Blue Steel : Magnum Force

 

Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Kathryn Bigelow.

Cinéaste inégale – l’estimable Démineurs (2009), le dispensable Zero Dark Thirty (2012), le sympathique Point Break (1991), l’anecdotique Le Poids de l’eau (2000) et pas si marginale – des femmes derrière la caméra, on en dénombre même aux USA –, Kathryn Bigelow signe ici un troisième film intéressant, à défaut de passionnant. Co-écrit par Eric Red, le scénariste de Hitcher (Robert Harmon, 1986) et du sien Aux frontières de l’aube (1987), Blue Steel (1990) ferait se croiser La Femme flic (Yves Boisset, 1980) et American Psycho, le roman moqueur, sinon majeur, de Bret Easton Ellis, paru en 1991, pas son adaptation à la con selon Mary Harron (2000). Prise en sandwich, presque au sens propre, sale, salé, de l’expression, puisque ses deux scènes sexuelles, duo de différents amants, l’un réchauffant, l’autre refroidissant, à l’opposé s’enchaînent, l’impeccable Jamie Lee Curtis compose une policière trentenaire au bord de la crise de nerfs, aux prises avec un alter ego molto dingo, comme si de trader aisé, cette « misanthrope » activité, le boulot soudain lui montait au ciboulot, surtout après passage à l’épicerie de quartier braquée, revolver en l’air, par terre, trouvé, volé. Si Miss Curtis amuse, émeut, (se) tétanise, par exemple chez John Carpenter (La Nuit des masques, 1978), Charles Crichton (Un poisson nommé Wanda, 1988) Steve Miner (Forever Young, 1992), James Cameron (True Lies, 1994), que la réalisatrice, alors mariée à lui, in extremis remercie au générique, via des initiales énigmatiques et explicites, ou, récemment, Rian Johnson (À couteaux tirés, 2019), Clancy Brown & Ron Silver ne déméritent pas, loin de là, aussi solides que dans La Promise (Franc Roddam, 1985) et L’Emprise (Sidney J. Furie, 1982).

Film féminin jamais manichéen ni misandre, Blue Steel s’apprécie en étude active sur la violence, notamment sexuelle. L’aimable et modeste Megan Turner ainsi subira un viol à domicile, figure du hom(m)e invasion typiquement américaine, héritage du territorial western, sa mère, poignante et revenante Louise Fletcher (de Vol au-dessus d’un nid de coucou, Miloš Forman, 1975, l’affreuse infirmière) encaissera les coups de son époux relou. Notre « cadette » peu suspecte, à laquelle néanmoins tous les mecs ne cessent de demander pourquoi elle exerce ce métier, à l’instar des puritains malsains, pléonasme, apprentis psys, sondant idem les performeuses de la pornographie, en sus de surmonter son trauma, donc d’occire par procuration son déplorable, plutôt que détestable, papa, perspective œdipienne déjà choisie par Hitcher avec en ogre routier pour Petit Poucet US le regretté Rutger Hauer, va devoir affronter son vrai-faux reflet, se confronter à un abîme intime, nietzschéen régime. Virale, la violence n’épargne personne, conduit à la sidération, cf. le groupe mutique assemblé devant la boutique bousillée, devant le cadavre invisible, angle mort mémorable, jouxte itou la jouissance, je renvoie vers le sang de la pauvre prostituée, dont se baptise le bien nommé Hunt, chasseur de malheur, en écho, justement, à l’assassin mystique du Sang du châtiment (William Friedkin, 1987). Bigelow laisse à des confrères et consœurs moins adultes, moins doués, d’une moindre lucidité, les affres du féminisme, les écueils de la complaisance, y compris pendant le meurtre de la meilleure amie, seconde mère fissa au cimetière. Modèle de représentation morale, pas moralisatrice, Blue Steel prend ses personnages et son sujet au sérieux, dépasse son manque de rythme, surpasse le risque du mythique.


Dès l’ouverture programmatique, disons macrophotographique, sur une arme rapprochée, explorée, détaillée, dès l’incipit en forme d’exercice de police un brin brechtien, au terme duquel le couple de l’agresseur et de l’agressée s’accordent un drolatique baiser, Blue Steel se donne à lire en film mental, en fable affable caractérisée par un emploi généralisé de la longue focale. Éclairé par le DP Amir Mokri (La Putain, Ken Russell, 1991, ou Lord of War, Andrew Niccol, 2005), ce métrage d’un autre âge, dépourvu d’ordinateurs, par conséquent pourvu d’épuisants fichiers papier à éplucher, ressemble à un rêve éveillé, à un cauchemar au carré, celui du récit, dramatique, celui du bad dream, prophétique (et très didactique). On s’en souvient, Clark Kent & Lois Lane survolaient New York en tandem (Superman, Richard Donner, 1978), moment romantique retravaillé par Kathryn en mode menace implicite. Assez superficiel, pourtant point à la truelle, ce duel existentiel, à balles réelles, se débarrasse du paysage, s’enivre de visages, eux-mêmes terres hospitalières et mortifères, fraternelles jusque dans la folie plurielle. Avec son absence systématique de profondeur de champ, avec ses arrière-plans abstraits, dématérialisés, ce thriller à insuccès possède un symbolisme d’intériorité, une élégance de la souffrance. Co-produit par Eward R. Pressman & Oliver Stone, c’est-à-dire par un obstétricien de talents, un financier de classées séries B souvent dignes de curiosité, par le réalisateur de Wall Street (1987) et de Tueurs nés (1994), sa réflexion personnelle, berlusconienne, dédiée à la pandémie à médiatique main armée de son pays précieux, pourri, de sa criminelle imagerie, Blue Steel ne s’autorise à la psychanalyse, au marxisme.

