Jacqueline : Quatre mains, deux claviers

 

Dialogue en duo, script en stéréo…

Où sont mes racines

Nashville ou Belleville

Eddy Mitchell

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Générique (de début)

Elle s’appelle Jacqueline Waechter, je me nomme Jean-Pascal Mattei. On la sait Parisienne, on me situerait Marseillais. Les parcours nous séparent, la correspondance nous rapproche. En tandem, à distance, nous tenons des carnets de bord, de notre survivance, de nos réminiscences. Nous aimons le cinéma, pas toujours le même, pas toujours pour les mêmes raisons. J’esquissai son portrait, je lui proposai de réfléchir à sa cinéphilie. Ce qui suit constitue, en sincère simplicité, le témoignage créatif d’une amitié, au-delà de la virtualité.     

2

Mon cinéma à moi

12 questions, 12 réponses

Votre tout premier souvenir de ciné ?

Un Laurel & Hardy, un souvenir précis, entre fou rire et chaudes larmes, la première fois que je me suis sentie en décalage avec une foule, je devais avoir quatre ans, je pleurais alors que les autres riaient… Parfois les deux compères me semblaient si tristes au fond d’eux-mêmes…

Fréquentez-vous encore souvent les salles ?

Non, dernier film visionné dans un cinoche aux trois quarts vide au Quartier latin : The Limits of Control (2009), réalisé par Jim Jarmusch, avec Isaach de Bankolé & Tilda Swinton.

Pratiquez-vous le ciné en solo ou de façon plus festive ?

En ermite le plus souvent, en compagnie ultra-sélective, hypersensibilité oblige...

Comment choisissez-vous une séance, ou un programme en ligne, à la TV ?

Je n’ai jamais eu de TV, j’ai fait une exception pour un ordinateur avec beaucoup de retard. Réalisateur, acteurs, sujet influencent mon choix. Je prise les films « originaux », à connotations littéraires ou sociologiques, psychologiques…

De quelle manière une image animée vous stimule ?

En raison de sa singularité !

Quel film vous paraît le plus important ?

Le Feu Follet (1963) de Louis Malle… et L’Évangile selon saint Matthieu (1964) de Pier Paolo Pasolini.

Quel acteur et/ou actrice vous apparaît le/la plus attachant(e) ?

Maurice Ronet, Bernard Noël, Pierre Clémenti et beaucoup d’acteurs, actrices italiens, dont Vittorio Gassman, Anna Magnani.

Que signifie, surtout à vos yeux d'artiste, le cinéma ? 

« Le miroir des fantômes » ! Je ne saurais mieux dire, cher ami...

Quels liens tissez-vous entre lui et les autres arts ?

Un lien vital, « vitaliseur », vitalisant.

Quelle place occupe le ciné parmi votre propre mémoire ?

Comme une extension sensorielle, la dernière incarnation non de Vautrin, mais de l’artiste qui se survit.

Pourriez-vous vivre sans cinéma ?

J’essaierai de contribuer à le réinventer.

Quel avenir lui voyez-vous ?

La vidéo qui fait son cinéma, cinéma de l’avenir, sa renaissance dans la réalité virtuelle ?

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Le cinéma et toi

Caméra A (Jacqueline)

Le cinématographe est un art. Le film est une œuvre d’art. L’écraniste peint avec des pinceaux de lumière, comme l’organiste joue avec les souffles des tuyaux.

Ricciotto Canudo

Réalisateurs, qui tournez dans la chambre obscure,

Qui vous proposez de « déterminer l’état du monde, de suggérer des objectifs désirables »

Dans les temples, les vestiges d’histoires multiples,

Où de pseudos-figures de gens plus ou moins ordinaires, extraordinaires,

S’inscrivent idéalement, comme fantômes en toute mutabilité dans la matrice,

Longs et courts métrages hantés de figures-types, qui coïncident ici et là,

Qui nous font survivre par procuration à travers l’écran,

Vous et moi hypnotisés par le tittytainment,

Nous qui faisons comme nous pouvons, avec la contingence,

En quête de réciprocité, de preuves...

