Vampyr : Ils attrapèrent le bac
(S’)enfariner, à la farine ou au
blé, de force ou de gré, Sharif ou Gray, allez…
Commençons donc par un trio d’échos. Le
Casse (Verneuil, 1971), À quoi je sers… (Boutonnat, 1989) et
Twin
Peaks: Fire Walk with Me (Lynch, 1992) se souviennent tous de Vampyr
(Dreyer, 1932), puisque in extremis
ensevelissement, barque embrumée de néant, visage féminin dément, accessit bien sûr à Buried (Cortés, 2010),
récemment miroité, olé. Voilà son aura,
sa progéniture supposée impure, de ciné classé populaire, de clip climatique,
réflexif, funéraire, d’incestueux insuccès dissocié, dommage, des vivats de TV.
Qu’on se le (re)dise : les films, en définitive, se fichent des frontières
mortifères, de la réception (révision) des critiques et du public, de la
conservation des cinémathèques suspectes, obsolètes, de la suspension des
projections décrétée par l’imbuvable gouvernement de Monsieur Macron. Ils vont
plus vite que les virus, ils
contaminent idem, une mémoire commune
ils essaiment. Métrage documenté, désormais renommé, Vampyr vampirise les
interprétations de saison, plus ou moins à la con, par exemple cauchemardesque
ou chrétienne, mention spéciale au psychodrame maternel établi par l’exégète
Maurice Drouzy dans sa solide et discutable psychobiographie, au titre
explicite car Carl Th. Dreyer né Nilsson, allons bon. On sait aussi que les
salles le sifflèrent, que les versions se remont(r)èrent, (in)différèrent, au
service ou davantage desservies par un récit certes assez risible. Pourtant
qu’importe si certains se moquent du cloporte comte Orlock (Nosferatu
le vampire, Murnau, 1922) ou sourient au cabotinage du bellâtre Béla
Lugosi (Dracula, Browning, 1931). Jeu coûteux à prendre au sérieux, le
cinéma, que cela (vous) plaise ou pas, autorise la distance, la dissidence,
voire l’irrévérence.
Initié avec un zeste de cynisme – le
fantastique, fi de Le Fanu, fait la une, fait du fric, chic, surfons presque à
l’identique – et financé par sa star de
hasard, de Harper’s Bazaar, d’un soir, de brouillard, de plumard, le script de Vampyr prête lui-même à
rire. Un passionné d’occulte s’y retrouve subito
presto en plein tumulte ; sorte
de Don Quichotte interlope, gare aux lectures posthumes, le gris et grisé Gray
cartographie une grisaille d’insanité, à base de soumission, de transfusion, de
poison, de vision, oh non. Film de femmes à (re)trucider, à sauver,
c’est-à-dire de salopes et de saintes, passe-moi le missel ou la bouteille
d’absinthe, Vampyr, n’en doutons pas, notre modernité sexuée, divisée,
démoralisera, les cinéphiles féministes affligera. Tandis que l’actuelle
pandémie se justifie par un complotisme tout sauf d’aujourd’hui, souviens-toi, (de)
JFK, ma prose morose à propos de Hold-up (Barnérias, 2020) tu (re)liras, « l’étrange
aventure » indeed du rêveur
juvénile via un seul livre providentiel
et secourable s’explique. Pour la faustienne et musicale Marguerite Chopin, ça
sent le sapin, voici un pieu métallique, phallique, planté par deux types, au
sein de ton sein plébéien, parce que tu le vaux bien, je vais t’apprendre,
vieillarde impénitente, à descendre, à saigner, au propre, au figuré, la
seigneurie d’ici. Ceci ne suffit ? Alors assortissons-le d’un symbolisme
de maternelle, à la truelle, Faucheur mutique ou Faucheuse lubrique (Fascination,
Jean Rollin, 1979), ton camp un peu camp,
ou plutôt poétique, prière de choisir vite. Quant à la coda sympa, Gray &
Gisèle en sécurité, éloignés, véhiculés, réveillés, elle anticipe et corrige,
sinon sacralise, le titre sarcastique, utilisé en sous-titre de cet article, du
court commandé, opus préventif à
risque routier, à mort motorisée jamais semée, Ils attrapèrent le bac (1948)
très patraque(s), en effet.
