un
excellent livre d’entretiens avec De Palma, séduit par son parfum d’exégèse, de
glose, d’interprétation (rayez la mention inutile selon votre croyance).
Clarifions les choses (de la vie et du cinéma) : la théorie du complot arrange
tout le monde – enfin un vrai coupable, pour rester dans le contexte
hitchcockien – mais ne résiste pas à l’épreuve du réel, davantage porté vers le
chaos généralisé (pas seulement économique) et, pour nous, l’entropie ; ni
Brian ni David (Cronenberg) n’accordent crédit, dans la « vraie vie »,
à ce ressort scénaristique, quand bien même ils s’en servent sans honte pour
leurs films. Devant quelques titres, œuvres ouvertes au sens d’Eco, le
spectateur mène l’enquête, mais le pire téléfilm sollicite, parfois à un niveau
inconscient, ses facultés cognitives, par le simple fait de l’abstraction du
langage audiovisuel et du montage. Pour le dire autrement, avec Tarkovski,
Kubrick ou Lynch, véritables visionnaires, il devient le co-auteur du film, à
l’opposé d’un Hitchcock (faut-il vraiment prendre au sérieux sa « direction
de spectateur » et sa méthodologie explicative transmise à saint Truffaut,
volontaire dévot ? On peut en douter).
- Foxcatcher (Bennett Miller, 2014)
Après Truman Capote, il
s’agirait encore d’un film sur le « regard aveugle », oxymoron pour
tout cinéaste, mais Lang (M le maudit) ou Powell (Le
Voyeur) nous démontraient déjà la clairvoyance des handicapés de la
vue, espèce pourtant honnie par Buñuel (Los olvidados), puisque la vérité,
comme le soleil, ne saurait se voir en face ; Lucas, en son temps, voulut aussi
redonner de l’espoir à son pays et inventa donc le western galactique ; sur le bestiaire, on se souvient encore de
Robert De Niro chassant un cerf très symbolique pour Cimino, dans un film
réalisé à la fin des années 70, à l’aube des années Reagan, justement, qui
sonnait telle une élégie – une pastorale, dirait Philip Roth – américaine
(malgré le contre-sens critique) ; un dernier point, davantage littéraire : le
Roman de Renart peut se lire comme une charge satirique et bourgeoise de clercs
à l’encontre des classes seigneuriale ou populaire, avec l’ambiguïté du goupil
dominant/haï, dominé/envié ; même ambivalence dans le cinéma crypto-marxiste
hollywoodien ou indie contemporain,
bien loin, dans sa retenue et ses atmosphères (pour parler telle Arletty), des
outrances filmées en temps réel par De Palma dans son opéra (de la violence)
dédié au Balafré, incarnation bigger than
life du rêve américain dévoyé, de l’American
way of life poussé dans ses sanglants retranchements, et vrai père
symbolique, in fine, de tous ces
épigones d’aujourd’hui, ressuscités par le retour vers le futur qu’autorise le
septième art (funéraire)…
- Gente del Po (Michelangelo Antonioni, 1947)
Pendant puis au sortir de la guerre,
Antonioni filme la misère sèchement, remarquablement, avec commentaire au
féminin ou point. À travers son regard aristocratique, Rome ou les rives du Pô
perdent tout caractère muséal ou pittoresque, deviennent de vrais décors
fantomatiques ou solaires où respirent des vies d’invisibles, de muets, de
silhouettes indistinctes auxquelles le cinéma, d’habitude, ne prête pas
attention, quel pauvre con. Contrairement à ses contemporains De Sica,
Rossellini ou Visconti, le Ferrarais délaisse le moindre soupçon de mélodrame
ou d’érotisme ethnographique pour capturer quelque chose d’une réalité
débarrassée de pathos et d’hyperbole. Dans ces deux documentaires admirables,
la fiction s’immisce au détour d’un plan, d’un mouvement (de caméra), d’une
situation de narration. Jamais condescendant, bien-pensant, esthétisant, le
cinéaste débutant cède l’humanisme aux amateurs de missels et l’humanitaire aux
raffoleurs de frontières. Présence du paysage, de l’architecture, BO
mélancolique ou ironique, soupe populaire, ruines touristiques, masque
grotesque, décharge peuplée de porcs, graffiti de Garibaldi, affiches de films
abîmées sur les murs, péniches à la Vigo, couples à vélo au bord de l’eau,
marmot malade, tempête sur des huttes, inondation de saison : du passé
survivant.
- Horror and
Hamsters (April Campbell & Randy Smith, 2018)
Compilation canadienne de courts
horrifiques-comiques alternés avec la douceur de rongeurs blagueurs. Creepshow
+ SPA à Ottawa, pourquoi pas ? Hélas, en dépit du soin de l’ensemble, de la
sympathie suscitée par sa modestie, tout ceci s’avère vite bien vide et très
recyclé, puisque la majorité des sketches
unis ici sans souci de liaison figure déjà en ligne. Bande-annonce à la Sam
Raimi période forestière, jeu TV démoniaque, barmaid psychopathe, Halloween écarlate, épouse trompée
impitoyable, zombie esseulée versus ivrogne décérébré, famille de
loups-garous contre gigolo lexico, infanticide paternel sur fond de télépathie
dictatoriale et de caméo christique drolatique : le compatriote Cronenberg
demeure sans descendance, tant pis. Moins mauvais ou plus réussi que le reste,
et encore, La Grosse Mort, intitulé
en français, s’il vous plaît, ébauche une esquisse de réflexion sociale sur les
rencontres létales des réseaux spécialisés, incube et succube à la clé, topless et haut des fesses inclus.
L’amour, la mort, le sexe, le gore,
vieux couples relookés par les « genres ».
- Hôtel des Invalides + La Première Nuit (Georges Franju, 1951 + 1958)
« La légende a ses héros. La guerre a
ses victimes » : Franju filme déjà/encore des morts, des armures à la Mario
Bava, des visages dépourvus d’yeux, des fidèles défigurés, des ombres de
touristes. Dans ce film muséal et mortifère, mélancolique et en colère, le
cinéaste ne dénonce rien, marotte moderne, il expose sans pathos l’inanité
létale des « boucheries héroïques » hexagonales, il confronte le flirt aux chiffres, les gosses aux
guides, la coquetterie aux tranchées. Maurice Jarre signe une partition à
l’unisson, inquiétante et grinçante. Avec une ironie précise, avec un sentiment
de gâchis constant, le réalisateur renverse en douceur les
statues/tombeaux/drapeaux, immortalise des oiseaux, pas que des colombes,
enregistre un champignon nucléaire à la Kubrick et une chorale de marmots.
Michel Simon commente en voix off la
visite cinématographique et foncièrement pacifique.
Neuf ans avant Le Samouraï, Franju prend le métro, sans y croiser Zazie ni les
nazis de Truffaut. Comme chez Melville, mutique et en couleurs, le transport
parisien se métamorphose en royaume des morts, ici en noir et blanc, en muet
éloquent. Ce grand petit film lyrique, très troublant et profondément poignant,
ne se contente pas de relire les Lumière, d’investir un décor méta et
matriciel, de poser les fondations réalistes et fantastiques de la filmographie
à venir, notamment la blonde obsession angélique-terrible des Yeux
sans visage : il parvient, en un quart d’heure à peine, avec quand même
le concours de Marianne Oswald, Remo Forlani, Eugen Schuftan, Georges Delerue
et Henri Colpi, à saisir quelque chose de l’enfance, de l’errance, du mystère
des amours mortes aussitôt nées, du temps partagé puis séparé.
- Ingrid
Bergman: In Her Own Words (Stig Björkman, 2015)
Très discutable mise en récit de
l’intime à l’heure du storytelling
généralisé, alors que l’intéressée s’irritait, à raison, de
l’exposition-punition de sa vie privée au temps de ses amours avec Roberto
Rossellini. Si elle révèle son talent de diariste, cette interminable
vraie-fausse autobiographie commise par un spécialiste de Bergman, Ingmar, pas
Ingrid, ne dit absolument rien de l’actrice, de son métier, de son talent, de
sa sensualité, de l’intensité de sa présence si suédoise. Relégués à
l’arrière-plan, les titres, les rôles, les méthodes de travail et les enjeux
professionnels, symboliques, d’une vie se voient minorés, réduits à
l’accessoire d’un CV censé nous rendre la star
plus proche, familière via ses films
de famille. Quant à Isabella, Pia, Liv, Sigourney, elles font de la figuration
figée, éphémère, en contrepoint du lyrisme répétitif de Michael Nyman.
Demeurent le visage et la voix de « Mademoiselle Bergman », tellement
attirants, éloquents, réduisant à néant l’entreprise psychologique,
apologétique, outrageusement sentimentale. Au lieu de subir ceci, revisitez sa
filmographie.
- L’Insolent (Jean-Claude Roy, 1973)
Derrière la caméra, personne, à part
un réalisateur de X hexagonal pendant les années 70 ; devant, Philippe Clay,
Robert Dalban, Georges Géret, André Pousse et bien sûr Henry Silva, solide
acteur cosmopolite qui s’évade, se venge, met en scène un casse, se fait
doubler, sourit, embrasse, manie l’explosif, avant de succomber à une grenade. Sinon,
l’opus transparent, assez amusant,
même involontairement, implique quelques flics à la périphérie, des pieds
nickelés recrutés, des acrobates de fête foraine motorisés, des danseuses de
casino en maillots et même un caméo de Katia Tchenko. « Les temps sont durs
mais l’outillage reste » affirme l’ami barman,
réplique à la Audiard pour polar de samedi soir. Tout ceci, presque rien,
rappelle en mineur Le Soleil des voyous (Jean Delannoy, 1967), mariage de la carpe
et du lapin, plutôt de Robert Stack & Jean Gabin. En 1973, le cinéma
français indépendant, autoproduit, essaie de greffer un corps étranger,
américain, sur une mythologie à domicile rassie, épuisée, peuplée de truands
âgés, de petits capitalistes installés, cependant attirés par l’étranger, le danger.
Si des échos très assourdis de Bresson & Becker traverse l’ouvrage
d’enfantillages, la plaisanterie désargentée, plombée au propre, au figuré, se
dissout d’elle-même en fondu au blanc final, conclusion de fusillade cacochyme.