Caméra B (Jean-Pascal)

Dans les nations adeptes de l’anglo-saxon, le foyer pas si follet se transforme en fire à l’intérieur, le saviez-vous, qu’en pensez-vous ? Au siècle dernier, on parlait encore de film « inflammable », on se souvient, aussi, d’un célèbre et parisien incendie, charité bien cramée commence en salle, Madame. Pas d’arroseur arrosé, pas de lumière, point de Lumière, mais une allumette suspecte, qui soudain embrase les vapeurs indeed délétères d’éther, puis des victimes, en majorité féminines, supposée « bonne société » subito incinérée, des séances suspendues, un art de foire mal vu, l’invention consécutive d’une lampe électrique, chic. Se projeter au passé, le cinéma fit-il une fois différemment ? Ce mouvement désarmant, cette mécanique contradictoire, reproduisent à leur mesure l’archéologie de l’écriture, pratique elle-même fantomatique, tout autant autobiographique, davantage économique. Jadis, on faisait des offrandes, désormais, on disperse des (ses) cendres, on transpire en décembre, on voudrait bien du train, oui ou non ciotaden, descendre. Le sas traversé, le monde extérieur disparaît, l’alchimie s’accomplit, la fameuse « fenêtre », à présent presque obsolète, devient vite ouverte, désire que tu la pénètres, que tu te glisses, spectateur, spectatrice, au sein de sa fantasmatique matrice. En italien, tu le retins, le terme fantasma désigne l’esprit, la fantaisie, sombres ou jolis. En 2020, modernité masquée, muselée, assommée, si soumise, merci aux multiples « crises », les métrages nous (r)amènent vers d’autres rivages, visages, usages, paysages. Le libertaire Rainer Werner Fassbinder affirmait à raison qu’ils nous « libèrent la tête », pas que ceux de son adoré, adorable, Douglas Sirk. Malgré le conformisme, façon téléfilm, de la quasi-totalité, ils persistent à susciter l’espoir d’un rédempteur regard.       

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Images mirages

Comme un musée (du ciné pas muséifié) imaginaire, celui de la chère Jacqueline Waechter, où croiser, par ordre alphabétique, iconographique, Barbara & Brel, ensemble chez Franz (Jacques Brel, 1972), Pierre Clémenti, en Christ (de) complice (Clash, Raphaël Delpard, 1984), Charles Denner, en Narcisse austère (La Vie à l’envers, Alain Jessua, 1964), Jean-Pierre Léaud, en ado matelot (Les Quatre Cents Coups, François Truffaut, 1959), Anna Magnani & Tennessee Williams, dans un compartiment non de tueurs, plutôt d’âmes sœurs, Bernard Noël & Maurice Ronet, à la tablée du Feu follet précité, il caro Pier Paolo (Pasolini), en peintre mis en abyme de son Décaméron (1971).







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Surimpression

Nos écritures ainsi tressées, à partir de la prose poétique de votre article consacré à Hôtel des Amériques (André Téchiné, 1981).

Voilà une femme plus belle que d’ordinaire, c’est-à-dire Deneuve & Dewaere, avant Deneuve & Delon (Le Choc, Robin Davis, 1982), Sarde idem, si pragmatique d’apparence, si discrète souffrance, qui a vif besoin de se frotter au(x) feu(x) de l’amour miséricordieux, peut-être harmonieux. Fatiguée par une conduite nocturne, gare au coltard, effectuée en état quasi-somnambulique, à la Carnival of Souls (Herk Harvey, 1962), allez, elle va rencontrer, de manière (pas si) inopinée, son alter ego, d’âme et d’arme son frérot, en la personne d’un jeune homme anachronique, à la figure romantique, survivant tout décalé dans son époque (de cloportes), se transformant en guide occasionnel, pour touristes échoués dans une villégiature de bord de mer douce-amère, où le temps semble s’être arrêté, sinon scellé, un être écorché vif comme elle, qui évolue (ou régresse) à la dérive, perdu au milieu de gens tuant le temps et trompant leur ennui, joués, floués, entre flot et casino, des foules de passagers éblouis, un peu endormis, spectateurs assoupis villégiaturant en un lieu triste et sublime à la fois, où l’électrique et aphasique Andrzej Żuławski reviendra (Mes nuits sont plus belles que vos jours, 1989), oui-da, un espace de rêves pour (im)migrants en transit, pour friqués derelicts, et qui ressemble, à s’y méprendre, à un no man’s land en carton-pâte de cinéma, décor de mort, de croque-mort, façade océane d’art funéraire, il faut s’y faire.

