Emmanuelle 4 : La Femme aux deux visages

 

Naufrage d’enfantillages ? Hommage à dommages…

Chirurgie du récit et charcutage du montage : Emmanuelle 4 (1984) démontre en lui-même la division de son sujet, film dit érotique assorti de trois instants « interdits au moins de dix-huit ans », contamination à la Caligula (Brass, 1979), voilà. Ponctué de vrais-faux fondus enchaînés aux allures de pages tournées, il constitue comme une chronique pas si exotique, s’apparente à un périple à rebours, de retour à l’amour, s’apprécie en portrait de femme tourmentée, transformée. Accompagné de l’espiègle Mademoiselle Nygren, substituée à la regrettée Sylvia Kristel, qui s’interprète elle-même, Leroi relit, de manière littérale, médicale, La Femme aux deux visages (1941), où Cukor dirigeait/dédoublait Greta, compatriote de Mia, s’inspire de Sueurs froides (Hitchcock, 1958), seconde Carlotta incluse, adresse un clin d’œil de cinéphile zoophile à The Devil in Miss Jones (Damiano, 1973), débauche d’outre-tombe désormais agrémentée d’« interracialité », de gang bang, diantre. Lesté des césures précitées, dont une baise boueuse, en 69 sous la pluie, de très humide anthologie, amitiés à l’experte et muette Marilyn Jess, debout sur la balançoire précédemment occupée par l’assise et bien balancée Victoria Abril de La Lune dans le caniveau (Beineix, 1983), en sus du racisme soft de l’héroïne, « Occidentale » s’estimant supérieure aux « primitifs » du Brésil, cf. l’hypnose plus lévitation selon le subliminal Luchini, la menace de viol collectif vite déviée vers l’extase individuelle, vive le lit bienvenu de détritus, la (dé)charge de décharge, le métrage mérite néanmoins son visionnage, propose plusieurs éléments intéressants.

Bien éclairé par Jean-Francis Gondre, bien musiqué par l’immortel Michel Magne, Emmanuelle 4 privilégie la voix off, « commentaire » modestement littéraire du mystère « Marie de Surgis », presque anagramme d’Emmanuelle Arsan, associe voyeurisme et onanisme, tisse sa trame d’images mentales, des fantasmes de cette fameuse femme, mentions spéciales aux mannequins masculins visibles en vitrine, à élire puis utiliser tels des sex toys dévoués, Emmanuelle, duelle, se guide soi-même, à la lente et répétée gifle gantée donnée par Sylvia en émule de Gilda (Vidor, 1946) au « beau » Bauchau, autre acteur rohmérien déguisé en officier immaculé, en intolérable gentleman du destin. On y reconnaît de surcroît Christian Marquand & Christoph Clark, toubib « poète » et fiancé obsédé, on y découvre Deborah (girl) Power & Sophie Berger, psy éprise, hôtesse tatouée à la fesse. À la fois item méta, puisque Sylvia y sème sa pesante persona, et romantique, à l’exclusion de l’élection, juste une multitude d’érections à la con, les mille amants déprimants du sexe sans sentiments, Emmanuelle 4 accumule les miroirs, ad hoc accessoire de son histoire de souffrance, de « renaissance », de reconnaissance, de seconde chance. Doté d’un générique récapitulatif, explicite, il nous incite et invite à suivre une captive en fuite, une journaliste qui prend des risques, un « chef-d’œuvre » mis à l’épreuve. Dépucelée, épiée (et giflée, bis) dans un « German bar » du Minas Gerais, la vierge juvénile, avide d’exil, intranquille, succombe à la samba, surtout celle de Sappho, au sein d’une usine de textile, cunnilingus bicolore cerné par les Singer silencieuses, observé par la visiteuse envieuse, elle ne participe, elle s’astique, belle scène blanche et bleue guère obscène, à sueur et à sel.

À Rio, la fugitive se dénude, au propre, au figuré, en public, en privé, monologue avec virtuosité, intensité, sur « la chair de la chair », « l’étreinte qui emporte loin du monde », « la jouissance qui nous arrache à nous-mêmes », amen, elle éteint des bougies, elle allume le désir, ses jambes elle écarte sous une table. Écœurée-excitée par la consanguinité, la « brutalité », elle se prête aussi sec à une levrette surplombée par une trompette, chouette. En chemise en jean, en culotte éclatante, elle oublie sa déprime, elle se masturbe contre l’infortune, elle embrasse le bel endormi après, inconscient objet de son insatiable obscurité. Elle cite Héraclite (Marc du Verlaine récite), recluse, elle « s’alimente aux cigarettes et au rhum », en Guadeloupe, elle chaloupe, elle saupoudre sa soignante saphique, chic, sur un pastiche de Bach, Ach. Emmanuelle 4 se termine à Paris, rendez-vous de restaurant élégant, solitudes en duo. Cet épilogue à couple plus en déroute ne saurait surpasser, certes, celui de Pickpocket (Bresson, 1959), pourtant le moment s’avère en vérité étonnamment émouvant. Emmanuelle en effet « revient de plus loin » que du continent latino-américain, elle se perdit afin, in fine, de mieux se retrouver, de redécouvrir son identité, d’entendre l’aveu amoureux, droit dans ses yeux. Marc accomplit son mea culpa, alors elle lève sa coupe, promet de lui raconter « l’incroyable histoire » avérée, filmée. Leroi et sa monteuse Hélène Plemiannikov, in extremis, dépourvus de malice, superposent et remplacent les visages fixes des deux actrices, sorte de pré-morphing en paraphe des métamorphoses de « l’éternel féminin » goethéen. Baudelaire, on le sait, s’accordait le « droit de se contredire, de s’en aller », Sylvia se démentira, reviendra, clinicienne de « réalité virtuelle » pour Emmanuelle au septième ciel (Leroi, 1993).

Si le premier volet de ses (més)aventures interminables, officielles, apocryphes, au ciné, à la TV, cogité par Just Jaeckin en 1974, finalisé par le truffaldien Jean-Louis Richard, demeure un instantané pasteurisé, pseudo-philosophé, de la France encore coloniale, un dépliant touristique inoffensif, en partie lesbien, obéis à Bee, lèche-la bien, troussé sous le règne giscardien, l’opus sorti une décennie à la suite, sillage seventies de suites a priori anecdotiques, décoratives, s’écarte de la carte et cependant conserve son intérieur territoire, « un jour » ou un soir. Emmanuelle, nymphomane publicitaire ? Au contraire, incurable sentimentale, femme pas une seconde « fatale », incapable de penser à la « pureté », au « péché », à la perversité du Professeur (1972) paumé de Delon & Zurlini. En réponse modeste à ces concepts assez ineptes, molto cathos, notre « nouvelle Ève » de septennat mitterrandien, parce qu’elle le vaut bien, carbure à la candeur, délaisse la fausse pudeur, rêve éveillée, semble aussitôt obsolète au royaume advenu du X domestique, au temps de l’avènement de la VHS lubrique. Sans atteindre la réussite du climatique et fantastique Le Démon dans l’île (Leroi, 1982), du diptyque onirique, dramatique et sarcastique de Rêves de cuir (Leroi, 1992 + 1993), Emmanuelle 4 se caractérise ainsi au-delà d’une curiosité à succès, s’affirme au-dessus d’un film fracturé, oppose ses défauts et ses qualités à une époque de cynisme et de vulgarité généralisés, (re)matez le contemporain Body Double (De Palma, 1984), allez. Ni misogyne ni misandre, il se risque à remuer les braises sous la cendre et son semi-échec satisfaisant, sincère et sympathique (me) le rend.

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