Pour finale information, rajoutons
que ce contre-pied formel à La Passion de Jeanne d’Arc
(1928) provoqua l’épuisement, l’appauvrissement puis la dépression du cinéaste,
hélas, confirmation du prix souvent élevé de la création, de la déception, de
la séparation, commerciale ou sentimentale, vampirisme artistique appliqué à un
émule du Danemark attentiste, point prolifique, au travail cosmopolite, du
délocalisé, sardonique, perfectionniste et parfois mélodramatique (cf. les
finals des Sentiers de la gloire, 1957, Spartacus, 1960 et Barry
Lyndon, 1975) Kubrick. Comment s’appréhende à présent ce Vampyr
du temps d’avant ? Quels insectes, suprêmes ou ineptes, le spectateur y
puise pourvu de sa propre épuisette ? Visionné selon l’édition Criterion, Vampyr
s’avère en vérité un modèle de véloce virtuosité. Envahi par les travellings avant, surcadré au moindre
plan, le protagoniste costumé paraît un Lovecraft cloné. Sonorisé avec une
bienvenue et un brin bestiale habileté, l’ouvrage verbal, toutefois
taciturne, accumule les cartons, les citations, intime le silence, réplique
drolatique, godardienne, lynchienne, au cinéma parlant naissant, pas tant. Au
sein malsain de l’usine guère magnanime, du théâtre d’ombres de la cruauté
domestiquée, des silhouettes dansent (macabre), jouent de la musique pas si
diabolique, quoique, creusent ou cassent des tombes, se dédoublent, indiquent
la (dé)route du manoir-mouroir, en assassinent à la carabine le propriétaire peut-être
libraire. À l’instar du maritime Max Schreck, Nicolas de Gunzburg soulève une
trappe, découvre de funèbres et funestes farces et attrapes, en panoramique
topographique.
Dreyer filme des plafonds, adresse un
clin d’œil à une toile fameuse de Füssli, moralise la morsure, immortalité de
damné, salaire du péché, magnifie la face falconettienne, d’abord assoiffée, in fine apaisée, de la fassbindérienne Sybille
Schmitz, (re)visitez de Veronika Voss (1982) le suicidaire
secret. Le domestique sait lire, il saura occire le « monstre à forme
humaine », à prénom floral, à influence fatale, fichtre ! Dans Vampyr,
on gravit par avance l’escalier de Psychose (Hitchcock, 1960), encore
un conte de maman malade, de mère morte et amère, je t’adore, je refuse de te
mettre en terre. « Elle ne doit pas mourir » répète le serviteur
après son père, à l’éternité trafiquée du pacte démoniaque, préférons celle,
plurielle, forte et fragile, des femmes, des films. Assoupi sur un banc, au
soleil, Gray s’égare, sort de lui-même, envisage et visualise son trépas, une
pensée pour le Pacino en parallèle, pareillement impuissant, à l’horizontale,
au spectacle vertical, de L’Impasse (De Palma, 1993).
L’unijambiste à la Daniel Defoe descendu, éliminé, la sidérée Gisèle détachée,
délivrée, le moulin du destin contre le satané, satanique, médecin enclenché,
déclenché, notre duo de tourtereaux atteint en bateau la clairière de lumière.
Les roues s’arrêtent, l’item se
termine. Vampyr, on le (re)voit, doit sa réussite, irréductible à son script anémique, à des gens de talent,
au compositeur Wolfgang Zeller (Le Juif Süss, Harlan, 1940), au
décorateur Hermann Warm (Le Cabinet du docteur Caligari,
Wiene, 1920), au doué DP Rudolph Maté (Liliom, Lang, 1934 ou La
Dame de Shanghai, Welles, 1947). En conclusion, Dreyer délivre un beau
brouillon du bouleversant Ordet (1955), similaire et
différenciée histoire de résurrection, de déraison, de passion, douloureuse,
religieuse.
À la fois en soft focus (extérieurs) et doté d’une éclairée obscurité contrastée
(intérieurs), le voyage à outrages mérite l’hommage et non la consécration, la
canonisation, le lecteur invitons, affolé de frayeurs ou non, à fissa observer
à l’unisson l’aimable Michaël (1924), l’austère Jour
de colère (1943), les solitudes de Gertrud (1964). Chouchou de
Schrader, adoubé par Lotte Eisner, Dreyer demeure un auteur d’ampleur, de
valeur, une voix unique, mystique, prosaïque, un « passionné » de ciné,
fier et discret, qui frisa la folie et sut la filmer, surtout en société, qui
maîtrisa le temps, l’espace, le mouvement, la stase, peu soucieux d’analyse, de
psychanalyse, friand de foi, de fantômes, de reflets, de regrets, ceux de ses
personnages, de ses projets, adressés en miroir à notre époque et à notre art
pétris d’absence de sens, de confortables souffrances, de paresseux espoir et
d’incrédule désespoir, foutu foutoir, interminable trou noir.
"Sheridan Le Fanu était un admirateur de Swedenborg, théosophe suédois, pour qui tout objet réel possède son double spirituel et cet objet réel n'est que le reflet du monde immatériel qui, seul, existe. Dreyer souhaite nous conduire dans ce monde parallèle au notre et possédant sa propre logique. D'où des symboles marquants : le faucheur, image archétypale de la mort, le passeur symbole du rêve, la blancheur purificatrice de la farine qui engloutit le médecin, la roue dentelée du moulin qui incarne le destin et s'arrête lorsque le sort est joué."
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