- Ligne de crédit (Salomé Alexi, 2014)
Co-production inédite, en forme de
comédie dramatique, de drame drolatique, sur la dégringolade programmée d’une
tribu au bout du rouleau, de laris, monnaie locale. On s’endette donc en série,
durant une série de saynètes aux tons pastel, à la frontalité distanciée, aux
perspectives ne menant nulle part, sinon à l’expulsion en réunion in extremis, conduite par la cohorte des
huissiers de justice. Pas de gros plans, quelques travellings, une poignée de plans-séquences, deux ou trois
surcadrages d’aquarium, comme si les
combines de l’héroïne se déroulaient en autarcie, celle-ci insensible à la
sensualité du quartier, à la sienne, faussement sereine. Réduits à la
périphérie du récit, les hommes chantent puis déchantent, bénissent ou
trahissent, de père en fils. Salomé Alexi, cinéaste-scénariste-monteuse
économe, francophone, jadis formée à la Fémis, s’amuse en douce, esquisse avec
discrète malice une ruine métonymique, nationale. Tout ceci, estimable, assez
agréable, ne passionne hélas jamais, passe presque à côté du sujet. Créditons
le ton, débitons l’émotion…
- The Lodger (Alfred Hitchcock, 1927)
Quelques pistes pour les démêler : le
triangle en figuré-clé de la filmographie, amoureux (une femme/deux hommes, un
homme/deux femmes), sexuel (puritanisme « anglais » retrouvé chez
Powell et son Voyeur, 1960, Roeg et son Enquête sur une passion, 1980), méta
(la caméra en troisième partenaire du baiser, le spectateur en troisième larron
du quatrième mur) ; Kubrick, dans son testament funèbre et « crypté »,
en fera volontairement un usage maçonnique. Maître du son formé au muet (comme
Lang & Duvivier, autres pratiquants d’expressionnisme), Hitchcock parvient
à faire entendre les bruits de pas du voisin du dessus grâce au plafond
transparent d’un plan célèbre. Dans La Corde raide (notons la
ressemblance jusque dans le titre), Eastwood, qui réalisa officieusement le
film, associe son assassin et son flic tout aussi « pervers » avec
une simple coupe sur une paire de baskets identiques ; cf. aussi Sudden
Impact, relecture de Pas de printemps pour Marnie. Archéologie
matricielle : tout se trouve déjà dans Champagne et Le Masque de cuir, essais
contemporains du locataire (en présage de celui de Polanski ?), admirables
tours de force visuels desservis ou anoblis par leur caractère de mélodrame
(autre constante du cinéaste). Sorti en 1972, comme un certain Gorge
profonde, Frenzy – dans une scène à juste titre célébrée, la caméra,
sans steadicam, s’éloigne d’un
appartement, traverse un couloir et gagne la rue dans sa rumeur inconsciente,
indifférente – dissipera tous les doutes sur l’activité de l’hôte criminel en
métonymie de la décennie à venir : tuer salement, manger salement, baiser
salement… Regardons encore les croquis de Lang, avec l’emplacement maniaque de
chaque caméra, la figuration, au degré près, de chaque axe : oui, un certain
cinéma – pas celui de Cassavetes ou de Pialat, cependant tout aussi admirable –
relève de la géométrie, voire de l’algèbre.
- Lucía y el
sexo (Julio Medem, 2001)
On espérait du sexe solaire à la
Brass, on découvre un psychodrame insulaire surexposé. Souvent visuellement
vilain, coulé par un scénario assez risible, un casting réduit à la simulation (sexuelle) de pantins translucides,
le métrage interminable se voudrait une sensorielle réflexion sur la passion,
la création (littéraire), le pardon (donc la culpabilité dépassée). Hélas pour
le spectateur détrompé, ce romanesque en mode Almodóvar hétéro se caractérise
en définitive par son puritanisme – non, ma fille, tu ne te masturberas pas devant
le blue movie madrilène de ta maman,
tu ne coucheras pas avec son amant, ton soupirant de banc, au risque de
provoquer un infanticide au canidé – et sa vanité, double sens. Justement
oublié dix-sept ans après, le réalisateur construit son naufrage autour de
trois motifs facilement freudiens : la lune, le trou, le phare et s’égare du
côté publicitaire, puéril, d’un Jeunet, lui-même vendeur de bonheur imbuvable,
à évacuer. Au lieu de l’Alice de Lewis, autre tombée célèbre, revoici Amélie
privée de son poulain, pourvue d’un étalon à la con. À la fin, tout le monde se
retrouve mais fi d’orgie, la jolie vie reprend son cours, le rescapé écrit
toujours et le générique, pas si irréversible, défile à l’envers. Hijo de la
Luna, chantait Ana Torroja ; le cinéphile mélomane sauvera la bonne BO
d’Alberto solo sans Pedro.
- La Mélodie du bonheur (Robert Wise, 1965)
Sa maison s’élève au sommet d’une
colline ; il faut de « bonnes jambes » pour y grimper. Arrivé là-haut, le panorama se déploie : vallée en V lovée
entre des monts arrondis, blêmes le matin, rosés le soir (le bleu du ciel tel
celui de ses yeux). Un paysage à son image, féminin dans ses courbes, ses
silences, son isolement. On nous dit « taiseux ». On ne se trompe pas. Nous
laissons à d’autres le soin usant de parler – rareté de la parole, surtout
donnée, comme le pain tranché sur la table centenaire, comme la précieuse
lumière d’hiver, qui nous réconcilie avec le monde, notre monde. Ne venez point
ici le cœur conquérant ni la gueule grande. Nos vies se conduisent à voix
basse, dans peu d’espace et dénuées de rêves, bienheureuses dans l’indifférence
des horizons inconnus. Qui se soucie du tumulte et du bruit des ailleurs
au-delà ? Qui atteint de folie douce pour quitter le lieu de sa naissance,
s’exiler outre la mer et se dissoudre dans les faux espoirs du soleil ? Nous
habitons depuis toujours sur cette terre, comme elle, et le cimetière,
patiemment, nous attend à quelques kilomètres, île du territoire insulaire,
enclave de valeureuse sérénité. « Vous êtes tous mes enfants » dit-elle dans un
souffle, s’adressant au vent, et on veut bien la croire, et on veut bien lui
prêter une extraordinaire maternité, là, entre ses bras, dans les draps propres
aux odeurs de thym et de sel humain, dans la pièce si petite qu’elle en
contient l’univers entier. Les chimistes, sans doute, établiraient des lignées,
des ascendances, une chronologie de la consanguinité. Les hommes, jeunes et
vigoureux, francs et paisibles, l’aiment à la façon d’une mère et d’une amante,
et cela leur va, ceci suffit à leurs nuits et quand ils se lèvent avec le jour
pour aller travailler aux champs.
- Le Message (Moustapha Akkad, 1976)
Évocation œcuménique-anecdotique,
soignée-aseptisée, des origines d’une religion désormais médiatisée, pour de
mauvaises raisons. Cruauté du CV : Akkad, Libyen formé à UCLA, ami de
Peckinpah, producteur à succès de la franchise Halloween, succomba avec
sa fille dans un attentat terroriste. En partie financé par Kadhafi, par la
force des refus, le métrage un peu trop sage, finalement assez anglais (Craig
écrit, Hildyard éclaire, Bloom monte, Phyllis Dalton habille), pratique autant
le prosélytisme du monothéisme – nombreuses convergences entre l’islam et ses
prédécesseurs – que le POV dicté par le tabou figuratif. Approuvé, controversé,
tourné en anglais, en arabe, au Maroc, ce biopic
connut un succès médiocre, Jarre ne décrocha par l’Oscar ; aussi modeste que
Mahomet, défaut et qualité, davantage didactique qu’épique, il inclut les
caméos du solide Quinn et de l’impitoyable Irène Papas – guère enthousiasmant
mais tout sauf déplaisant.
- Monster Party (Chris
von Hoffmann, 2018)
Trois jeunes cambrioleurs rencontrent
une communauté de tueurs : même s’il abuse de champs-contrechamps, de plans
débullés, le scénariste-réalisateur, presque débutant, séduit et divertit
assez, bien épaulé par un solide casting
choral et un directeur de la photographie tout sauf inélégant. Bien sûr, cette
société-là ne possède pas le surréalisme marxiste d’un Brian Yuzna, elle se
divise, de manière un peu trop scolaire, en deux actes, d’exposition puis
d’extermination, assortis d’un épilogue over
the top, au « samouraï » qui défouraille, qui sauve son pauvre papa, voilà,
voilà. Mais cette fable sur la famille et le fric, la sauvagerie et la
civilisation, le sevrage et l’addiction, ne manque pas de rythme, ni d’une
discrète mélancolie dissimulée sous son humour noir et rouge. Cerise
ensanglantée sur le gâteau d’une fête en effet monstrueuse, sens fort,
l’émouvante et amusante Robin Tunney y incarne une sorte de Médée sur les
sommets de Malibu, hôtesse-ogresse fragile et funeste. Notons que le générique
final, un brin rancunier, qualifie la Californie d’État rough + tumble.
- La Mort en direct (Bertrand Tavernier, 1980)
SF à la française aussi affreuse que
le Fahrenheit
de Truffaut, où Duhamel duplique Pierrot le Fou, où Glenn s’englue
dans le picturalisme dépressif ; Tavernier se prenait alors pour Lumet, Powell
et Bergman ; comme tous les moralisateurs de malheur, il commet ce qu’il entend
dénoncer, à savoir l’enregistrement voyeuriste d’une actrice irremplaçable en
train de mourir pour de vrai, pour les raisons que l’on sait ; puisque cela ne
suffisait pas, le métrage interminable repose sur un scénario risible, sorte d’Orwell
de maternelle, et se caractérise par une vacuité carabinée ; bien-pensant,
bien-filmant, bien-lisant, le responsable des pareillement ratés-adaptés Coup
de torchon et Dans la brume électrique signe une
dystopie remplie d’ennui, un pensum
de classe méprisant par avance la littérature numérique et un petit exercice
d’arrogance corporatiste, le grand écran évidemment à l’abri de la supposée
obscénité de la TV, qui pas rancunière co-produisit pourtant ; toujours en 1980
sortit Cannibal Holocaust, ouvrage/outrage méta propre à scandaliser
l’ancien attaché de presse, dans lequel le délicieux Deodato n’épargna
personne, et surtout pas lui-même ; outre ce titre très ironique, on
conseillera sur une similaire thématique de (re)visionner Vidéodrome et L’Œuf
du serpent, deux films majeurs réalisés par de vrais auteurs, encore
causes de peur.
- Nekromantik (Jörg Buttgereit, 1987)
Avant Lune froide et Dellamorte
Dellamore, ce film au titre programmatique, très allemand, assez
marrant, s’éternise un peu malgré sa brièveté, sans manquer de qualités ni de
mérite. Comme Haneke, quitte à l’horrifier, Buttgereit interroge la
représentation de la violence, sa généralisation, sa sexualisation. Son opus de couple(s) et de classes évoque
en mode vintage le softcore des années 70, cite de manière
ironique la psychologie télévisée, inclut un moment méta au cinéma de slasher onirique à froisser les
féministes, pourtant clairement emmerdant pour le protagoniste malmené par ses
camarades de travail et sa moitié impitoyable, autrefois empalée sur le pénis
protégé, en acier, d’un macchabée. Ici la chair s’associe à la viande, en rime
au mimi Aphrodite de Robert Fuest, les lapins freudiens et les chats
poesques dégustent, les prostituées moqueuses et les jardiniers de cimetière idem. Tel Anthropophagous, le
pauvre Rob, prolétaire solitaire, finira par se satisfaire (de) lui-même,
onanisme suicidaire de sang/sperme moins poignant que la triste fin du Martin
de Romero.
- No dormirás (Gustavo Hernández, 2018)
Une « histoire à dormir debout »,
idiotisme idoine, idiotie insipide. Le pénible-interminable psychodrame
familial se voudrait une resucée de happening
initiée durant les seventies puis
poursuivie pendant les années 80 ; une réflexion sur la création et sa folie
nécessaire, en filigrane, sur le traitement et la lignée de l’insanité ; un
portrait de mère(s) au bord de la crise de nerfs, nouvel avatar de l’axe du
cinéma latin contemporain. En réalité, il s’agit d’une assommante
représentation de MJC à succès en salles locales, d’un huis clos pas beau, d’un
gynécée aux allures de cireux musée, dépourvu de la moindre once de ciné. Si
Belén Rueda semble très loin de L’Orphelinat (Bayona, 2007), désormais
remodelée à la Emmanuelle Béart, si les prénoms connotés, Alma & Bianca,
renvoient vers Bergman & Williams, la pantalonnade théâtrale, insomniaque,
autarcique, désincarnée, afilmée, à base de mauvais morts et de manipulations
en série, transforme Bloody Bird (Soavi, 1987) en
chef-d’œuvre et rappelle le déjà risible Saint Ange (Laugier, 2004). Vive les
chaussons rougis du griffu Freddy.
- Pina (Wim Wenders, 2011)
Pina au pinacle ? Peine perdue… Hagiographie
de chorégraphie(s) poseuse-ennuyeuse, comme une captation de luxe en 3D (ou 2
de visionnage) supposée révolutionner la danse filmée, sinon le cinéma tout
entier : à domicile on rit de tant d’arrogance et d’insignifiance, sur scène on
chérit Les Chaussons rouges, en ville on choisit Les Demoiselles de Rochefort
(voire West Side Story). Depuis bien longtemps, ici particulièrement,
le Wim filme du vide, à destination d’un public élitiste/auteuriste (un film de
WM pour PB dit l’affiche explicite, guère démocratique). L’artiste, talentueuse
et surestimée, autrefois bien servie par un Fellini ou un Almodóvar, apparaît
en spectre (souriant, dansant, fumant) d’archives, « ses » danseurs endeuillés
face caméra en voix off rivalisent
d’inanités onanistes. Rien sur la création, sur la réalisation, sur le corps en
mouvement dans l’espace et le temps, l’assemblage de quatre spectacles en huis
clos ou délocalisés en plein air réduit à un pur simulacre arty, joli, inoffensif, pasteurisé. La danse, n’en déplaise au zen
Wenders, équivaut aussi à la violence, à la sueur, aux blessures, aux erreurs,
à la grâce émancipée de la pesanteur ou enlacée à elle, duelle. Cela, Pina ne
s’en soucie pas, parade et multiplie durant cent minutes interminables les faux
pas – on oublie vite, on relit Nietzsche, on essaie de danser sa vie, très loin
de cette anémiée momie.
- Play (Ruben Östlund, 2011)
« Si tu exhibes ton portable à cinq
Blacks, faut pas venir te plaindre après » : moralité ironique d’un film
formaliste, à distance de vidéo-surveillance, sorte de dérive
ludico-traumatique à résonance sociologique, comme si le Haneke de Code
inconnu (plan-séquence, effet de temps réel, caractère anxiogène des
transports en commun, couleur des agresseurs) croisait le Van Sant de Gerry
(marche autarcique). Trop long, guère profond, Play joue un drôle de jeu
de rôle, au risque de conforter chaque spectateur supposé citoyen dans le
confort de sa courte vue. Privé de complexité, pourvu d’une fausse objectivité,
esthétique et politique, alourdi par son dispositif artificiel au bord de l’arty, il sortit trois ans avant
l’immaculé, comique et anecdotique Snow Therapy. Östlund se voudrait un
observateur sans peur de la douce délinquance juvénile, un entomologiste
étudiant quelques spécimens de sa Suède si policée, procédurière, un
pertinent/indépendant psychologue de groupe(s). En réalité, il ne s’écarte
jamais du programme imposé, visuellement et thématiquement, du petit fait vrai
reconstitué de fait divers, de société. Piégés dans cette parabole comportementaliste
controversée, les gamins taquins (voire victimes volontaires), les musiciens en
habits amérindiens, les passagers amusés du train se réduisent à des pantins
capturés-tripatouillés en 4K, incapables de liberté, vides démonstratifs
spoliés de personnalité, donc indisponibles à la moindre idée d’altérité, CQFD.
- Rien sur Robert (Pascal Bonitzer, 1999)
On se surprend parfois à sourire à ce
téléfilm inoffensif sur une France d’indifférence vite enlisé dans le
vaudeville à vide puis le mélo d’hosto. Ancien des Cahiers, scénariste d’une
« certaine tendance du cinéma français », caméo modélisé sur Hitchcock en
amateur de Desnos, d’où le titre s’amusant aussi avec Almodóvar (et les
patronymes : Temple, Sauveur, Rachat), Bonitzer pouvait pourtant s’épanouir
durant une fugue psychogénique/narcissique sur la paranoïa, la culpabilité, les
fantômes de la liberté, baignoire des Diaboliques et ingénue dévêtue de Alice
ou la Dernière Fugue incluses. Hélas, il succombe sans rémission au
salace BCBG de l’insipide-insupportable Sandrine Kiberlain, part se payer du
bon temps aux frais de la production dans un chalet chipé à Marc Dorcel.
Demeurent Bernadette Lafont, Lucas et Piccoli scandaleusement sous-développés,
tandis que Luchini se désinvestit en mode mesuré. En matière de règlements de
comptes mémorables, à table, on recommandera d’en rester à Pialat recadrant le
critique Jacques Fieschi dans À nos amours. En matière de ciné, on
préférera se taire au lieu d’exécuter cette vanité vue, voui, évacuée.
- Rocco
(Thierry Demaizière & Alban Teurlai, 2016)
Psychodrame cosmopolite parfois
drolatique, fondamentalement catholique, où Siffredi se confie, voire se
confesse, avec franchise et en famille ; toujours attentif, jamais intrusif, le
tandem de documentaristes saisit avec
justesse une personnalité (un peu) complexe et un milieu (brièvement) joyeux,
innervé d’une tristesse généralisée, en dépit d’instants de complicité, de
lucidité, de tendresse souriante. Le cinéma X, à la fois camelote masturbatoire
et expérience existentielle, ne se résume certes pas au parcours ni à la filmo
de cet « étalon italien » bien moins serein que celui de Stallone, quoique,
mais le métrage pudique et tragi-comique associe adroitement origines modestes
et capitalisme sexuel, désir addictif et progéniture émouvante ou distante,
femmes aimables à aimer, à maltraiter de leur plein gré, à faire défaillir des
féministes et à effaroucher des mâles au final instrumentalisés, puisque
asservis à leur soumission en oxymoron. Dans ce sexe-ci, les rôles se troquent,
la douleur demeure, une mère meurt, un homme pleure et part peut-être,
démoli-humanisé au miroir.
- Romina (Diego Cohen, 2018)
Plan-séquence en clair-obscur
d’expertise psychiatrique sur le visage assez captivant d’une actrice mutique,
puis succession de cadavres sur un aria de Haendel, saluons le von Trier de Antichrist,
avant que l’apparente survivante du massacre au camping monte à bord d’une bagnole secourable, que le générique
apparaisse à droite du cadre, la caméra comme arrimée au véhicule : on se dit
que, peut-être, quelque chose de nouveau va enfin se passer du côté de Crystal
Lake. Hélas, ce naufrage diffusé sur Netflix le vendredi 13 juillet, date
idoine, s’apparente vite à un film d’étudiant désolant, à du remplissage
faussement méta, énumération cinéphile incluse. Certes, la VF affreuse
n’arrange rien, mais l’auteur polyvalent du slasher
à la sauce mexicaine ne livre en définitive que du vide avarié, rape and revenge rural in fine renversé en romance sanguinaire
et vengeresse sise entre lycéens à la trentaine risiblement dépassée, au talent
de néant. L’énigme de l’héroïne, mystère salutaire d’ange exterminateur
érotique, s’avère alors tel un piètre leurre à spectateur amateur d’horreur(s).
- Running Man
(Paul Michael Glaser, 1987)
Téléfilm dystopique poussif, par
conséquent dispensable, à des années-lumière de l’urgence enragée, in extremis suicidaire, du roman
homonyme de Stephen King, dont on retiendra, pourquoi pas, la présence
plaisante de María Conchita Alonso, dans sa sensualité disons balzacienne, dont
on appréciera, surtout, le petit préambule prospectif, plutôt pertinent,
toujours d’actualité, olé : « L’an 2017… L’économie mondiale s’est effondrée.
