Phantom of the Paradise : Black Swan

 

Disons De Palma décrit par Derrida…

Pour la précise et précieuse Jacqueline

A

Que le cinéma, de façon fondamentale, s’avère un art funéraire, nul ne le niera, surtout pas Jacques Derrida. La chère Jacqueline Waechter m’orienta vers cet article signé Adolfo Vera, basé sur deux « interventions » du penseur de la « déconstruction ». Au lieu de commenter un commentaire, merci mais mieux à faire, de (re)formuler mon propre rapport au ciné, à ses fantômes, en effet, en reflet, à son miroir mouroir, donc à notre interminable mort, une fois encore, je décidai de réactiver le vocabulaire derridien, d’appliquer ce particulier lexique, en projecteur cinématographique, parmi le Paradis ; voilà le résultat, appréciable ou pas. Auparavant, en 2015, voici ce que j’écrivis, avec ma voix (voie) à moi, au cours d’un parcours intitulé L’Insoutenable Légèreté de l’être : Notes sur les comédies musicales :

Vicki Page résonne avec la Phoenix incendiaire de Phantom of the Paradise : Brian De Palma, son inconditionnel admirateur, délivre avec cette adaptation « pirate » de Leroux (et de Goethe, Wilde, Rostand, parmi d’autres) un chef-d’œuvre réflexif et jubilatoire d’intelligence, de cruauté, de grandeur poignante. Les chansons lyriques de Paul Williams, récemment ressuscité par les Daft Punk (à l’instar d’un certain Giorgio Moroder), scandent à la perfection le chemin de croix musical et métaphysique de Winslow Leach, compositeur défiguré par l’industrie du disque, spolié par le terrifiant et fascinant Swan, pivot de ce monde infernal, au centre de sa platine dorée depuis laquelle il auditionne et taille sur mesure ses mercantiles et réjouissants produits. Maître de la mode et des (mauvaises) mœurs, âme damnée qui finira sans visage à son tour, durant un final d’anthologie, happening brouillant définitivement toutes les frontières, de la scène, du genre, des émotions contradictoires, ce cygne noir mabusien, spectre au nom proustien, aimable gnome repoussant de conte de fées pour adultes (partouze avec son harem, sur un lit gonflable circulaire sous l’œil des caméras), au-delà de la satire d’un milieu, reflète la part d’ombre du réalisateur, sa lumière illustrée par son meilleur ennemi indispensable, menaçant et talentueux esclave. La caméra vraiment prima donna du cinéaste mélomane peint un métaphorique autoportrait, en artiste cynique et sentimental, démiurge promis à la ruine et prolétaire idéaliste rendu aphone par le capitalisme (des sons, des images, des sentiments et des utopies).   

B

Dans un fameux manifeste, Marx affirmait que le spectre du communisme hantait l’Europe. Au royaume du cynisme, celui de la sincérité (re)fait surface. Opus d’anthologie, Phantom of the Paradise (Brian De Palma, 1974) s’apprécie aussi en petit précis d’hantologie. Swan symbolise par excellence la spectralité du ciné, présence/absence au carré, despote démultiplié en copies protégées, en archives sauvegardées, miséricorde du replay, remplacement du play-back. Face à la fantomalité frontale et freudienne du cinéma fantastique, du Phantom colérique, mélancolique, il incarne une désincarnée, « inquiétante étrangeté », il agit, drogue à l’appui, en Caligari, en Svengali, il dispose de l’hypnose, il trafique la fascination, il décide ou non de l’identification, de l’auditeur, du spectateur. Si les films s’assimilent à une série infinie de deuils magnifiques, à un travail du deuil magnifié, puisque prêts à se laisser impressionner, par toutes les mémoires endeuillées, dérobées, par les moments tragiques, épiques, prosaïques de l’Histoire, des histoires, à se transformer en simulacre absolu de la survivance absolue, miracle spectral accompli, par témoins interposés, au terminus de l’humanité (Shoah, Claude Lanzmann, 1985), Swan dirige les explicites Death Records (triple sens du terme en anglais), à la fois disquaire industriel, recordman dépourvu d’âme, fossoyeur d’innocence(s), de différences, des différances. Sujet-objet interrogé, représenté, le philosophe se sent dépossédé de son double, enregistré à un instant T, à l’instar du tandem miroité, inversé, formé par Swan & Winslow. Ce sentiment de familière altérité rappelle le célèbre « stade du miroir », identification infantile à une image identitaire, spéculaire, parasitaire, en l’occurrence contrat de cinéma, dont l’autodafé signifie la fin du fourbe, du film, de la tragi-comédie musicale, infernale. Régi par la sélection, la compétition, le paradis maudit (dys)fonctionne, en définitive, à l’amnésie, à la nostalgie, au consumérisme, au plagiat, aux apparences opposées à une relation de confiance, de contemporanéité, de réciprocité. La spectralité s’occupe par conséquent de décalage, un brin antonionien, de sombre et suréclairé présage, au risque de l’anachronisme, de simultanéités dissociées, Derrida himself en fera l’expérience ironique, iconique, avec la disparition-réapparition de sa Phoenix à lui, dénommée Pascale Ogier, muse éphémère d’Éric Rohmer (Les Nuits de la pleine lune, 1984), héroïne de son époque emportée par l’héroïne, éloquente démonstration délocalisée, donnée par le spectre de son spectre, de l’affirmation des fantômes, épiphanie toutefois modérée, dédramatisée, par une Bulle Ogier encore étonnée, lisez J’ai oublié, de l’étonnement du principal intéressé, qui s’attendait à recevoir une sienne réponse à sa lettre de condoléances, pas de (seconde) chance. 

