Stop Making Sense : Control
Au foot, 11 joueurs + 1 entraîneur ; au ciné
mélodique, un groupe de 9 + 1 œil neuf.
Tandis que David Byrne me remémore un
Ian Curtis délesté de ses tourments, que sa gestuelle substitue l’énergie à
l’épilepsie, je me dis que Jonathan Demme sut en effet filmer cette (triple) prestation
hollywoodienne, sise en décembre, des Talking Heads, que son documentaire
mérite son excellente réputation, même si je ne raffole guère des superlatifs
de saison, d’occasion, du style « le plus grand film de concert du
monde », amen. Désormais en
ligne et en 480 p, s’il vous plaît, Stop Making Sense débute par un
générique en écho à Giacometti dû au spécialiste Pablo Ferro, qui s’auto-cite
au service de Kubrick, revoyez donc celui de Docteur Folamour.
Ensuite, le longiligne David entre en scène, littéralement, immaculé, en solo, accompagné
d’une cassette de tempo (puis d’une console quasiment hors-champ). Un homme, une
guitare, un micro, une caméra :
voici Demme en harmonie avec le dispositif d’abord dépouillé de la tête
pensante et chantante, conçu en développement (en maison à bâtir ou à brûler), puisque
tous ses camarades le rejoignent progressivement, leur matériel installé en
direct par l’équipe technique, men in
black efficaces et discrets. Plus tard viendront les murs de mots et
d’images, le lampadaire à la Fred Astaire, à la Lynch, second David,
l’éclairage lacté, stroboscopique, expressionniste, acmés remarquées d’un écrin
surtout serein, tout sauf ostentatoire, en partie tributaire des recherches sur
la lumière et la scénographie de Bob Wilson, occupé à l’époque par l’opéra
historique de Philip Glass intitulé The CIVIL warS. On dira la même
chose du travail du cinéaste, épaulé par le brillant DP Jordan Cronenweth (Au-delà
du réel, Blade Runner et un trio de Phil Joanou, dont U2:
Rattle and Hum) – ici, la mise en scène du spectacle se trouve et se
savoure à l’unisson de la réalisation du film, rétive à la paresse de la
captation.
Disparu l’an dernier, Demme demeure sans
doute dans la majorité des esprits comme l’auteur du poussif Silence
des agneaux, rédimé par le tandem
Foster/Hopkins et la partition captivante de Howard Shore, du consensuel Philadelphia,
gros mélo homo-hétéro auquel on peut préférer la version courte du clip live et déambulatoire de Bruce Springsteen.
Personnellement, je (vous) cède ce duo et conserve un agréable souvenir de Last
Embrace (rebaptisé Meurtres en cascade par un
distributeur français malicieux), polar hitchcockien au romantisme maladif musicalement
magnifié par le magistral Miklós Rózsa. Quant au diptyque Dangereuse sous tous rapports
+ Veuve
mais pas trop, ce que j’en vis valait pour Michelle & Melanie,
Mademoiselle Griffith perruquée à la Louise Brooks et Mademoiselle Pfeiffer
mariée à la mafia, voilà, voilà. En 1984, l’élève de Corman et ses sept
cadreurs immortalisent une performance toujours stimulante, souvent
électrisante, rarement passionnante, au moins pour un non-fanatique, je le
confesse. Après, il mettra en valeur Neil Young et les survivants de New Order,
boucle bouclée (ou nœud coulant) avec l’incipit
de mon article. Du talent, du vivant, de l’ardent, Stop Making Sense n’en
manque pas, et malgré son titre antithétique nostalgique, chaque plan fait
sens, contrairement et alors à contre-courant de l’hégémonie de MTV, de son
surdécoupage d’un autre âge. JD sait saisir les visages, les corps, les
complicités, le plaisir de jouer, d’exister ensemble, devant un public acquis,
en retrait, à la pleine présence participante esquissée in extremis, caméo du director
casqué, lunetté, inclus. Cette précision, cette clarté, cette virtuosité disons
manufacturée, à peine nantie d’une dolly,
se retrouvent au niveau du son (numérique), où chaque instrument possède sa
texture à une juste mesure, je pense par exemple à la basse de la souple Tina
Weymouth, première co-équipière de Mister
Byrne et membre du Tom Tom Club.
Certes, certains pourront regretter
le peu de surprise de l’entreprise, son cadre (audiovisuel) constamment
contrôlé, propret, à l’image du concert lui-même, une heure trente pleinement
professionnelle, dépourvue du décousu, de l’accidentel. Dans Pandora,
James Mason faisait l’éloge de l’imprévu, sa beauté nécessaire à la vitalité du
tableau. Celle de la petite dizaine de musiciens se suffit à elle-même et Demme
le comprend, ne se méprend, la filme en réalisateur de longs métrages, en mélomane
sensible au rythme, au montage (signé Lisa Day), à l’émotion d’un double
espace-temps, le scénique accordé au cinématographique. La réussite du titre
tient dans sa limite, son humilité attentive, sa proximité capable de
retranscrire au mieux l’élégance, la prestance, l’intelligence ludique de David
et ses acolytes. En guise de rappel, terme polysémique adéquat, je laisse la
parole au principal intéressé, qui retrace la genèse du projet, la mauvaise
passe de son comparse en bisbille avec un studio, souligne les influences du show, notamment religieuses ou
asiatiques, justifie l’idée pionnière d’enregistrer en digital, le producteur Gary Goetzman préoccupé de pérennité, celle
de minimiser le re-recording
eugéniste, parle de Katy Perry, Hal Hashby, remercié durant les credits, de sa façon de filmer les
Stones. Par définition, un concert propose une expérience de déplacement, de socialisation,
en opposition à l’écoute domestique individuelle, et Byrne & Demme
parviennent aussi à rendre ceci, à le donner à voir et entendre à travers un
chanteur solitaire successivement entouré de (ses) camarades de jeu, au double
sens du mot. Le cœur s’accorde par conséquent au chœur et la joie que procure Stop
Making Sense procède à son tour du sentiment collectif, d’une frontière
invisible entre les artistes et le public enfin renversée par l’immanence de la
vaillance partagée, aux dépens des ans. Plutôt que parler (pour ne rien dire),
ces têtes-ci et ce cinéaste-là surent ainsi mettre en musique et en images une
forme séduisante de solidarité.
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