Le Livre du rire et de l’oubli

 

Compatriotes et collègues, monologue et méthode…

Ultime livre et livre ultime, car Camus accidenté à la Duvivier ? « À peu près », en effet, puisque parution autonome, écartée du recueil L’Exil et le Royaume, manuscrit non terminé du Premier Homme coincé au creux de l’habitacle de l’épave. Les platanes ne pensent ni ne se déplacent, hélas, alors que le roman testament de l’auteur majeur gamberge le long des berges d’une Amsterdam aux dames rémunérées, aux âmes damnées, à Brel & Maas (Amsterdamned, 1988) mes amitiés. Relecture renversée de L’Étranger, La Chute n’en possède l’opacité, carbure à la confession alcoolisée comme contamination de culpabilité, substitue le suicide à l’homicide, salut au mythique Sisyphe. Le Caligula du cher Albert, que celui de Brass plus austère, davantage adepte de la « débauche » que du « malconfort », à raison, à tort, adoubait le désordre, révolté d’absurdité désireux d’ordre. Le Jan malvenu du Malentendu, idem à identité dédoublée, dissimulée, finissait victime d’un maternel infanticide, maman pas morte, plutôt féroce, flanquée de sa sœur, aubergistes assassines avides d’ailleurs, de solaire, de grand air. Jean-Baptiste, ludique et triste, en complice compagnie, autour de minuit, se tourmente en Hollande, se remémore son remords, se raconte à la ronde, ironise in extremis, vive l’irréversible, adieu à la seconde chance de malchance. Durant le procès point kafkaïen, dostoïevskien, de Meursault, du coup de feu et de chaud, la foule s’esclaffe ; immaculée, ensanglantée, Carrie la cadrera aussi. Si Bergson se questionne, le pire resurgit ici, au souvenir du rire. Clamence ne (ré)clame aucune clémence, « prophète » d’opérette, « juge-pénitent » à présent, jadis, à Paris, avocat Casanova, altruiste fumiste, puis, en Afrique nordiste, « pape » pathétique. Se prenant pour Cerdan & de Gaulle, notre « Janus » découvre donc la lucidité, la duplicité, l’omniprésent jugement, le « bonheur dans l’esclavage », dira Paulhan à propos de l’O de Pauline Réage. Titre prosaïque et symbolique, prénom, réel ou non, très connoté, chouïa de Shoah, doigt de Dante, Inferno (re)voici au Mexico-City, langue élégante, s’en excusant, versus écriture (Alger la) blanche du début des années quarante, l’interlocuteur, tel le lecteur, écoute illico le credo du tartufe rétif au lyrisme, au sentimentalisme, fortiche de l’aphorisme, cador du paradoxe, qui se fait frapper au feu rouge, humiliation sans commotion, résiste au « romantisme » de la Résistance, bel et bien souterrain, s’exerce au recel domestique de retable biblique, dérobé, décroché. Les apparences sous la pluie plongées, l’innocence autrefois crucifiée, Christ coupable innocent, le sachant, ne le supportant, demeure de la vie le jeu si sérieux, impossible à prendre au sérieux, la règle du jeu, au revoir, Jean Renoir, celle, peu sérieuse, acceptée, des « matches du dimanche », des planches passionnées. Persiste en sus un zeste de Grèce, paradis pédé, d’hypocrisie décrassé. Quant à la « cellule de crachats », elle plairait au prisonnier précité, épris en esprit de populace pugnace. Condamné à la solitude, à la « corvée » de la liberté, condamné à être libre, pontifierait Jean-Sol Partre, admirateur du livre, meilleur ennemi, il s’agit, ainsi asservi, Dieu merci, de se réjouir, de jouir, de sa « nature » obscure, de l’aveu affreux, du « charmant repentir ». Pareil à Pasolini, encore capital contemporain, martyr automobile, à trépas itou problématique, peut-être politique, traducteur ricaneur du social infernal selon Sade, Camus ne songeait se congédier (dé)muni de ceci, préférait suivre la piste de l’autobiographie. Fausse épitaphe, couverture en poche, tout sauf moche, décorée à contre-courant, ou pas autant, de la cathédrale de Nicolas de Staël, suicidé à sa façon, fi du pont, de la Seine malsaine, où coulent et s’écoulent les cadavres de Kurt Weill & Maurice Magre, le court parcours, au-delà de recadrer les humanistes autoproclamés, les magistrats du écris comme cela, sinon gare à toi, le gratin germanopratin, s’apprécie en petit exercice d’exorcisme, en héritier daté du fameux conte classé philosophique. Candide s’achevait via une leçon de jardinage, tant mieux ou dommage ; La Chute esquisse un protagoniste « miroir », repoussoir, de prétoire, abreuvoir, savoir, de parole, protocole, de conviction, non d’action. Tel l’empereur dessillé, obsédé, insensé, fraternel et cruel, il se pose de bonnes questions, auxquelles il apporte une mauvaise réponse, formule fabiusienne au sujet du parti de JM Le Pen. Caduc, délicat, le mea culpa ne lui convient point, le plaidoyer pro domo le séduit aussitôt. Modèle ? Mortel…          

Commentaires

  1. La Chute, de cet effet miroir de la débâcle de 1940 et de l'exode, (Là où Clamence le beau parleur a semble-t-il commencé quelque part à fuir, dans le mensonge , comme un second couteau si affuté lui-aussi comme pour mieux se retourner dans la plaie : dis-moi ce que tu fuis et je te dirai qui tu es, ou semble être en apparences de vraisemblance qui n'est pas vérité...)
    Voilà la condition de l'homme moderne depuis la WW2, et au bout du chemin tortueux de la confession en version soliloque, il y a la liberté douloureuse, l'absurdité et le côté effrayant d'un être moulé dans un vêtement d'habitudes; dans l'oubli de la transcendance, au final Camus peut-être Pascalien à sa façon : du fragment Contrariétés, et de la faiblesse de l'homme, le péché originel ayant fait perdre à l'homme sa vraie nature (D'où le côté versatile de l'homme perdu ayant chuté, déprimé une fois révélation faite au travers d'une confession d'un anti-héros en souffrance à la Camus) :
    "Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Mais qu’est‑ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est‑elle pas naturelle ? J’ai bien peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature." Blaise Pascal.

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    1. La dualité, mentale, comportementale, la duplicité, morale, inamicale, cela ne date d’aucune « débâcle », de jadis ni d’aujourd’hui. Cette problématique psychologique et historique s’applique davantage à D’entre les morts, vraie-fausse matrice de Sueurs froides (Hitchcock, 1958), le roman du célèbre tandem, paru deux ans avant celui de Camus, lui-même en dialogue à distance, en correspondance, avec le vénéneux Bruges-la Morte du siècle dernier, publié trois années en amont de la naissance officielle, franco-française, du cinématographe, machine fantomatique, nul retard du hasard. Chez Rodenbach puis Boileau-Narcejac, le passé ne saurait passer, trépasser, une femme l’enflamme, dédoublée, assassinée ou suicidée, un type pathétique dérive parmi une ville symbolique. La Chute reprend partiellement les éléments féminin et urbain, esquive le fantastique, la redite, aborde une obsession d’un autre style, sur un autre ton.
      À l’insaisissable et discutable « transcendance », ferment de reniement, occasion de dépréciation, construction de religion, donc de condamnation, du cœur, du corps, de l’esprit, de la vie, vomit Nietzsche, à juste titre, l’artiste lucide et sudiste préfère une immanence éphémère, sincère, humaine et sereine, plutôt qu’humaniste ou hédoniste, une « pensée de midi » sensuelle et existentielle, point de « péché originel » d’ailleurs lié, au niveau biblique, à la connaissance, à l’éthique, ensuite détourné, à cause du clergé, en crime sexuel, en saleté lubrique, on en revient au corps, encore et encore. Quant à la « nature », toujours impure, à moins d’être ermite, d’adopter le solipsisme, l’autarcique, à la place du politique, ce que commet Clamence à sa manière douce et amère, au costume de la « coutume », Pascal les retourne tel un gant, s’en amusant, s’en désolant, alors qu’il s’agit, disons-le ainsi, d’une dynamique dialectique, non de données innées, immuables, immobilisées. « L’existence précède l’essence », en effet, en résumé, pas seulement, puisque celle-ci se dissout et ressuscite à chaque instant, en chacun de nous, a contrario du clivage à dommage du « jugement » tissé au revers de la « pénitence », manteau trop beau…
      http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=505

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    2. Il ne faut pas être plus pressé que Dieu et tout ce qui prétend accélérer l'ordre immuable, qu'il a établi une fois pour toutes, conduit à l'hérésie. Albert Camus

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  2. "Vous êtes curieux de connaître mes aventures pontificales ? Rien que de banal, vous savez. Aurai-je la force de vous en parler ? Oui, il me semble que la fièvre diminue. Il y a si longtemps de cela. C’était en Afrique où, grâce à M. Rommel, la guerre flambait. Je n’y étais pas mêlé, non, rassurez-vous. J’avais déjà coupé à celle d’Europe. Mobilisé bien sûr, mais je n’ai jamais vu le feu. Dans un sens, je le regrette. Peut-être cela aurait-il changé beaucoup de choses ?"

    "Disons que j’ai bouclé la boucle le jour ou j’ai bu l’eau d’un camarade agonisant."
    https://livre1.com/lis/la-chute/chapitre-17/

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