Item initiatique, onirique, sensuel, remarquez le discret panoramique vertical sur le soutien-gorge immaculé, bientôt par le formel uniforme caché, notez l’érotisme suggestif de l’étreinte attendue, bienvenue, bien traitée, bien sûr cruel, Blue Steel résiste à l’usure des années, du ciné, oui ou non bleuté, car conte nocturne et mélodrame humide, où boire, pleuvoir, mouiller, se mouiller, au propre, au figuré. In fine, il se termine à contre-sens du sombre Syndrome de Stendhal (Dario Argento, 1996). Asia, elle-même fifille d’un célèbre papa, on n’en sort pas, femme flic malade, magnifique, amoureuse, malheureuse, violée, violentée, victime devenue bourreau, y perdait définitivement la raison, escortée en pleine rue enténébrée par une cohorte de policiers comme sur le point de l’encore tourmenter, « en réunion » de l’outrager, (re)lisez-moi ou pas. Davantage magnanime, Kathryn sauve son héroïne, certes vide, vidée, blessée, pas brisée, sortie de la voiture-bélier pour increvable démon à répétition par un officier de douceur doué, merci au ralenti. Yves Klein, on s’en souvient, bis, sans malice immortalisait les traces déréalisées, azurées, de modèles cependant incarnés, colorés, se prenait suspendu, se photographiait en train de ne pas chuter. Dans Blue Steel, Jamie Lee Curtis accumule les bleus au corps, à l’âme, s’arme, ne désarme, tombe de haut, prince charmant trop beau, en train de la lâcher depuis un hélico à la Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958). Tandis que les hommes « s’énervent », entendent des voix, ne regrettent leur divorce, un peu tard accordent leur confiance, leur croyance, déséquilibrent leur solitude, leur mélancolie, par des minutes de tendresse, de répit, les femmes se tournent vers la vie, réalisent leurs envies, taquinent les « comptables », vendent leurs charmes et vaillantes, vivantes, survivent, par définition infanticides – chaque mère nous met au monde, jugé merveilleux ou immonde, chacune nous condamne à mourir, pour cela, hommes et femmes, nous savons parfois les punir, pas suffisamment les chérir –, moralité nuancée, tout sauf désespérée, du recommandable Blue Steel, filmé avec clarté, empathie, pertinence et style. 

Commentaires

  1. "hommes et femmes, nous savons parfois les punir, pas suffisamment les chérir" eh oui !
    le cinéma de Kathryn Bigelow cherche à faire le tour du motif de l'univers masculin, de sa prédilection pour la violence, de la terreur, ce reflet déshumanisant dans le miroir de la caméra, interpeler politiquement relativement à l'humanité menacée, dans le but d'éveiller les consciences de manière planétaire, Amérique oblige...
    pour la tendresse masculine en version blues ; GIL SCOTT HERON - WE ALMOST LOST DETROIT (LIVE AT 98.3 SUPERFLY) https://www.youtube.com/watch?v=6L-g3Rkp63E

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Prédisposition de l'espèce, plutôt, cf. l'odyssée kubrickienne, molto ironique, l'intelligence inséparable de la violence, puisque l'outil simiesque aussitôt une arme experte...
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2015/08/final-cut-notes-sur-le-montage.html
      Beau blues très doux, que je découvre grâce à vous ; Meryl en Karen et Delerue toujours (le) bienvenu :
      https://www.youtube.com/watch?v=780cDalvTOg

      Supprimer
    2. En réponse amicale ce clin d'oeil malicieux sur le boulevard du crépuscule : https://jacquelinewaechter.blogspot.com/2016/01/night-on-earth-le-vehicule-de.html?showComment=1510751335194

      Supprimer
    3. Relecture impure, précieuse, facétieuse, rapide, incisive, d'un titre dont je garde un souvenir vaguement léthargique...
      Taxi d'Orient, à présent :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2018/02/taxi-teheran-permis-de-tuer.html
      Sinon, la radicale ou dispensable Dalle se déguise désormais en incendiaire incendiée sur le bûcher de Noé :
      https://www.youtube.com/watch?v=t9MpkMtVhME

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir