Mission impossible : Emmanuelle

 

« Caresses buccales et manuelles » ? « Amours des feintes défuntes »…

Mission impossible (1996) commence à « Kiev » via une mise en abyme : le spectateur et la spectatrice regardent un homme et une femme en train d’en regarder d’autres – on espionne des espions qui espionnent en situation. Sur l’écran en couleurs, sur l’écran en noir et blanc, pas que pour leurs yeux seulement, se dessine ainsi une mise en scène dédoublée, surcadrée, celle de l’équipe tendue, au travail, celle du cinéaste poursuivant avec maestria, superproduction ou pas, sa réflexion en action(s) méta. Dans la pièce aménagée d’à côté, à peine séparée du poste de surveillance, surprise de la proximité bientôt constatée, illusion d’horizon due au moniteur menteur, par une cloison sans doute en carton, se déploie un petit psychodrame déguisé en théâtre torturé de la démocratique cruauté, sorte d’ersatz scénique de snuff movie où la belle Emmanuelle, crue occise, robe relevée, épaule + drap ensanglantés, joue une belle endormie. Si le preneur de son pris à son propre piège de piteux stratège ne parvenait in extremis à sauver son Eurydice, candide prostituée sacrifiée sur l’autel encore cruel d’une célèbre bannière stellaire, ensuite condamné, l’hiver arrivé, reconverti en Orphée esseulé, enneigé, à écouter à l’infini les cris de l’enfuie, à recycler sa culpabilité en cynique supplément de réalité pour slasher de misère (Blow Out, 1981), le leader se démasque désormais, bravo à Rob Bottin, façon Phantom of the Paradise (1974) ou Body Double (1984), ressuscite fissa, piqûre incluse, la compagne cataleptique de son supérieur trompeur. Le mateur autorisé, assermenté, casqué, réagit et sourit devant la violence physique et psychologique infligée au cobaye pitoyable de l’expérience de souffrance. Le zoom avant des deux écrans, des deux camps, duplique donc son immobile mouvement, privilégie les visages.

Le temps presse, le sommeil superficiel risque vite de devenir éternel, donne-nous le nom que nous attendons, pauvre con. Discrètement éclipsée à l’arrière-plan, la fille en costume folklorique, serveuse empoisonneuse, réapparaît au plan suivant, cette fois-ci à l’intérieur du petit écran, élément mutique de la mélodramatique mécanique capturé en panoramique. Une fois le guignol au sol, vrai-faux assassin, voici ton destin, une fois un graffiti de faucille et de marteau aperçu aussitôt, la scène, sens duel, s’accélère, les murs s’escamotent, comme au cours du tournage de La Corde (Alfred Hitchcock, 1948), les agents agissent, la chambre se chamboule et s’identifie en décor d’entrepôt, éclairée en mode coloré, molto giallo, beau boulot du fidèle DP Stephen H. Burum. Après le changement d’axe à quatre-vingt-dix degrés de la porte ouverte, de la manipulation accomplie, complète, montée, démontée, merci à l’amical assembleur Paul Hirsch ; après un rapide travelling avant accompagnant le général élan, une suite de plan dits débullés, en plongée, en contre-plongée, renforcent le réveil d’Emmanuelle, le soulagement de son chevalier servant agenouillé à son chevet, secondes d’émouvante et souriante sincérité partagée sises parmi un simulacre instauré, institué. Le générique énergique, énigmatique, ésotérique, de Kyle Cooper, surplombé du thème immortel de Lalo Schifrin, qu’actualise et dynamise un Danny Elfman idem admirateur d’un certain Bernard Herrmann, peut par conséquent prendre le relais, tour de force de flamme(s) et de femme(s), kaléidoscope interlope à encaisser, à décrypter, puzzle de l’opus autant que bande-annonce de la diégèse, faisceau de morceaux, effet d’accéléré, dont se souviendront ceux qui créeront celle, malicieuse, fameuse, de Femme fatale (2002).