Auprès de ce jeune homme, telle la salamandre, nom de la maison de maître dont elle a hérité de son précédent amant architecte, possible clin d’œil du réalisateur à celle d’Alain Tanner (La Salamandre, 1971), Bulle Ogier s’y brûlait, tel le phénix, délestée de malice, elle va renaître de ses cendres, oublier le chagrin malsain, causé par la noyade de son grand amour, esthète amoureux fou, utopiste et visionnaire, mon cher. Entre attirance et répulsion, Polanski au tapis, une course contre la montre va démarrer entre eux deux, une sorte de conte de fées défait, tragique, racontant la trajectoire de papillons aveuglés, lancés dans une toile de constellations sentimentales, des amours éperdues, piégées dans un maillage de relations troubles, des amours ambiguës, dignes d’entremetteurs emberlificotés dans des récits plein d'accrocs, égarés dans un réseau temporellement coloré, funambules d’ombres (se) jouant des fils ténus de la vie matérielle. Entre elle et lui, un amour sur sables (é)mouvants, mais, surtout, un tissage de souvenirs, qui les reliera malgré eux, et leur brisure intérieure, pour toujours. Drôle d’endroit pour une rencontre (1988), dirait François Dupeyron, tandis que Gérard (Depardieu, nom de Dieu) survit à Patrick, sic gloria mundi transit, à Biarritz ou à Paris, sur la surface d’une plage, d’un plan, d’un instant, si lancinant.

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Générique (de fin)

Croyez-le ou point, il existe bel et bien un film intitulé Jacqueline (Roy Ward Baker, 1956), a priori petit exemple de ciné en kitchen sink (realism) classé. Pour savoir qu’est-ce, (re)voyez Kes (Ken Loach, 1969). Et Leo McCarey se remaka lui-même, avec l’aide de Deborah Kerr & Cary Grant, successeurs d’Irene Dunne & Charles Boyer (Elle et lui, 1939 + 1957). S’aimer, se désaimer, s’attester, se détester, les femmes, les hommes, paraissent passer leur temps, pas seulement sur un écran, à le faire, aujourd’hui, hier. Il leur reste à (ré)apprendre à (se) sourire, à (s’)écrire, à l’écart du pire, en reflet fertile des films qu’ils admirent.

Commentaires

  1. Quelle belle synergie créative !
    Mille mercis à vous pour la qualité du texte, l'éclairage et la belle mise en images !

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    Réponses
    1. Comme dit "Bogie" dans la coda de Casablanca : " I think this is the beginning of a beautiful friendship ", yes indeed...
      Merci à vous, de vos commentaires, de vos compliments, de votre inspiration, de votre participation.
      Continuons d'avancer ensemble, quand bon vous semble !

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    2. Ajout au palmarès : Phantom of the Paradise
      Un film de Brian De Palma
      Avec Paul Williams, William Finley, Jessica Harper

      "Winslow Leach, jeune compositeur inconnu, tente désespérément de faire connaître l'opéra qu'il a composé. Swan, producteur et patron du label Death Records, est à la recherche de nouveaux talents pour l'inauguration du Paradise, le palais du rock qu'il veut lancer. Il vole la partition de Leach, et le fait enfermer pour trafic de drogue. Brisé, défiguré, ayant perdu sa voix, le malheureux compositeur parvient à s'évader. Il revient hanter le Paradise..."
      https://www.youtube.com/watch?v=UG2mtrTEDUU

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    3. Un chef-d'oeuvre cher à mon cœur, du cher Brian De Palma, oui-da, et viva ce poétique et politique cinéma-là !
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2015/08/linsoutenable-legerete-de-letre-notes.html
      Jessica Harper for ever :
      https://www.youtube.com/watch?v=M-9arBm8pOk
      https://www.youtube.com/watch?v=4efmfbF_7Do

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