La pénurie touche toutes les ressources naturelles ; l’eau, la nourriture, le
pétrole sont rationnés. Un État policier, divisé en zones para-militaires,
règne d’une main de fer… À la télévision contrôlée par l’État, un jeu sadique
fait fureur : Running Man. L’art, la
musique, les communications sont censurées. Aucune dissidence n’est tolérée.
Pourtant, un petit groupe de résistants a réussi à se maintenir dans la
clandestinité. Quand les gladiateurs high-tech
ne suffisent plus à réprimer le désir de liberté, des méthodes plus radicales
s’imposent… » Ose ?
- Salò ou les 120 Journées de Sodome (Pier Paolo Pasolini, 1976)
Une réception critique souvent très « physique »
et l’on constate, au vu des commentaires, que Pasolini ne fait pas encore
l’unanimité – ceci le réjouirait sans doute… Son ultime film, qu’il ne pensait
guère devoir s’avérer le dernier, interroge aussi, inconfortablement, le
spectateur, surtout dans la mise en abyme (et en abîmes !) du dernier cercle :
que venons-nous bien (ou mal) chercher dans ce type d’images « infernales »,
et jusqu’où notre « sensibilité » peut-elle aller dans leur
confrontation (beaucoup « supportent » mieux les tortures que la
coprophagie, ce qui peut laisser songeur) ? Pasolini, cinéaste puritain attiré,
à l’instar de Hitchcock, dans ses œuvres et sa vie (peu) privée, par les
gouffres du désir et de la violence, notamment politique, ne se contente de
condamner une forme « littéraire » de fascisme, mais en montre la
terrible proximité, voire la séduction « maudite » en chacun de nous,
venus voir ce sommet de cinéma « scandaleux » (alors que les limites
de la représentation graphique se démodent vite et restent toujours à repousser
– ou pas, cf. le dérisoire et surfait A Serbian Film). Le poète-cinéaste
réalise un film admirable mais, en effet, très peu « aimable », et
surtout pas envers celui qui le regarde. Pourtant, Pasolini, solaire homme du
Sud, et, bien sûr, « contemporain capital », nous permet de « souffler »,
voire de « sourire » – même jaune ou noir – avec les monologues de
ses « diseuses », annonçant l’humour terrifiant de l’instructeur des
Marines immortalisé par Kubrick dans Full Metal Jacket (Hitchcock
riait également devant Psychose, mais il s’étonnait,
perversement, de le faire seul !). La langue sadienne – et il faut voir le film
en VF, version « originale » adoubée par le réalisateur, pour
d’évidentes raisons – possède cette ironie mortelle, cette élégance qui détruit
et met à nu, au propre et au figuré, la nuit de nos cœurs « civilisés ».
Le « testament » de Pasolini ne la trahit jamais, réussissant, à
l’image de Cronenberg filmant les romans de Burroughs ou Ballard, un modèle
d’adaptation à partir d’un texte (inachevé, clos sur des listes de chiffres
consacrées aux victimes) réputé à raison intraduisible en images et par
conséquent « infilmable » (telle la Shoah pour Lanzmann). Un voyage
au bout de l’enfer, donc, qui se termine par une valse-tango de la jeunesse
déjà perdue, dans le double sens du terme…
- La Sapienza (Eugène Green, 2014)
Dès l’incipit, lac (Majeur) + musique classique (Monteverdi), cela sent
son Film d’Art : couple en crise, frère et sœur un peu incestueux, l’Italie de
Borromini, de la villa Médicis, la
beauté, l’amour, la lumière, la sagesse-tendresse, les fantômes invisibles,
verbalisés, d’une gamine trisomique et d’un partenaire suicidaire, en regard
caméra, en liaisons léchées, en « modèles » intériorisés entre Bresson
& Rohmer, tant pis pour Rossellini. Mais ces retrouvailles-séparations,
même sur fond d’affectation, d’eugénisme socio-culturel, vaguement
réactionnaire dans sa condamnation du vulgaire (Green, spécialiste du baroque
théâtral né aux USA, les transforme en territoire de Barbares destructeurs de
l’Irak, bigre), ne manquent ni d’humour (amusant épisode du touriste
australien), ni de sincérité (joli baiser final), ni d’émotion (exit le naturalisme, les mannequins
s’animent). Surtout, elles donnent à admirer la muse amicale Christelle
Prot-Landman, révélation radieuse à illico
placer au côté de Catherine Mouchet ou Irène Jacob. En elle, cet opus assez spirituel (double sens)
s’incarne et désarme superbement, via
la grâce du visage, la confiance du sourire – sapience d’une actrice
singulière, d’une femme aussi douce et intense qu’une flamme.
- Sur le globe d’argent (Andrzej Żuławski, 1988)
Si le Ciel existe (ou l’Enfer),
Andrzej Żuławski doit s’amuser de l’unanimité critique suscitée par son décès
(même les éboueurs habituels ferment désormais leurs bouches d’égout), de la
façon dont le mot passion se substitue à présent à celui d’hystérie, dans la
vulgate politiquement correcte d’un temps numérique où n’importe qui peut
écrire n’importe quoi, à moins de se risquer à jouer les VRP du terrorisme ou
de l’épanouissement de la sexualité des enfants avec des adultes, comme on
osait le faire dans les années 70. Sur le globe d’argent, film de SF
censuré, mutilé, remonté, ressuscité, parle justement (et apparemment) de
liberté (de parole), de guerre stellaire (pas celle de Lucas, fabricant bien
connu de camelote régressive au syncrétisme light),
de messianisme agressif (exeunt Lynch
& Jodorowsky, so), de
métaphysique (oh, le vilain mot, à l’ère du consumérisme perçu en « horizon
des événements », déguisé en bonne conscience du commerce dit profitable).
Cet OVNI inabouti de cinéma charnel et intellectuel, furieux et serein, drôle
et tragique, ne surprendra que les néophytes, alors que la filmographie de son
auteur brûle depuis longtemps, jusque dans ses errements, de ce beau feu
intérieur, à jamais irrésolu à une intolérable tiédeur de mise aujourd’hui,
dans les salles, les discours, les colères vite éteintes.
- Trench 11 (Leo Scherman, 2011)
Les Sentiers de la gloire rencontre The Descent, sauf que Leo
Scherman n’arrive pas à la cheville (châtiée) de Stanley Kubrick ni même de
Neil Marshall. La pâle pochade shootée à Winnipeg déploie une épidémie
souterraine et rassemble un ancêtre de Mengele bien sûr épris de Wagner, des
Britanniques pas si chics, des Yankees
décimés + un tunnelier canadien qui ne demandait rien, qui s’en sortira,
rejoindra son ange souriant, céleste. Téléfilm inanimé, très longuet, de
surcroît anachronique, le concepteur de malheur du « complexe Wotan », amitiés
à la Walkyrie, s’exprimant comme un fameux moustachu reclus dans son bunker,
misère, l’opus assoupit vite alors
qu’il se voudrait un film dit d’horreur organique à prétentions métaphoriques,
cf. la folie de la guerre et son infection de saison. Hélas, tout ça lasse et
aligne des sosies de Sylvie Testud, Dominique A, Dan Aykroyd (le fils de Donald
Sutherland), Arnaud Ducret. Issu de la TV, coaché par Cronenberg &
Schrader, Scherman vise le corps-décor, la culpabilité partagée : il rate sa
double cible et surtout son troisième film...
- Trouble Every
Day (Claire Denis, 2001)
Cannibalisme sexuel à la sauce
auteuriste : bien accompagnée par Agnès Godard à l’image et The Tindersticks à
la musique, bien servie par une distribution à l’unisson (Alex Descas, mutique,
domine, mais Béatrice Dalle, Tricia Vessey, Vincent Gallo font du bon boulot,
un salut aux légionnaires de Beau travail, tandis qu’Aurore
Clément & José Garcia se contentent, dommage, de caméo assez superflus),
Claire Denis signe un film sensuel et cependant désincarné, un ratage
visuellement et acoustiquement séduisant (a
contrario des déplaisants Salauds). En matière d’animalité
féminine, on préfère La Féline (y compris selon Schrader)
; au niveau de la dévoration, méta ou amoureuse, Cannibal Holocaust et Chamanka
possédaient davantage de (dé)goût et d’humour (très noir). Durant le
commentaire audio anecdotique, la réalisatrice et sa directrice de la
photographie s’extasient devant le casting
et parlent de « tension », de « peur », de « douleur », de « courage » –
cela, hélas, on ne le voit pas, on ne le ressent jamais, dans Trouble
Every Day. Quant au filigrane social, à la saveur plus ou moins
marxiste (au sous-sol, la femme de chambre succombe aux assauts sanglants du
médecin US, concrétisation littérale du sempiternel « Eat my pussy » de blue movie), il ne dépasse pas le stade
(peu anal) d’une lutte des classes scolaire délocalisée sur le terrain
(africain) pulsionnel (des percussions).
- The Unseen (Geoff Redknap, 2016)
Plombé par une caméra portée paresseuse, sinon nauséeuse, le premier long du maquilleur manque de vigueur et disparaît à chaque plan, miroir ironique de son argument. Unseen précise le titre et l’œuvrette décline donc le motif du non-vu, de l’invisible voulu, voudrait bien lui donner une dimension sociale, avec sa scierie en sursis, sa mère homosexuelle. Hélas, ce verni joli craque vite et le corps du compatriote Cronenberg ne crève pas encore. Que reste-t-il, alors, durant une longue et lente heure trente ? Une malédiction à la con, lignage d’enfantillages, de retrouvailles, de pardon, passons ; un dealeur dégommeur d’ours maousse ; un Milton peu paradisiaque ; une doctoresse un brin ogresse ; un salaud d’Asiatique probablement formé par Mengele, olé ; une fifille lunaire croisée chez Wenders. Finalement, le père suicidaire, aimant, survivant, super fort, sauve l’ado grâce à ses biscotos et vocalisé, évanoui, ceinture de sécurité bouclée, s’en va retrouver son propre paternel pas si mort. Le spectateur s’emmerde, ricane, repense à Matheson puis déconseille de voir ceci…
Un critique créateur...
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