À l’urgence succèdent l’élégance, la tranquillité, le calme ouaté d’une carlingue d’avion privé, dépeuplé, parsemée d’obscurité. Face à l’hôtesse faussement cinéphile, « Mr. Phelps » ne perd sa superbe, range illico la photo de son épouse à piquouse, chance d’alliance, déclare préférer le théâtre, se ravise suivant la nationalité mentionnée, ukrainienne, quelle aubaine, insère sa disquette obsolète, visionne sa mission, voilà encore des noms, allons bon. Le message audiovisuel se dissout de lui-même, volutes à volonté, au carré, car cigarette guère suspecte. Le maître des marionnettes à son tour disparaît derrière un écran de fumée, au propre, au figuré, en fondu enchaîné, remplacé par un plan géographique à la grue, pris depuis de « Prague » une rue, terrain de jeu(x) dangereux d’un divertissement brillant de dessillement œdipien. Au terme du supposé meurtre du père, Hunt, chasseur chassé, se substitue sur son siège, prisonnier à l’insu de son plein gré de son savoir-faire, de son efficacité. On le voit, les six premières minutes et demi de Mission impossible ne servent la soupe à sa star talentueuse, Tom Cruise, acteur et co-producteur, himself inféodé au succès d’une franchise toutefois très lucrative. Au contraire, n’en déplaise aux adorateurs de la série de Bruce Geller, l’astucieux scénario de David Koepp & Robert Towne, associés à Steven Zaillian, en conserve le décalage un brin brechtien afin de mieux l’incliner, de décliner la distanciation en déconstruction. Les Incorruptibles (1987), rédigé par David Mamet, maniait déjà l’élimination de sa dream team, manière de s’affranchir de façon définitive, individualiste, du matériel originel, en rime rétro à la rage du téléviseur d’horreur fracassé dès l’orée de Twin Peaks: Fire Walk with Me (David Lynch, 1992).

Au-delà de sa dimension réflexive, qui transcende le manichéisme iconoclaste et moralisateur des images mensongères, à défaire, les présente en signes polysémiques à interpréter, à prodiguer ; au-delà de sa portée politique, description in situ, à toute vitesse, en train à grande vitesse, d’un univers viral, déloyal, connecté, corrompu, transfrontière et transgenre, acception cinématographique et anatomique, pensez au personnage de Max, incarné par l’antonionienne Vanessa Redgrave (Blow-Up, 1966), le nôtre, ad hoc, en toc, Mission impossible s’avère en sus, dès le début, un suspense sentimental, où il s’agit moins de renverser son voisin sur l’échiquier mondialisé que de retravailler le motif de la muse décédée, figure familière, quitte à s’attirer les foudres des furies féministes, surtout à l’époque de Pulsions (1980), du cinéma de Brian De Palma. Alors que des femmes mortes abondent dans sa filmographie jamais misogyne, nécropole comprenant Sœurs de sang (1972), Obsession (1976), Carrie au bal du diable (1976), Dressed to Kill + Blow Out, Body Double, Outrages (1989), Le Dahlia noir (2006) et Redacted (2007), Mission impossible s’inscrit certes au sein de ce sillage, pour Kristin Scott Thomas en caméo, dommage, quant à Claire, pas si claire, elle reviendra deux fois d’entre les mortes, ave Vertigo (Hitchcock, 1958), elle mourra deux fois, oui-da, cependant l’introduction évacue l’oraison, se situe sous le signe de la possible mission. Le ciné n’existe pas uniquement pour le classé deuxième sexe idéaliser, magnifier, instrumentaliser, museler, selon l’occasion ou votre position. Il sert aussi, a fortiori ici, à le ranimer, à l’immortaliser, à se rédimer, à se rencontrer.

Si L’Impasse (1993) commençait puis se terminait sur une civière de cimetière, à des années-lumière de la danseuse classieuse, audacieuse, la relation compliquée, avortée, de Claire & Ethan se verra développée, apaisée, au cours de Snake Eyes (1998), de sa coda. Santoro, héros à fiasco, avant d’aller s’emprisonner, se promène sur une promenade, y reçoit les remerciements de Miss Costello, amitiés au Samouraï (Jean-Pierre Melville, 1967), lui promet de l’appeler, sa peine effectuée, amorce d’une romance tout sauf rance, davantage rédemptrice. Quelque chose de ce romantisme pragmatique, adulte, infuse la séquence étudiée, fausse piste conférant pourtant à ce film ludique et biblique, avec justice hissé sur les cimes du box-office, une étonnante et estimable intimité.     

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir