Honeyland : Les Tueurs de la lune de miel
Un documentaire doté d’abeilles ? Le film d’une femme fraternelle…
Western, sinon
survival, macédonien, récompensé à
Sundance néanmoins, en sus sélectionné aux Oscars, nul hasard, Honeyland (Tamara
Kotevska & Ljubomir Stefanov, 2019) donne à voir des vies, des vices, des
visages, des paysages, hélas souvent invisibles, surtout au sein du cinéma occidental mainstream. Une apicultrice dépourvue de
malice, soucieuse de justice, d’équilibre, de bon sens, d’admirable résistance,
séduit aussitôt par sa présence, sa prestance, aussi sa souffrance, puisqu’elle
porte à domicile l’adoré/détesté fardeau d’une mère « toute raide », immobile,
âgée, aveuglée, défigurée, que la mort oublie encore, que la vie malmène in extremis,
au moyen malsain des soucis de sa fifille. Ceci ne suffit, parmi la steppe suspecte,
les ruines arides, le solidaire bestiaire : voici vite venir des
envahisseurs en provenance de Turquie, eh oui. À la méfiance succèdent
cependant la confiance, la connivence, une émouvante maternité improvisée, un
savoir apprivoisé, une radio partagée, à l’antenne très artisanale, la 5G peut
dégager. You Are So Beautiful, le titre explicite, mélancolique, de Joe
Cocker, repris jadis par Brian De Palma pour son Impasse (1993)
crépusculaire, semble s’adresser à l’héroïne, qui possède indeed sa propre beauté abîmée, trêve d’imposture, vive la teinture !
Hatidže ne gémit, elle survit, elle sourit, elle marche, elle marchande, elle
chante, elle se lamente, elle accueille la concurrence d’errance, l’accompagne,
la conspue, le conflit finira mal, finira au tribunal. Les « maudits
voisins », famille nombreuse, malheureuse, elle-même soumise à un
commercial affable, impitoyable, pseudo-généreux, irrespectueux, s’entiche itou
de ruche, enfume et s’enfume, produit en masse, cause au creux des insectes une
guerre civile dégueulasse, laisse crever les veaux, en vitesse arrive et
s’évade.
Le conte anticapitaliste décrit donc
deux opposées stratégies, associe l’économie et l’écologie, se joue de la
frontière austère, un brin arbitraire, entre le réel et l’imaginaire. Jamais
exotique, parfois drolatique, Honeyland congédie le cynisme
sudiste d’un Ettore Scola (Affreux, sales et méchants, 1976) ou
la festivité de festival d’un Emir Kusturica (Chat noir, chat blanc,
1998), s’abstient de juger, d’angéliser, d’user du misérabilisme, de manier le
manichéisme. Hussein, pas si salaud, reflète à sa façon le sacrifice familial
de la recluse pas si rude ; toutefois il échoue, de tous les côtés, en
solo, en société, ne cultive que les déceptions, les désillusions, le tumulte,
les insultes. En équipe réduite, patiente, cf. la genèse du dossier de presse, le
tandem de cinéastes précis, inspirés,
attentifs, passionnés, campa sur place, parvient à capturer une captivante, peu
clémente, Terre sans pain (Luis Buñuel, 1933), un territoire délesté de
lendemain, espace atemporel rempli de miel essentiel, duel, d’altérité sincère,
délétère, douce-amère. Les saisons s’en vont, la fête attendue, revenue,
affiche une lutte athlétique, symbolique, la neige sert de linceul naturel à la
dépouille maternelle, comment vais-je vivre dorénavant, soudain privée de toi,
Maman ? Honeyland ainsi s’apprécie en miroir mouroir, en petit traité
humble, humilié, libre, stylé, de géopolitique tragi-comique, à chaque plan
nous parlant, nous surprenant. La résiliente et irrésistible reine des
abeilles, humaine, trop humaine, élève à contretemps, s’élève à contre-jour, ne
quête l’amour, se réjouit du jour, macère au milieu d’une impensable, presque
infilmable, solitude, regarde une seconde la caméra, nous avise et ne nous voit
pas, toi et moi.
On trouve à travers cet ouvrage en
or, ce délectable trésor, des instants violents, bouleversants, on sent
l’énergie et la fatigue des enfants, des parents, on sent la chaleur, la
fraîcheur, l’absence de peur, alerte des loups relous, « démons » de
(mi)nuit à la torche chassés. Marcel
Pagnol apprécierait, Maurice Pialat applaudirait, Abbas Kiarostami idem, puisque dans la maestria du
délicat, radical, pudique Honeyland passe en partie le pouls
du monde, magnifique, immonde, s’étalent les ravissements et les tourments des
êtres, (mal)honnêtes, fiers, infects, coule le sucre acide du local, du rural,
du provincial, élargi à l’infini, à la dimension du cosmos, poésie rosse. Il
vous reste à présent à vous-même découvrir la véridique et incroyable Hatidže,
femme fréquentable, quinquagénaire remarquable, triste et souriante à l’ultime
plan, ombre lumineuse, silhouette aristocratique, tandis que le fidèle et
joyeux Jacky s’agite et lèche sur ses doigts le nectar à l’orée du soir. De
l’apicultrice depuis partie, installée plus près de la cité, à proximité de
Skopje, demeurent ces images en forme d’hommage, de dommage(s), de sauvetage,
de naufrage, un témoignage pour notre temps, pour maintenant, pour nos
descendants, une leçon de ciné sensuel, sensoriel, citoyen, serein, une fable
bicéphale, à la fois fiançailles et funérailles, document et avertissement.
Merci pour ce très beau billet, à la lecture piquante et savoureuse à la fois.
RépondreSupprimerRimsky-Korsakov - Le vol du bourdon
https://www.youtube.com/watch?v=sryBtRlunSk
Abeille sans bourdon :
Supprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=muuzICyikRc