C

Sueurs froides (Alfred Hitchcock, 1958), on s’en souvient, on le sait, modernisait le mythe d’Eurydice, passé au tamis du cinéma méta. En partie relecture de celui de Galatée, peuplé par deux pygmalions empoisonnés, Phantom of the Paradise dessine une femme forte, ne dépeint pas une femme morte, ce que feront Obsession (1976), Carrie au bal du diable (idem), Pulsions (1980), Blow Out (1981), Body Double (1984), Outrages (1992), Le Dahlia noir (2006) et Redacted (2007). Délestée de ses cendres, décorée de son adolescence, Phoenix défie la tentation du terrorisme idéaliste, le vieillissement du vis-à-vis en vidéo, elle chante, elle enchante, elle déchante, elle possède la sagesse de la jeunesse, elle donne le baiser du décès, elle porte, pour l’éternité relative de la cinéphilie partagée, les traits, la voix, le talent, l’aura, de la chère Jessica Harper, sur le point d’apprendre la danse démence, d’y (sur)vivre une (re)naissance, au sein malsain de l’académie matriarcale de Suspiria (Dario Argento, 1976). Du fantôme vers la femme à travers le fantasme – ainsi se résumerait l’odyssée mélodramatique, acception étymologique, d’un duo d’hommes in extremis terrassés, au propre, au (dé)figuré, y compris au sommet d’un moralisateur clocher, pour avoir préféré l’illusion, la simulation, la (re)création, la répétition, les répétions, au lieu de décider d’aimer, démasqué, en adulte, loin du tumulte, des femmes fréquentables, imparfaites, honnêtes et suspectes, pour ce qu’elles leur offraient, pour leur rétive réalité, leur tendresse faillible, fragile, de traîtresses trahies. En antidote à de tels désastres, certes superbes, orgueilleux, merveilleux, en alternative à l’autarcie du studio, du huis clos sado-maso, en riposte à la tristesse parfois souriante, communicative connivence, de la pornographie, d’hier, d’aujourd’hui, il conviendrait de congédier tous les spectres, de se tenir à l’écart de l’écran, de (se) désirer, ici et maintenant, dessillés davantage que dégoûtés, afin d’adouber le « bonheur ignoble d’ici-bas », méprisé par Mallarmé, conspué à un Baudelaire épistolaire. L’improbable Paradis, laissons-le faire, essayons d’adoucir le quotidien enfer, d’être cinéphile sans être nécrophile, de saluer les sirènes, fi de filets, d’éviter les écueils, les cercueils, les hommages, les muselages, maux sociaux, et d’opter, même désaccordés, pour le belcanto, à la place du pénible lamento, subito presto.

Commentaires

  1. Doublement faustien tel est ce pacte infernal qui fait que Winslow va vendre son âme à Swan ce dernier lui-même signant un pacte avec son ombre maléfique afin d'être éternellement jeune, dans le jeu kafkaïen de sociétés secrètes emboitées, la dépossession de l'artiste c'est premium, rien de tel que ce fantôme de l'homme et fantôme de l'oeuvre qui plane sur le lieu du sacrifice pour faire du blé, son beurre.
    Pour magnifier la surenchère musicale façon du crime du siècle, la musique flamboyante de la scène dantesque glorifie la mort de l'artiste en direct,
    face un un public de fosse aux lions, la musique délirante autant qu'envoûtante
    en couvrira autant qu'elle en démultipliera l'écho de l'ultime cri final.
    Le système de la machine à produire des idoles a sans cesse soif de chair fraîche,
    en permanence il lui en faut de nouvelles fournées pour se régénérer, l'illusion n'est pas la plus cruelle des aliénations, mais de la consommation de ces spectacles:
    La mutilation est partout présente, le système mange et vide l'humain de sa substance
    vitale
    "Quelle capacité de digestion!
    Et quelle capacité de chier!»
    Pasolini

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    1. Enzo Ungari "immagine del disastro, cinema, shock e tabù",

      "Séduisant, le cheveu gris en bataille. Jacques Derrida délire face caméra, en rock star philosophique. Il délire les fantômes, le cinéma comme art de la fantômachie. Il a cette coquetterie perceptible dans l'oeil - la pensée comme flirt. De fait, c'est à une très jeune fille qu'il s'adresse, mais d'elle on ne voit pour l'heure que la nuque, entièrement dégagée, les cheveux remontés en arrière, en chignon.

      "Après cinq minutes d'envolée, le David Bowie de la déconstruction philosophique demande doucement à la jeune fille : " Et vous, vous y croyez aux fantômes ? " Enfin, alors, on l'aperçoit : brune, belle, pâle et livide. Ses traits sont de porcelaine. L'arête de son nez est fine, comme dessinée d'un trait de canif. Ses grands yeux, perdus dans le vague... " Si je crois aux fantômes ? Absolument. Maintenant, absolument. " Elle dit ça d'une voix absente à la diction détachée, une voix encore d'enfant, pleine de sanglots, une voix prête à se briser. Sa voix de Pascale. C'est simple, on dirait une revenante;"
      Let's make our lives look as pefect as a movie." "
      " Pascale avait flashé sur une dame incroyable qui tenait un minuscule salon de thé désuet, près du Sacré-Coeur, une dame avec un chignon gigantesque", se souvient Benjamin Baltimore.
      (C'est vrai pour le salon de thé désuet, je l'ai connu et Benjamin Baltimore je l'ai croisé également dans ces époques là d'ateliers artistiques en mal d'époque phare...)
      Pascale offre à Jarmusch un exemplaire d'un roman qui est alors un secret que ne partage qu'une centaine d'initiés à Paris, Rose poussière de Jean-Jacques Schuhl;
      A Paris, dans les rues , trente ans plus tard, ce n'est pas une mais trente Pascale, une par année d'absence, que nous avons aperçues. Même noeud dans les cheveux, même fragilité, même beauté d'Ophélie. Les fantômes ont la vie dure.A Paris, dans les rues , trente ans plus tard, ce n'est pas une mais trente Pascale, une par année d'absence, que nous avons aperçues. Même noeud dans les cheveux, même fragilité, même beauté d'Ophélie. Les fantômes ont la vie dure."
      https://o.nouvelobs.com/pop-life/20141024.OBS3105/pascale-ogier-fantome-de-la-pleine-lune.html#

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    2. Merci pour cette évocation assez vivante, qui esquisse un rassemblement d'individualités, davantage qu'un groupe ou une école placés sous le signe de l'unifié, à l'instar d'une certaine Nouvelle Vague.
      Et Brian De Palma connut de (très) près Elli Medeiros...

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    3. Question lavage de cerveau, "cancel culture" musicale :
      https://www.diapasonmag.fr/a-la-une/aux-etats-unis-beethoven-victime-de-la-cancel-culture-31216

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    4. Ceci, assez désolant, rejoint le lien disneyien ; ah, politiquement correct, quand tu nous (dé)tiens !...

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    5. extrait d'un Entretien Avec Le Philosophe Jean-François Mattéi
      http://marcalpozzo.blogspirit.com/archive/2009/10/24/entretien-avec-le-philosophe-jean-francois-mattei.html
      "Alors comment vivre aujourd’hui ?
      Vivre en aveugle, ou faire ce que nous demandent Nietzsche et Camus : créer quelque chose. C’est l’idée du Zarathoustra : il faut assumer le surhomme, c’est-à-dire, l’idée qu’il faut la création, et même si l’univers, - Camus dit « le monde » -, même si le monde m’écrase, de façon toute pascalienne, il faut imaginer Sisyphe heureux. Heureux parce qu’il crée une œuvre. Et même s’il n’y a rien derrière ni devant, même s’il n’y a que l’attente de la mort, et la dislocation de toute chose, on peut essayer de donner un sens à cette vie par la création. Mais c’est une morale extrêmement aristocratique."

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    6. Entretien assez intéressant, à défaut d'être renversant, dont retenir ceci, surtout pour vous : "l’art n’est plus qu’une foire économique dans laquelle les galeristes font monter et descendre la côte des artistes. Le monde de l’art est devenu un grand marché de la consommation."

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